Sommet de l’OCS 2006
De gauche à droite : Islam Karimov (Ouzbékistan), Vladimir Poutine (Russie), Hu Jintao (Chine), Kurmanbek Bakiyev (Kyrgyzistan), Emomali Rakhmonov (Tadjikistan).

La troisième loi du mouvement de Newton dit
qu’« à chaque action, il y a une réaction égale
et opposée ». On peut également l’appliquer en
sciences sociales, en particulier aux rapports
sociaux et à la géopolitique.

L’alliance États-Unis/Royaume-Uni
s’est lancée dans un grand projet visant à
contrôler les ressources mondiales d’énergie.
Ses actions ont entraîné une série de réactions
complexes aboutissant à la création d’une
coalition eurasienne qui se prépare à défier
l’axe anglo-saxon.

L’encerclement de la Russie et de la Chine, échec des ambitions globales anglo-saxonnes

« Aujourd’hui, nous assistons à un usage
extrême, presque sans frein, de la force
militaire dans les relations internationales,
force qui plonge le monde dans
un abîme de conflits permanents. Il en
résulte que nous n’avons pas assez de
force pour trouver une solution globale
à aucun de ces conflits. Il devient également
impossible de trouver un règlement
politique. Nous observons un mépris
de plus en plus grand pour le droit
international. Et les normes légales indépendantes
se rapprochent en fait du
système juridique d’un seul pays. Un
pays, les États-Unis, a outrepassé ses frontières
nationales à tous égards.
 »
Vladimir Poutine à la Conférence de
Munich sur la politique de sécurité [1]

Ce que les dirigeants et hauts responsables
États-uniens appellent « nouvel ordre mondial
 » est ce que Russes et Chinois considèrent
comme un « monde unipolaire ». C’est la
vision, ou l’hallucination, selon la manière de
voir les choses, qui a comblé le fossé entre
Pékin et Moscou.

La Chine et la Russie sont très conscientes
d’être les cibles de l’alliance anglo-saxonne.
Leur crainte commune de l’encerclement
les a rapprochées. Ce n’est pas un hasard
si l’année où l’OTAN bombardait la Yougoslavie,
le président chinois Jiang Zemin et le
président russe Boris Eltsine ont fait une déclaration
commune lors d’un sommet historique
en décembre 1999 qui a révélé que la
Chine et la Fédération de Russie allaient unir
leurs forces pour s’opposer au « nouvel ordre
mondial ». En réalité, les fondements de cette
déclaration avaient été posés en 1996 lorsque
les deux parties avaient exprimé leur opposition
à l’imposition de l’hégémonie mondiale
d’un seul État.

Aussi bien Jiang Zemin que Boris Eltsine
déclarèrent que tous les États nations devaient
être traités de la même manière, jouir
de la sécurité, respecter la souveraineté des
autres, et avant tout ne pas s’immiscer dans
les affaires intérieures des autres États. Ces
propos visaient le gouvernement états-unien et
ses alliés.

Balkaniser la Russie et la Chine

Les Chinois et les Russes demandaient également
l’établissement d’un ordre économique
et politique mondial plus équitable. Ils indiquèrent
que les États-Unis soutenaient des mouvements
séparatistes dans leurs deux pays et
soulignèrent les efforts des États-Uniens pour
balkaniser et finlandiser les pays d’Eurasie.

Des États-uniens influents comme Zbigniew
Brzezinski avaient déjà défendu l’idée d’une
décentralisation et finalement d’une division
de la Fédération de Russie [2].

Chinois et Russes publièrent une déclaration
dans laquelle ils affirmaient que la
mise en place d’un bouclier antimissile international
et la violation du Traité ABM sur
la limitation des systèmes de missiles antimissile
déstabiliseraient et polariseraient le
globe. En 1999, ils étaient conscients de ce
qui se préparait et de la direction prise par
les États-Unis. En juin 2002, moins d’une
année après le déclenchement de la « guerre
globale contre le terrorisme », George W.
Bush annonça que les États-Unis se retiraient
du Traité ABM.

Le 24 juillet 2001, moins de deux mois
avant le 11-Septembre, la Chine et la Russie
signèrent le Traité de bon voisinage, d’amitié
et de coopération. Il s’agit là d’un pacte
– formulé en termes modérés – de défense
mutuelle contre les États-Unis, l’OTAN et
l’alliance militaire asiatique, soutenue par les
États-Unis, qui encercle la Chine.

