Ayant grandi à l’Ouest, dans une Allemagne divisée, l’Est de notre pays nous était étranger. Enfants de l’Après-guerre, nous n’avions aucune relation avec les habitants de la RDA et nous nous étions faits depuis longtemps à la division du pays. La chute du Mur et surtout la réunification nous ont complètement surpris. Nous commençions à nous occuper de nos voisins encore inconnus, des mauvais côtés du système de la RDA, mais également de ses côtés positifs, c’est-à-dire de ce que les gens avaient accompli pour vivre dans ce système ou malgré celui-ci. Nous voulions faire avant tout la connaissance de ces êtres. Nous raconterons dans une série à parution irrégulière des histoires comme nous les avons vécues, entendues et vues. Cette fois, notre destination est la Saxe.

Nous passons près de Hof et traversons l’ancienne frontière en direction de la Thuringe. Bien sûr, on ne remarque plus rien de la frontière. Les autoroutes ont été parfaitement ­aménagées. Nous apprendrons qu’autrefois, avant la réunification, Hof était réputé être un village triste, personne ne voulait y aller parce que là-bas, c’était « le bout du monde », si proche de la « zone frontière ». Aujourd’hui, le village se trouve de nouveau en plein milieu de l’Allemagne.

A côté des autoroutes se trouvent de grands centres commerciaux et de maisons de vente par correspondance comme Lidl, Aldi, Quelle etc. Près de Zeitz au sud de Leipzig, le plus grand producteur européen de bioéthanol fait de la publicité au bord de l’autoroute : « Essence bon marché ». Il fait partie du groupe Südzucker SA, un des plus grands cartels agroalimentaires de l’Allemagne de l’Ouest, dominant le marché européen dans le domaine du sucre. Cette usine produit par année un million de mètres cubes de carburant principalement extraits de 700 000 tonnes de blé. Qui s’étonne que les prix des aliments augmentent ? L’UE et le gouvernement fédéral encouragent cela. Toutes les autres grandes chaînes commerciales, que nous avons vues, viennent également de l’Ouest. Doivent-elles appporter aux nouveaux Länder allemands des paysages florissants ?

Vivre de son jardin – la fille au Canada

D’abord, nous allons dans une petite ville située entre Dresde et Leipzig. Nous sommes accueillis cordialement par Monsieur Zimmer dans un joli appartement de vacances bien entretenu. Madame Zimmer a posé sur la table des dahlias fraîchement cueillis. ­Monsieur Zimmer a bâti lui-même cet appartement pour sa fille. Mais, elle a émigré avec le beau-fils au Canada. Il a trouvé du travail là-bas. De la fenêtre, nous apercevons un gigantesque jardin avec des parterres de lé­gumes bien entretenus. On peut encore récolter des choux, de la salade, des tomates, des raves et des raisins. Il y a deux serres, une rangée d’arbres fruitiers et des dahlias et des asters aux couleurs automnales écla­tantes. Devant les cages à lapins, de grands filets de noix à sécher sont suspendus, à un autre endroit pendent des filets de diverses couleurs contenant des oignons et des aïls. Des ­caisses remplies de pommes sont empilées les unes sur les autres. Les Zimmer sont, à juste titre, fiers de leur jardin. La vieille cabane derrière la maison a été soigneusement rénovée et abrite une menuiserie de bricoleur bien ­équipée et un entrepôt de fruits et lé­gumes.
En se promenant à travers le village et plus tard dans d’autres villages, nous voyons beaucoup de jolis jardins de légumes, de fruits et de fleurs. Dans les villes également, il y a de nombreuses colonies de jardins d’ouvriers bien entretenus, dans lesquels on cultive des légumes et des fruits. Un électricien, qui travaille près de Nuremberg et qui ne peut rentrer chez lui que les fins de semaines, nous déclare : « Si je ne reçois pas de pension, nous pourrons vivre intégralement de nos animaux, de notre grand jardin et de notre parcelle de forêt ». Il vit à Bad Muskau en Saxe à la frontière polonaise.

