Le débat de l’Assemblée nationale sur l’ouverture des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne s’est avéré dérisoire en raison d’un hémicycle déserté faute de vote final et confus. Le discours du Premier ministre n’a rien fait pour lever l’ambiguïté de la position de la France. Le président de la République a, lui aussi, tenu à multiplier les propos apaisants à l’intention des Français, qui sont inquiets de la perspective de l’entrée dans l’Union européenne d’un État dont 97 % du territoire s’étend en Asie mineure, et dont la population de 70 millions d’habitants dispose d’un revenu moyen égal à 25 % de celui de l’Union. Il affirme fréquemment que l’adhésion de la Turquie se fera dans longtemps, mais il s’est déjà prononcé pour un "oui" de principe à l’adhésion turque.
La possibilité d’une adhésion turque a été décidée au sommet d’Helsinki en 1999 et on a accordé un grand avantage à la Turquie en fermant délibérément les yeux sur : sa situation géographique, son poids démographique, ses spécificités culturelles et sociales. La question de l’adhésion turque n’a jamais été débattue au Parlement. En décembre 2002, le Conseil européen décida que, selon l’avis de la Commission, « si la Turquie satisfait aux critères de Copenhague, l’UE ouvrira, sans délai, les négociations d’adhésion avec ce pays ». Il s’agit là d’un " oui " déguisé qui oublie la question essentielle : La Turquie a-t-elle vocation à entrer dans l’Union européenne ? On pourrait la remplacer par : la Turquie satisfait-elle aux critères de Copenhague ? On dissimule ce " oui " derrière la prétendue possibilité de refuser l’adhésion turque au terme des négociations. On sait que, pas plus que pour les autres candidats, on ne refusera l’entrée de la Turquie au bout de la négociation. C’est pourquoi l’évocation d’un référendum obligatoire pour la ratification par la France du traité d’adhésion de la Turquie à l’UE apparaît comme une mascarade : après dix ou quinze ans de négociations et d’efforts de la Turquie, il sera impossible de dire "non" à ce pays sans déclencher une crise diplomatique grave. En vérité, c’est en décembre que le pas décisif sera franchi. C’est pourquoi la question de l’accord de la France pour l’ouverture des négociations doit être posée aujourd’hui au Parlement.
Si cette question n’est pas tranchée, il y a lieu de craindre que, exaspérés par la perspective de l’élargissement de l’Union jusqu’aux frontières de l’Arménie, de l’Irak, de l’Iran, de la Syrie, les Français se sentent abusés et rejettent le Traité constitutionnel pour exprimer leur refus de l’entrée de la Turquie dans l’Union. Jacques Chirac s’était indigné de ce que le président George W. Bush se fasse le premier champion de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Il aurait été avisé de s’interroger plus avant sur cette insistance qui cache une volonté d’empêcher la naissance d’une Europe puissante.

Source
Le Monde (France)

« Turquie : paroles, paroles… », par Robert Badinter, Le Monde, 22 octobre 2004.