Le vice-amiral John Michael McConnell, directeur national du renseignement des États-Unis, répondant à des questions de parlementaires (ici le 27 février 2007).

La publication a eu lieu alors que des problèmes cardiaques clouaient une fois de plus le vice-président Cheney sur un lit d’hôpital. Dans la coulisse, un combat acharné a opposé les « réalistes » et le noyau néo-consevateur qui, avec le Likoud, a effectué une escalade belliqueuse, espérant profiter d’un nouvel ordre au Proche-Orient.

Quels sont les protagonistes états-uniens ?

Parmi les auteurs figurent des membres de l’Iraq Study Group qui gravitent autour de James Baker, l’ancien ministre des Affaires étrangères du père de l’actuel président, George Bush. Ce sont non pas des apôtres du droit des gens, mais des hommes de pouvoir, non fixés sur une idéologie néo-conservatrice à la Strauss, donc plutôt pragmatiques et dépourvus de liens amicaux avec Tel-Aviv.

Robert Gates, ministre de la défense, en fait partie. L’ancien deuxième homme de la CIA – qui était par exemple à Genève le jour de l’assassinat d’Uwe Barschel le président du land de Schleswig-Holstein (1987) – était secrétaire de l’Iraq Study Group et a remplacé Donald Rumsfeld après son éviction par le groupe Baker. Y participe aussi l’amiral William J. Fallon, qui dirige actuellement l’US-Central Command, couvrant le Proche et le Moyen-Orient, l’Irak et l’Afghanistan. Il avait annoncé que lui et son état-major se retireraient si on leur commandait d’entrer en guerre ­contre l’Iran. Le général d’aviation Michael V. Hayden, directeur actuel de la CIA, fait aussi partie de ceux qui veulent à tout prix empêcher une guerre contre l’Iran.

Accepter les accords secrets avec l’Iran et la Russie

Selon des sources russes dignes de foi, Gates, ministre de la défense des États-Unis, a rencontré à Katar Mahmud Ahmadinejad, président de l’Iran, en marge de la récente conférence du Conseil de Coopération du Golfe. Un traité de non-agression aurait été signé entre les Gardes de la révolution et les forces armées des États-Unis. Fait intéressant, les va-t-en-guerre états-uniens avaient taxé ces dernières semaines les Gardes iraniennes de la révolution, formation militaire complétant l’armée régulière, d’« organisation terroriste ».

Quelques heures seulement après la conclusion de cet accord secret, le Pentagone et la CIA auraient transmis aux médias le rapport NIE sur le programme nucléaire iranien, considéré jusqu’alors comme « top secret », le vice-amiral John Michael McConnell, directeur de « National Intelligence », ayant déclaré lors de sa comparution récente devant le Sénat que les conclusions ne seraient pas rendues publiques.

Et le spécialiste français de stratégie François Heisbourg de constater que l’option militaire était non seulement radiée de l’ordre du jour, mais jetée par la fenêtre.

Fidèle à sa rhétorique, le président iranien a parlé d’un « tir politique à bout portant » contre la fraction belliciste des États-Unis.

Constatant que « l’Iran n’a pas l’intention de se forger des armes nucléaires », les ser­vices de renseignement entravent tous les efforts de la propagande israélo-US. En 2003, des informations inventées par des services de renseignement avaient précipité le monde dans la guerre d’Irak. On se souvient des mensonges du ministre des ­Affaires étrangères des États-Unis, Colin Powell, devant le Conseil de sécurité à propos des armes de destruction massive et des laboratoires biologiques sur camion de Saddam. Contrit, il a parlé ultérieurement de la plus grande faute de sa carrière. Les auteurs du rapport NIE ont donc prévenu une nouvelle instrumentalisation de leurs services.

Aucun arrêt de l’alarme, profiter de la pause nucléaire

Si la publication n’arrête pas le signal d’alarme, elle permet au monde de respirer encore.

Ni la situation économique ni la situation militaire ne tolèrent de nouvelle guerre. Le temps d’arrêt pourrait durer environ un an et ne portera ses fruits que si les néo-conservateurs sont contenus et que le droit international public se confirme comme cadre des relations entre pays.

