Les États-Unis et Israël sont des épouvantails inspirés par des haines fondamentales. J’en compte, d’ailleurs, trois : les Juifs, les Américains et les femmes. La haine des femmes est la plus ancienne et la plus constante, avec des retours de flamme d’une actualité consternante, on l’a vu avec les premiers actes de la révolution islamique, même si cette haine n’est pas propre aux musulmans. Ces jours-ci, en Iran, une gosse de 13 ans est condamnée à être lapidée pour relations sexuelles illicites, son exécution suspendue ne tient qu’au fil ténu de rares protestations. Dans toute haine, il y a le risque d’une escalade paroxystique et les intellectuels ne sont jamais restés insensibles aux sirènes perverses qui chantent l’homicide suicidaire. L’après-68 avait montré que des intellectuels pouvaient chanter les louanges du terrorisme. On retrouve cette tendance aujourd’hui, et baptiser "résistance" la décapitation filmée d’otages est l’indice inquiétant d’une baisse sans précédent du seuil d’intolérance face à la barbarie. Il est malheureux de voir que l’Occident ne parvient pas à se rassembler autour de la lutte contre le terrorisme.
Jusqu’au 10 septembre 2001, la faculté de faire sauter la planète demeurait propriété privée de quelques supergrands nucléaires, qui se disciplinaient par dissuasion réciproque. Depuis le 11 septembre, chacun peut préméditer sans trop d’imagination quelque épouvantable carnage, mais on tente de camoufler l’ampleur de la menace pour se rassurer. Il est toutefois abusif de parler d’esprit " munichois ", Hitler était une bien plus grande menace que le terrorisme irakien et il suffirait de peu pour que, avec l’aide de l’Allemagne et de la France, on voit apparaître les conditions requises pour l’organisation d’élections honnêtes en Irak, comme elles ont eu lieu en Afghanistan. Mais la meilleure façon de se rassurer est de se convaincre que la victime est le bourreau et c’est ce qui explique le succès de la thèse Michael Moore : l’Amérique est responsable de tout ! L’antiaméricanisme assume clairement, dans la psyché mondiale, une fonction rassurante. Une fois viré George W. Bush, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes multipolaires, sage et pacifique comme chacun veut s’en persuader. Bel exercice d’exorcisme.
Nous sommes passés de l’ère de la bombe H à l’ère de la bombe humaine et le champ de bataille est l’opinion publique, soit elle cède à la panique soit elle résiste. La bombe humaine carbure à la haine, il s’agit d’une décision personnelle, pas d’une réaction à une cause extérieure. L’Amérique a compris que ni le pacifisme, ni la diplomatie ne permettait de faire face à cette menace. La haine de l’Amérique est le plus petit dénominateur commun du fanatisme contemporain et les deux tiers de l’humanité se sont convaincus que l’Amérique a " la rage ". À ce titre, on accuse les néo-conservateurs d’une dérive alors que ce groupe est mal identifié et partiellement fantasmé. Constatons plutôt que l’Amérique a été la première à tirer les conséquences des succès comme des échecs de l’intervention en Irak, à reconnaître que la guerre au terrorisme s’inscrivait dans la longue durée et qu’elle serait aussi une bataille des idées. S’il suffit, pour être néo-conservateur, de tenir compte du principe de réalité, de modifier sa conduite en fonction des expériences douloureuses et de s’apercevoir enfin que le communisme n’est pas la voie du paradis, mais celle de l’enfer... Alors je suis depuis des décennies néo-conservateur sans le savoir, comme Vaclav Havel et tous ces intellectuels de gauche des pays de l’Est qui ont rejeté le communisme, mais aussi d’hommes et de femmes qui, dans des situations historiques très diverses, ont dû affronter la réalité en ne comptant que sur leurs propres forces, sans l’aide de la " conscience mondiale ".
Le problème de l’Europe aujourd’hui n’est pas, comme le croit Bob Kagan, un manque de virilité, mais un manque de compréhension de la menace, une croyance en son invulnérabilité identique à celle des États-unis avant le 11 septembre. Elle croit être une bienheureuse île post-historique et elle oublie le combat pour la liberté qui l’a fondée après la Seconde Guerre mondiale. C’est ce qui amène l’Europe à ne pas vouloir de la guerre contre Saddam Hussein ou à ne pas condamner Vladimir Poutine. Par contre, derrière son antisionisme, elle cache la haine du Juif.

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« L’antiaméricanisme a une fonction rassurante », par André Glucksmann, Le Figaro, 25 octobre 2004. Ce texte est adapté d’une interview.