Le pacte militaire de l’Organisation de
coopération de Shanghai (OCS) est formulé
de la même manière. Il convient également
de signaler que l’article 12 du Traité bilatéral
sino-russe de 2001 stipule que la Chine et la
Russie collaboreront pour maintenir l’équilibre
mondial, respecter « les accords fondamentaux
relatifs à la sauvegarde et au maintien
de la stabilité stratégique » et encourager
« le processus de désarmement nucléaire ». Il
semble qu’il s’agisse ici d’une allusion à la
menace nucléaire que représentent les États-
Unis.

Organisation de coopération de Shanghai
En bleu : pays membres, en vert : pays observateurs.

« Une coalition sino-russo-iranienne » pour barrer la route aux États-Unis et au Royaume-Uni

En réaction aux efforts anglo-saxons en
vue d’encercler et finalement de démanteler la
Chine et la Russie, Moscou et Pékin ont uni
leurs forces et l’OCS a évolué peu à peu pour
devenir une puissante entité internationale au
cœur de l’Eurasie.

Les principaux objectifs de l’OCS sont de
nature défensive. Ses objectifs économiques
sont d’intégrer et d’unir les économies eurasiennes
contre les attaques et les manipulations
de la « trilatérale » États-Unis/Europe de
l’Ouest/Japon qui contrôlent une partie importante
de l’économie globale.

La charte de l’OCS a également été créée,
selon le jargon de la sécurité nationale occidentale,
afin de lutter contre « le terrorisme,
le séparatisme et l’extrémisme ». Les activités
terroristes, les mouvements séparatistes
et les mouvements extrémistes de Russie,
de Chine et d’Asie centrale sont tous
traditionnellement financés, armés et soutenus
clandestinement par les gouvernements
britannique et états-unien. Plusieurs
mouvements séparatistes et extrémistes qui
ont déstabilisé des membres de l’OCS ont
même des bureaux à Londres.

L’Iran, l’Inde, le Pakistan et la Mongolie
sont tous membres observateurs de l’OCS. Le
statut d’observateur de l’Iran est trompeur car
ce pays est membre de facto. Ce statut a pour
but d’occulter la nature de la coopération trilatérale
entre l’Iran, la Russie et la Chine si
bien que l’OCS ne peut pas être diabolisée
comme étant un groupement militaire « anti-américain »
et « anti-occidental ».

Les objectifs déclarés de la Chine et de
la Russie sont d’assurer la continuité d’un
« monde multipolaire ». Dans son ouvrage Le
Grand Echiquier, l’Amérique et le reste du
Monde
paru en 1997, Brzezinski mettait en
garde contre « la création ou l’émergence
d’une coalition eurasienne » qui « pourrait
finalement chercher à défier la suprématie
américaine » [3]. Il appelait cette coalition eurasienne
potentielle « alliance anti-hégémonique
 » et estimait qu’elle serait constituée. « d’une coalition sino-russo-iranienne » et que
son pilier central serait la Chine [4]. Il s’agit de
l’OCS et de plusieurs groupements eurasiens
qui lui sont liés.

Brzezinski met en garde contre une coalition sino-russo-iranienne

En 1993, Brzezinski écrivait : « En évaluant
les options futures de la Chine, il faut aussi
envisager l’éventualité qu’une Chine économiquement
prospère et politiquement sûre
d’elle —mais qui se sent exclue du système
global et décide de devenir à la fois le défenseur
et le leader des États défavorisés du
monde— décide de représenter non seulement
un défi doctrinal évident mais également un
puissant défi géopolitique au monde trilatéral
dominant [États-Unis, Europe occidentale et
Japon]. » [5]

Brzezinski adresse une mise en garde :
« La réponse de Pékin à la remise en question
du statu quo global pourrait être la
création d’une coalition sino-russo-iranienne
 » : « Aux yeux des stratèges chinois,
face à la coalition trilatérale États-Unis/
Europe/Japon, la réplique géopolitique la
plus efficace pourrait bien être d’essayer de
créer une triple alliance associant la Chine
à l’Iran dans la région du golfe Persique
et à la Russie dans celle de l’ex-Union soviétique
[et de l’Europe de l’Est] » [6]. Brzezinski
poursuit en disant que la coalition
sino-russo-iranienne, qu’il appelle « coalition
anti-establishment », pourrait être un
puissant aimant pour d’autres États [p. ex.
le Venezuela] qui sont mécontents du statu
quo
[global] [7].