Créer de concert une situation empêchant la guerre

La situation des États-Unis est lamentable. En Irak, l’évolution désespérée est maquillée. La troupe menace de se soulever, le matériel est usé. Les Britanniques de Basorah se sont retirés dans une citadelle de véhicules à l’aérodrome ; à Bagdad, les États-uniens ont tant soudoyé les chefs de clans que ceux-ci ne savent pas où acheter assez d’armes qu’ils utiliseraient ultérieurement contre leurs donateurs.

En Afghanistan aussi – où les troupes de l’OTAN mènent leurs premiers combats au sol – elles contrôlent de moins en moins la situation. Les Afghans font ce qu’ils ont toujours fait lors d’un envahissement de leur pays : ils se battent et ils le font bien. Il est bon que la Suisse ait retiré récemment les officiers qui s’y trouvaient dans le cadre de l’Isaf, leur action « ne conduisant plus à la paix, mais se transformant de plus en plus en combats imposant la paix ». Le Pakistan, corridor assurant le ravitaillement de l’OTAN, est ­proche de l’insurrection. S’il se ferme, l’OTAN est quasiment prise au piège. Un pont aérien permettrait-il aux États-Unis de se procurer assez de ravitaillement ? A Stalingrad, Göring avait trop promis à Hitler.

La Russie, la Chine et l’OCS

Les Russes ont souvent insisté – en dernier lieu lors de la visite historique de Poutine à Téhéran – sur le droit inaliénable de l’Iran, en vertu du droit international, à l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Poutine n’a pas non plus laissé de doute sur le fait que l’expansion de l’OTAN dans les anciens satel­lites du Pacte de Varsovie ne serait pas tolérée, tout comme le stationnement d’armes anti-­missiles en Pologne et en République tchèque ainsi que l’indépendance du Kosovo conformément au plan Atthisari. La Russie a joué des muscles de manière impressionnante. La flotte a pris de nouveau position dans l’Atlantique et la Méditerranée, où un point de soutien a été bâti dans le port syrien de Tartous. La reprise des vols de patrouille des bombardiers atomiques dans toutes les régions du monde – suspendus depuis 1992 – a constitué aussi un signal : depuis le mois d’août, 70 vols de longue distance ont eu lieu, trois jets de bombes atomiques d’exercice ayant lieu par trajet, soit 217 au total.

L’équipage d’un porte-avions des États-Unis a pris une douche froide lors de son survol récent par plusieurs de ces bombardiers russes de longue distance. Les Russes ont eu le toupet d’envoyer immédiatement une photo du survol au télécopieur de la cabine de commandement du porte-avions avec la remarque narquoise que « si nous interprétons bien la présence des poules effrayées massées sur votre pont, notre survol vous a surpris. » L’embarras s’est encore accru lorsque deux sous-marins chinois ultra-silencieux sont apparus, à la mi-octobre, au milieu du groupement de combat du porte-avions USS « Kitty Hawk », à distance de torpille du porte-avions. L’escadre se livrait à des exercices au sud du Japon. Les porte-­avions figurent parmi les objets les mieux protégés sur et sous l’eau, par bouclier aérien et navires de sécurité. Les États-uniens ébahis n’avaient pas décelé l’approche silencieuse de ces sous-marins. Or il s’agissait de la deuxième alarme chinoise. En janvier déjà, les Chinois avaient fait sortir un de leurs satellites de son orbite, défiant ainsi la suprématie US dans l’espace.

Il semble que Russes et Chinois ont une avance technique et peuvent surprendre leurs adversaires. Comme les Iraniens ont également mis en service des sous-marins particulièrement silencieux, la réception ­d’images d’un porte-avions US envoyé par le fond paraît proche. Dès lors, on comprend pourquoi la fraction états-unienne non belliqueuse veut empêcher une guerre d’éclater.

