Parmi toutes les raisons de se prononcer en faveur d’une adhésion de la Turquie à l’Europe, l’une au moins ne laisse personne tout à fait insensible : parmi les grandes nations, seule la Turquie est en position de faire valoir qu’on peut être un pays laïque, démocratique et cependant musulman. Si la Turquie respecte les critères d’adhésion et que nous l’intégrons à l’Union européenne, cette réalité sera prouvée par les faits.
Il n’est plus possible depuis 1999 d’envisager une troisième voie entre le " oui " et le " non ", soit un partenariat privilégié : qu’on les approuve ou qu’on les regrette, des promesses ont été faites et il n’est plus temps de revenir en arrière. Le débat français provoque d’ores et déjà de terribles dégâts en Turquie où nos « amis » atlantistes distillent un message dont la teneur est à peu près celle ci : "« Vous croyez que les Français vous aiment parce qu’ils se sont opposés aux Américains sur l’Irak. Détrompez-vous : ils sont guidés par la lâcheté, l’égoïsme et le mépris. Voyez la loi sur le voile, voyez leur attitude envers la Turquie... ». Ce discours est peut-être faux, mais il n’en est pas moins dévastateur. En outre, le débat français navigue en permanence entre l’inavouable et l’incohérent.
Contre l’entrée de la Turquie, on invoque en effet deux types d’arguments. Les uns sont liés à la nature réelle ou supposée du pays candidat (invocations pèle mêle de la torture, des droits des femmes, de la religion, de la non-reconnaissance du génocide arménien, de la situation économique, démographique, voire d’une prétendue « barrière culturelle »). Sauf à flirter avec le racisme, on remarquera que rien dans ces réserves n’est insurmontable au terme d’un long processus de négociation. C’est pour cette raison que selon d’autres l’argument repose sur la conception de l’Europe qu’on veut aujourd’hui privilégier : on ne pourrait laisser adhérer la Turquie par essence, quels que soient les critères qu’elle respecte pour des raisons géographiques, historiques, sociologiques - voire « anthropologiques » (sic !) - qui font, à leurs yeux, de la Turquie un élément « indigeste » pour l’Union européenne. C’est l’argumentaire privilégié par l’UDF. L’idée est que l’Europe doit rester une entité homogène sur le plan culturel et historique si elle veut devenir une puissance politique capable de discuter d’égal à égal avec les États-Unis et la Chine. Vouloir faire de l’Europe davantage qu’une zone de libre-échange est légitime, mais faire reposer cette exigence sur le postulat d’une identité culturelle et historique commune constitue une erreur colossale, tout à la fois sur la Turquie et sur l’Europe. Notons en effet que la culture allemande n’est pas plus étrangère à la culture française que ne le serait la culture turque. Ensuite, il faut remarquer que la construction européenne n’est pas la construction d’une « grosse nation ». L’Union européenne vise, en s’inspirant de l’idéal anticommunautariste des Droits de l’homme, tout à la fois au respect absolu des identités nationales et à leur dépassement radical dans un projet politique et constitutionnel résolument volontariste.
Le fait que des responsables censés incarner l’idéal européen puissent commettre une telle bévue en dit long sur leurs arrière-pensées politiciennes. Gageons que l’opinion publique, une fois éclairée, saura les faire revenir à la raison.

Source
Le Monde (France)

« Le "non" serait une colossale erreur », par Luc Ferry, Le Monde, 22 octobre 2004.