En outre, Brzezinski écrivait, en 1997, que
« la tâche la plus urgente [des États-Unis]
était de s’assurer qu’aucun État ou groupe
d’États ne devienne capable de chasser les
États-Unis d’Eurasie ou même de réduire
considérablement son rôle décisif d’arbitre.
 » [8]. Il se peut que ses mises en garde aient
été oubliées parce que les États-Unis ont été
chassés d’Asie centrale et que leurs forces armées
ont été expulsées de l’Ouzbékistan et
du Tadjikistan.

Échec des « révolutions de velours » en Asie centrale

L’Asie centrale a été l’objet de plusieurs tentatives
de changement de régime soutenues
par les Britanniques et les États-uniens. Elles
étaient caractérisées par des révolutions de
velours semblables à la « Révolution orange » en
Ukraine [9] et à la « Révolution des roses » en Géorgie [10].

Ces mouvements financés par les États-
Unis ont échoué en Asie centrale sauf au Kirghizistan,
où la « Révolution des tulipes » a été
un succès partiel.

En conséquence, le gouvernement états-unien
a essuyé d’importants revers en Asie
centrale. Tous les dirigeants de la région ont
pris leurs distances par rapport à Washington.

La Russie et l’Iran ont également obtenu
des marchés énergétiques dans la région. Les
efforts des États-Unis, pendant plusieurs décennies,
pour jouer un rôle hégémonique en
Asie centrale semblent avoir été anéantis du
jour au lendemain. Les révolutions de velours
qu’ils soutenaient ont échoué. Les relations
avec l’Ouzbékistan ont été particulièrement
affectées.

L’Ouzbékistan est dirigé par le très autoritaire
président Islam Karamov. À partir du
milieu des années 1990, il fut incité à rejoindre
l’alliance anglo-saxonne et l’OTAN.
Lorsqu’on chercha à l’assassiner, il soupçonna
le Kremlin d’avoir voulu l’éliminer
à cause de sa politique indépendante. C’est
ce qui amena l’Ouzbékistan à quitter l’Organisation
du Traité de sécurité collective
(OTSC). Mais plusieurs années après, Islam
Karamov changea d’avis à propos de ceux
qui cherchaient à l’éliminer.

Organisation du Traité de sécurité collective
En violet : pays membres.

Selon Brzezinski, l’Ouzbékistan représentait
un obstacle important à tout regain d’efforts
de la Russie pour contrôler l’Asie centrale
et était pratiquement insensible aux
pressions russes. C’est pourquoi il était important
de faire de l’Ouzbékistan un protectorat
états-unien en Asie centrale.

L’Ouzbékistan possède les plus importantes
forces armées d’Asie centrale. En 1998,
des manœuvres y furent effectuées avec les
troupes de l’OTAN. Le pays se militarisait
considérablement à l’instar de la Géorgie,
dans le Caucase. Les États-Unis lui apportèrent
une aide financière très importante pour
défier le Kremlin en Asie centrale et participèrent
à l’entraînement des forces armées
ouzbekes.

Au moment du déclenchement de la
« guerre globale contre le terrorisme », en
2001, l’Ouzbékistan, allié des Anglo-Saxons,
offrit immédiatement aux États-uniens
des bases et des installations militaires
à Karshi-Khanabad.

Les dirigeants du pays savaient déjà où allait
mener cette « guerre ». Au grand dam du
gouvernement Bush fils, le président ouzbek
formula une politique indépendante. La
lune de miel entre l’Ouzbékistan et l’alliance
anglo-saxonne prit fin lorsque Washington
et Londres envisagèrent de renverser Karamov.
Il était un peu trop indépendant à leur
goût. Mais leurs tentatives échouèrent, ce qui
entraîna une modification des alliances géopolitiques.

Les tragiques événements d’Andijan, le 13
mai 2005, constituèrent le point de rupture
avec l’alliance anglo-saxonne. La population
d’Andijan fut incitée à affronter les autorités
ouzbekes, ce qui entraîna une violente
répression des manifestants par les forces de
sécurité qui firent de nombreux morts.
Il semble que des groupes armés aient été
impliqués. Les médias états-uniens, britanniques
et européens insistèrent sur les violations
des droits de l’homme sans mentionner
le rôle clandestin joué par l’alliance
anglo-saxonne. L’Ouzbékistan considéra
la Grande-Bretagne et les États-Unis comme
responsables, les accusant d’avoir fomenté la
rébellion.