Notre premier domicile de vacances se trouve au bord d’un lac admirable ; une île, qui est une zone protégée pour les oiseaux, est située au milieu de celui-ci. On entend de splendides chants d’oiseaux et l’on voit une belle lumière de coucher de soleil. Nous apprenons qu’on pêche dans le lac. Ce week-end, il y aura un grand repas de perches. Ce sera l’occasion pour une grande foire populaire avec une fête foraine géante. Les forains arrivent cette nuit et comme toujours depuis des décennies, ils commencent à monter les manèges, les roues géantes et les baraques pour ce week-end. Cependant, la fête n’aura jamais été aussi grande que cette année. Nous avons déjà aperçu la charpente d’une tente gigantesque. On attend 100 000 personnes. Tous veulent manger de la perche. Pourtant, nous apprenons discrètement que les lacs d’ici n’en donnent pas autant. Les perches sont importées par tonnes de la République tchèque. (Ce n’est pourtant pas une spécialité de l’Est : on a entendu dire la même chose à propos des féras du Lac de Constance). Nous espérons que le village profitera certainement de cette foire. On nous explique que malheureusement non, car une entreprise extérieure encaisse une grande partie de l’argent. La commune exige même des droits d’étalage bien en dessous du tarif normal. Cependant, on ne veut rien nous dire sur les raisons de tout cela.

Maintenant, il est 9 heures du soir. Il fait sombre et nous avons faim. Dans cette petite ville étrangère, nous nous fatiguons les pieds à la recherche d’un restaurant. La plupart sont fermés. Celui de la gare – il y a longtemps que celle-ci n’existe plus, seulement le restaurant qui en fait partie – est encore ouvert. Nous nous demandons s’il est bien. Nous essayons. Nous en ressortirons qu’à minuit, rassasiés et avant tout incroyablement enrichis par des sentiments humains. Nous sommes ce soir les seuls clients. Le couple restaurateur nous sert et nous prépare la cuisine. Le bon repas calme nos estomacs et nous entamons facilement une conversation avec nos hôtes. Tous deux sont des êtres très ouverts et chaleureux. A la fin, nous nous retrouvons assis dans le salon près du nouveau poêle en faïence et nous nous animons au cours de notre entretien spontané, franc, chaleureux et informatif.

Peu à peu, nous apprenons que cette famille vit dans des conditions existentielles très difficiles : tous deux ont fait des études, mais après la réunification, ils se retrouvent sans emploi. Ils ont deux enfants qu’ils ­doivent nourrir et qui ont besoin d’une formation. Que faire ? Ils débutent d’abord avec un restaurant à service rapide. Ensuite, ils transforment la petite auberge parentale et ouvrent un restaurant qui avait servi pendant des années à d’autres fins. En outre, ils offrent leurs services pour des travaux de concierge de toute sorte. Le couple ouvre deux entreprises simultanément : une pour lui – les travaux de concierge – une autre pour elle – le restaurant. Tous deux travaillent main dans la main et s’aident mutuellement. Lorsque quelques jours plus tard, le restaurant sera plein, le fils aidera également à servir. Le combat pour subsister est dur : il n’y a presque pas de week-ends ou de congés. Ils ne peuvent pas se payer d’employés car tout l’argent irait dans leurs salaires, il ne resterait plus rien. Il est étonnant que tous les deux aient malgré tout gardé leur humour, leur savoir-vivre et aussi leur sens de la famille. Les deux fils tiennent à eux. L’un des deux fait un apprentissage en tant qu’armurier en Autriche – fusils de chasseur, ­pièces militaires pour les musées, fabrication et restauration. Pendant notre présence, il a téléphoné pour annoncer sa visite pour le week-end prochain.

Il a une situation difficile. La formation d’armurier est exigeante. En comparaison avec ses collègues, il est sur le plan scolaire très en retard, car le niveau du système allemand a bien baissé. Il doit rattraper beaucoup à côté, mais il tient bien le coup. Après l’apprentissage, il veut aller à Londres ou en Suisse pour approfondir ses ­connaissances dans son métier. La mère préfèrerait qu’il aille en Suisse, ce n’est pas si loin et la famille pourrait se retrouver de temps en temps. Même maintenant, le couple suit de près son chemin professionnel et se tient à ses côtés pour le conseiller et l’aider.
De plus, nous apprenons qu’un chasseur américain qui veut avoir un bon fusil se le procure en Autriche ou en Suisse. Travail de précision.