Incapacité des États-Unis de vendre complètement leur crise hypothécaire à l’Asie et à l’Europe

S’y ajoute le désastre économique que connaissent les États-Unis : déficit de l’État, endettement de la population et crise hypothécaire s’accroissant à un rythme vertigineux. Selon le banquier Raymond Baer, « nous ne sommes pas encore arrivés au milieu du film. » Heureusement que la crise a éclaté avant que les banques des États-Unis aient vendu à des banques asiatiques et euro­péennes tous les prêts hypothécaires pourvus d’un triple A des agences de notation US, mais totalement dépourvus de valeur. Tel aurait été le plan stratégique sournois. Une partie des pertes reste donc dans la haute finance états-unienne et le plan d’après lequel « ce sont nos prêts hypothécaires, mais votre problème » a échoué partiellement.

Autour du monde, divers pays, gouvernements et groupements se sont unis pour signaler aux États-uniens qu’une guerre contre l’Iran serait le début d’une guerre mondiale. A Washington, les milieux pragmatiques ont visiblement compris qu’ils subiraient de tels revers que la guerre ne constituait pas d’option pour le moment.

Circonspection frappante

Le groupe Baker-Gates avait mis au courant les principaux acteurs que sont la Russie et l’Iran de la publication du rapport. (Celui-ci contient des informations qui s’étendent jusqu’au 31 octobre). Quand Poutine a visité ­Téhéran, à la mi-octobre, il aurait fait une proposition importante lors d’un entretien avec l’Ayatollah Ali Khamenei. Ali ­Larijani, le négociateur en chef de l’époque sur les questions atomiques, a déclaré que Poutine avait remis une proposition spéciale qui n’a pas été traitée publiquement. Pour empêcher cette visite, la nouvelle selon laquelle un commando de tueurs attendait Poutine à Téhéran a fait le tour du globe. Il ne peut pas encore être prouvé que l’entourage de Cheney a tenté d’empêcher le messager de remettre son message. L’aspect psychologique de l’opération était en tous cas frappant. Tout aussi notables ont été l’offre faite par Gates aux Russes de s’entretenir à propos du bouclier anti-missiles et le séjour officieux de généraux russes de haut rang aux États-Unis, qui a eu lieu au début de décembre. Par ailleurs, on a appris hier qu’une conférence sur ce thème devait se tenir en février à Bucarest. Le changement du fusil d’épaule prend forme.

Retenue russe

On constatera aussi avec intérêt que la Russie a réagi très modérément au rapport NIE et ne s’est pas livrée à des sarcasmes ni n’a triomphé. On laisse les États-uniens résoudre eux-mêmes leurs problèmes internes. Poutine s’est borné à communiquer que « les autorités iraniennes étaient priées de coopérer honnêtement et sans réserves avec l’AIEA afin que tout ce qui intéresse celle-ci à Vienne soit transparent. » Il a ainsi signalé doucement qui devait prendre maintenant la direction.

Revalorisation de Moscou

Parmi les conventions annexes pourrait figurer que la conférence d’Annapolis sur le ­Proche-Orient se poursuivra en janvier à Moscou, à l’inclusion de la question syrienne et libanaise. Moscou devient leader à propos du Proche-Orient. Finalement, la question de la Géorgie pourrait aussi être réglée. Par avance, les États-Unis avaient retiré leur protection de leur marionnette antérieure. Il faudra observer l’évolution relative à d’autres problèmes, tel celui de l’Ukraine.

Et les alliés en Europe et à Tel-Aviv ?

Aussi peu avertis officiellement que les Européens et les Chinois, les Israéliens ont été surpris et consternés. En raison du rapport NIE, Condoleezza Rice a dû passer toute une nuit à téléphoner au ministre des Affaires étran­gères chinois en rage. Punition par privation de sommeil.

Des ombres à l’horizon ?

Cette estimation provisoire doit être contrôlée et actualisée par l’observation de l’évolution future. Un champ d’observations sera les États-Unis, où les restes des néo-conservateurs et l’AIPAC, lobby israélien à Washington, ont déclenché la contreattaque. Bolton, ambassadeur près l’ONU déposé, veut partir en guerre contre les services de renseignement et contre ceux qui considèrent le monde autrement que le président et s’y tiennent. Rumsfeld, Libby, Cheney, Wolfowitz et Perle sont encore là. Il faut mettre la pause à profit.

Source
Horizons et débats (Suisse)