M.K. Bhadrakumar, ancien ambassadeur
de l’Inde en Ouzbékistan (1995-1998), révéla
que le Hezbut Tahrir (HT) fut un des partis
accusés par le gouvernement ouzbek d’avoir
ameuté la foule à Andijan [11]. Le groupement
était déjà en train de déstabiliser l’Ouzbékistan
et de recourir à la violence. Son quartier
général était basé à Londres et bénéficiait du
soutien des Britanniques. Londres est la plaque
tournante de nombreuses organisations
similaires qui servent les intérêts anglo-saxons
dans différents pays, dont l’Iran et le
Soudan, grâce à des campagnes de déstabilisation.
L’Ouzbékistan a même commencé
à prendre des mesures autoritaires contre les
ONG à la suite des événements tragiques
d’Andijan.

L’alliance anglo-saxonne a appliqué une
mauvaise stratégie en Asie centrale. L’Ouzbékistan
a quitté officiellement le GUUAM,
groupe dirigé contre la Russie et soutenu par
les USA et l’OTAN. Le GUUAM est redevenu
le GUAM (Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan
et Moldavie) le 24 mai 2005.

Le 29 juillet 2005, les GI’s ont
reçu l’ordre de quitter l’Ouzbékistan dans un
délai de 6 mois [12]. On a fait comprendre aux
États-uniens qu’ils étaient devenus indésirables
en Ouzbékistan et en Asie centrale. La
Russie, la Chine et l’OCS se sont associés à
la demande de l’Ouzbékistan. Les États-Unis
ont quitté leur base en novembre 2005.

L’Ouzbékistan a adhéré à nouveau à l’Organisation
du traité de sécurité collective
(CSTO) le 26 juin 2006 et s’est réaligné sur
Moscou. Le président ouzbek est devenu,
avec l’Iran, un fervent partisan de l’idée
qu’il fallait chasser totalement les États-
Unis d’Asie centrale [13]. En revanche, le Kirghizistan
a continué de permettre aux États-uniens
d’utiliser la base aérienne de Manas
mais avec des restrictions et dans une ambiance
d’incertitude. Le gouvernement kirghize
a précisé qu’il ne tolérerait pas que
des opérations militaires ciblent l’Iran depuis
le Kirghizistan.

Source
Horizons et débats (Suisse)

Le présent article est une version abrégée de « The Sino-Russian Alliance : Challenging America’s Ambitions in Eurasia », publié par le Center for Research on Globalization.

[1Extrait de « La gouvernance unipolaire est illégitime et immorale », par Vladimir V. Poutine, reproduit par Réseau Voltaire le 13 février 2007.

[2« La stratégie anti-russe de Zbigniew Brzezinski », par Arthur Lepic, Réseau Voltaire, 22 novembre 2004.

[3Zbigniew Brzezinski, Le Grand Echiquier, l’Amérique
et le reste du monde
, Hachette Littératures,
2000, p. 198

[4Ibid.
Brzezinski se réfère à une coalition sino-russo-iraniennne
comme « contre-alliance », p. 116

[5Zbigniew Brzezinski, Out of Control : Global Turmoil
on the Eve of the 21st Century
, NYC New
York, Charles Scribner’s Sons Macmillan Publishing
Company, 1993, p. 198

[6Ibid.

[7Ibid.

[8Zbigniew Brzezinski, Le Grand Echiquier, p. 198

[9« Washington et Moscou se livrent bataille en Ukraine », par Emilia Nazarenko et la rédaction ; « Ukraine : la rue contre le peuple », Réseau Voltaire, 1er et 29 novembre 2004.

[10« Les dessous du coup d’État en Géorgie », par Paul Labarique ; « Colin Powell inaugure la Géorgie » ; « Manifestations à Tbilissi contre la dictature des roses » ; Réseau Voltaire, 7 et 26 janvier 2004, 30 septembre 2007.

[11M.K. Bhadrakumar, « The lessons from Ferghana »,
Asia Times, 18/5/05)

[12Nick Paton Walsh, « Uzbekistan kicks US out of military
base », The Guardian, 1/8/05

[13Vladimir Radyuhin, « Uzbekistan rejoins defence
Pact », The Hindu, 26/6/06