Il faut reconnaître que la Suisse possède une agriculture écologique de haut niveau à laquelle la population est très attachée. Notre système de paiements directs nous permet d’encourager l’agriculture écologique, ce qui a conduit une majorité de paysans à mettre sur le marché d’excellents produits. La notion de multifonctionnalité (élaborée dans le cadre du round de l’Uruguay [GATT]) nous permet de justifier nos aides directes à l’agriculture et de protéger celle-ci dans une certaine mesure.
Est-ce un modèle ? Malheureusement pas car l’évolution de la situation montre ceci : tandis que la multifonctionnalité joue ces derniers temps un rôle important dans le débat scientifique et politique, la vocation historique centrale de l’agriculture, la production d’aliments, perd de plus en plus de terrain.
La plupart du temps, la multifonctionnalité est conçue aujourd’hui comme un ensemble d’activités parallèles : production de nourriture, entretien du paysage, « peuplement décentralisé », mais en réalité notre mission principale est la production d’aliments et toutes les autres activités lui sont subordonnées. En produisant des aliments, nous entretenons le paysage, garantissons le peuplement décentralisé, etc.
Cette dissociation entre l’entretien du paysage et la production de nourriture est demandée par l’économie qui veut accélérer le changement structurel. Dans le monde entier, la société industrielle abandonne quotidiennement des millions de paysans comme des vestiges du passé devenus inutiles car aujourd’hui la devise est : moins il y a de paysans, mieux ça vaut. Un pays apparaît d’autant plus développé qu’il s’éloigne de la situation d’Etat agricole. Plus une société s’est éloignée des sources de sa culture paysanne, plus son niveau de développement est jugé élevé.

Nous devons exiger la souveraineté alimentaire également pour nous

On cherche d’autres moyens d’employer ceux qui ont abandonné l’agriculture. Ainsi, la Chambre autrichienne de l’agriculture organise une formation de 10 jours destinée à faire des paysans des « gardiens du paysage » et lorsque chez nous un agriculteur travaille comme gardien du terrain qu’il a vendu et dont on a fait un green, on dit : comme c’est bien qu’il puisse continuer d’exercer son métier ! On ne se demande guère, semble-t-il, quelle somme de savoir paysan disparaît ainsi et quel est le rythme du phénomène.

Je constate avec une vive inquiétude une division au sein de l’agriculture suisse : il y a d’une part les paysans qui produisent (veulent produire) toujours davantage et toujours meilleur marché et ceux qui ne font (presque) plus que de l’« entretien du paysage ». Les exploitations doivent s’agrandir, les surfaces s’étendre afin de pouvoir être cultivées avec des machines de plus en plus grosses. Ce ne sont pas seulement les milieux économiques mais les paysans qui veulent des troupeaux plus importants ou l’abolition de la loi sur l’aménagement du territoire et de celle sur le droit foncier rural. Et on retire de la production agricole de plus en plus de terres afin, par exemple, d’importer du fourrage bon marché. Beaucoup de paysans ignorent ici que ce fourrage vient souvent de pays du Sud et qu’il est produit au détriment de la nourriture de la population locale.
En ce qui concerne l’agriculture et l’alimentation, le XXIe siècle entrera dans l’histoire non seulement en raison du caractère bon marché des produits mais également de la centralisation de la production, de la transformation et du commerce. L’approvisionnement de l’humanité en produits alimentaires est entre les mains d’un petit nombre de grandes multinationales. La vente passe de plus en plus par des supermarchés toujours plus grands, les voies de transport ne cessent de s’allonger et les consommateurs perdent de plus en plus rapidement le contrôle de leur alimentation. Cette évolution menace considérablement la sécurité alimentaire.

Quand les médias parlent d’agriculture, ils la présentent comme si elle était le problème des paysans, mais savoir quels aliments nous consommerons demain n’est pas le problème des paysans mais un défi posé à la société tout entière. On ne peut pas dissocier l’agriculture de l’alimentation. Nous devons réussir à responsabiliser les consommateurs, à mieux les associer au débat sur l’agriculture.
La souveraineté alimentaire est presque toujours abordée uniquement en relation avec les pays en développement. Mais nous devons l’exiger également pour nous et, dans ce contexte, nous devons aussi poser la question des paiements directs et nous efforcer d’arriver à des prix authentiques pour nos produits alimentaires. Nous devons être conscients que moins les paysans seront considérés comme des producteurs de nourriture, moins on sera favorable aux aides directes.
Il résulte de tout cela que nous avons besoin :
– d’une solidarité avec les paysans du monde entier et d’une meilleure collaboration avec les consommateurs au sein du pays ;
– d’une nouvelle solidarité entre les paysans suisses. Au lieu de fomenter des guerres de tranchées, nous devons nous battre ensemble pour notre agriculture. Il faut de toute urgence que les paysans complètent leur formation afin de mieux comprendre les évolutions internationales ;

La sécurité alimentaire pour tous ne pourra se réaliser que si les gens prennent leurs responsabilités au sein des économies locales et nationales et si les paysans aussi bien que les consommateurs s’investissent en faveur du maintien de la régénération des eaux, des terres et des autres ressources vitales.

– de comprendre que nous – également les agriculteurs bio – devons consacrer l’essentiel de nos forces non pas à conquérir de nouveaux marchés à l’étranger mais à développer – avec les consommateurs – de nouvelles formes d’agriculture raisonnée pour le marché intérieur. C’est le seul moyen de sauvegarder à longue échéance l’agriculture paysanne ;
– de maintenir de bons rapports avec notre Office fédéral de l’agriculture et de chercher ensemble des solutions aux problèmes de demain, par exemple l’augmentation des épizooties dans le monde globalisé et l’insécurité alimentaire provoquée par le boom des agrocarburants ;
– d’utiliser la mondialisation – et c’est ­capital – pour coordonner et renforcer la lutte des paysans en faveur de la souveraineté alimentaire et contre la faim dans le monde car il n’y a pas de sécurité alimentaire globale. La sécurité alimentaire pour tous ne pourra se réaliser que si les gens prennent leurs responsabilités au sein des économies locales et nationales et si les paysans aussi bien que les consommateurs s’investissent en faveur du maintien de la régénération des eaux, des terres et des autres ressources vitales, s’ils se sentent responsables de la quantité, de la qualité, de la répartition et de la consommation des produits alimentaires. Cela vaut aussi bien pour le Sud que pour le Nord. •

Source
Horizons et débats (Suisse)

Source : Swissaid, conférence « La diversité de la paysannerie contre la faim » organisée à l’occasion de la Journée mondiale de l’alimentation, Olma de St Gall, 16/10/07