L’école après la réunification : le grand souci des parents

Après la famille, nous en venons au sujet principal de la soirée : les réformes scolaires dans les nouveaux Länder allemands après la réunification. Presque tous ceux avec qui nous parlerons aborderont ce thème, tellement ils sont préoccupés par ce qui se passe avec la jeunesse. Nos hôtes nous décrivent l’enseignement comme étant sans structure. La transmission des bases se fait à peine, les élèves sont trop peu initiés à l’apprentissage, à la réflexion logique et au travail. Autrefois, ils avaient encore appris et s’étaient exercés de manière systématique à l’analyse de textes en utilisant le marqueur et le crayon pour ­prendre des notes er souligner ce qui est important. Aujourd’hui, cela n’est plus transmis.

Les rapports comparatifs ne sont plus enseignés de façon systématique. Si quelqu’un a des problèmes en lecture et en orthographe, on diagnostique simplement une dyslexie et cela en reste là. Cette difficulté n’est pas abordée systématiquement.

Ils comparent naturellement avec la situation en ex-RDA : si un élève n’arrivait pas à suivre, l’enseignant s’asseyait l’après-midi avec lui et cherchait à savoir où se trouvait le problème. Etait-il dans l’emploi des minuscules et des majuscules ou dans la compréhension de textes ? A partir de là, il faisait s’exercer l’élève, lui faisait approfondir ses connaissances et combler ses lacunes. Le père déplore que maintenant deux générations d’élèves aient été abêties, qu’elles n’auraient plus appris à penser logiquement, qu’elles n’auraient plus de notions, qu’elles ne pourraient plus rien retenir. Par exemple, l’erreur ne leur sauterait pas aux yeux lorsque, dans un devoir de physique, les élèves obtenaient comme résultat qu’on avait fait sauter seulement 5,6 mètres cubes de rochers pour pouvoir construire le tunnel du Gotthard.

Un exemple : leur fils de 15 ans avait une note insuffisante en chimie, deux semaines avant un examen important. Il devait apprendre, mais il ne savait pas comment et par où commencer. Les parents ont alors engagé une enseignante à la retraite pour l’aider. Elle a regardé exactement où sont ses lacunes et examiné les cahiers et a déclaré que le contenu de ceux-ci ne permettait pas de comprendre. Elle a ressorti les anciens manuels scolaires et a travaillé avec le fils. Elle lui a expliqué, lui a fait approfondir ses connaissances et apprendre et l’a questionné. Il a réussi l’examen avec une note satisfaisante. Les enseignants de son école lui ont demandé où il avait pris des cours de soutien. Ce fils aussi a déjà effectué un stage professionnel à l’étranger, en Alsace, en tant que cuisinier.

Toute la famille est un exemple éclatant contre l’affirmation selon laquelle les Allemands de l’Est ne prendraient pas d’initiative, ne mettraient pas la main à la pâte, ne seraient pas flexibles et auraient une mentalité d’assistés. La plupart des personnes avec qui nous nous sommes entretenus ont exprimé un peu plus tard que ces préjugés arrogants les affectaient beaucoup.
La mère est – malgré une vie certainement pas toujours facile – heureuse de vivre, énergique, la famille est tout pour elle. En même temps, elle est éveillée, elle s’intéresse aux autres, a une flexibilité d’esprit et est pleine d’humour et ouverte. Lui est plus calme, néanmoins tout aussi soucieux de ses enfants, et il veille à ce que sa femme se repose quelquefois et se fasse plaisir à elle-même. Il suit tout aussi attentivement le développement au niveau politique et scolaire. Il déclare que pour maîtriser sa vie, il a acquis beaucoup d’aptitudes non pas pendant ses études d’installation et de construction mécanique mais « en observant les activités des autres ».
A côté de son travail de chauffagiste et d’installateur, il fait la cuisine dans le restaurant de sa femme. Dans le salon, il a lui-même installé le grand poêle de faïence dont il n’utilise pas seulement la chaleur pour chauffer la pièce mais aussi l’eau courante qui passe par le poêle. Ainsi, avec en plus le capteur solaire qu’il a lui-même installé sur le toit, il y a toujours de l’eau chaude. Aucun Souabe – connus dans le domaine de la construction de maisons – ne pourrait faire mieux.
Nous rencontrerons encore quelques personnes et familles dotées d’une telle énergie, d’un tel courage et d’un tel esprit d’innovation. Toutefois, nous n’aurions jamais cru que la première station de notre voyage serait aussi enrichissante. •