Horizons et débats : Excellence, y aura-t-il bientôt une nouvelle guerre ravageant une fois de plus la région déjà meurtrie des provinces orientales congolaises des deux Kivu ?

Mgr. Maroy Rusengo : Le danger existe en effet. On ­assiste à l’intimidation des gens et à leur manipulation, il y a aussi des massacres. Jusqu’à aujourd’hui, le Nord-Kivu n’a pas encore retrouvé la paix.

H&D : Et quant à la situation qui prévaut à Bukavu, la capitale du Sud-Kivu, dont vous êtes l’archevêque ? Est-elle meilleure ?

Mgr. Maroy Rusengo : Un peu. Les milices Hutu rwandaises dans les forêts du Sud-Kivu ont choisi une attitude plus calme que dans le passé. A la différence du Nord où les déplacés internes sont nombreux. C’est dans les territoires de Masisi et de Rutshuru situés au nord-ouest de Goma où la situation est dramatique. C’est la partie du Nord-Kivu sous contrôle de Laurent Nkundabatware, chef des groupes armés « rebelles » et de sa milice formée d’enfants soldats.

H&D : Nkundabatware est un général Tutsi. La devise sera-t-elle, une fois de plus, les Tutsi contre les Hutu, cette fois-ci sur le territoire congolais ?

Mgr. Maroy Rusengo : (sur un ton très décidé) Non. L’hostilité entre Hutu et Tutsi est une affaire purement rwandaise. Au Congo, il ne s’agit, à aucun moment, de cela. La milice de Nkundabatware est d’ailleurs mitigée, elle se compose de miliciens d’origine Hutu, Tutsi et d’autres ethnies encore. Ce qui importe, sont les fonds mis à disposition pour payer les services en vue de la poursuite de cette guerre. Et là, le soutien arrive du Rwanda.

H&D : Dans le conflit actuel, quelles sont les parties qui interviennent ?

Mgr. Maroy Rusengo : D’un côté, ce sont les Forces armées de la RDCongo (FARDC) qui ont la mission de défendre les frontières et de protéger les populations civiles et leurs biens. Or, elles sont jeunes, à effectifs peu nombreux et elles sont encore inexpérimentées. De l’autre côté, il s’agit de la milice de Nkundabatware, un homme qui figure sur les avis de recherche des mandats internationaux. On a ensuite les milices rwandaises. Il s’agit précisément des réfugiés Hutu rwandais que le gouvernement actuel du Rwanda qualifie d’auteurs du génocide des Tutsi au Rwanda en 1994. C’est cela qui explique le déplacement massif, à cette époque, des Hutu rwandais sur le territoire de l’Est du Congo (Nord et Sud-Kivu) sous l’escorte des soldats français de l’opération dite « Turquoise », sous l’égide de l’ONU.

H&D : Qui est à l’origine de ces nouvelles incitations à la guerre ?

Mgr. Maroy Rusengo : C’est bien Laurent Nkundabatware et ses hommes ainsi que tous ceux qui les soutiennent. Ils refusent de se laisser brasser pour intégrer les nouvelles Forces armées régulières congolaises. Ils prétendent devoir protéger leur ethnie Tutsi minoritaire. Ils disent qu’ils sont menacés, marginalisés, discriminés. Tout cela est apparemment cousu de fil blanc, car après les élections, on a offert à toutes les milices de s’incorporer dans la nouvelle armée nationale. Toutes les milices étaient officiellement dissolues, c’est vrai, mais prêtes à intégrer progressivement et entièrement la nouvelle armée, sous le commandement unique des nouveaux chefs nommés à cet effet par hiérarchie. Il y a cependant lieu de souligner que les vrais enjeux de cette guerre sont les riches ressources naturelles des minerais du Kivu.

H&D : Y a-t-il des enfants soldats engagés dans les conflits ?

Mgr. Maroy Rusengo : Nkundabatware tente en vain de recruter des enfants congolais. Mais de toute façon, les enfants des Hutu rwandais vivant dans nos forêts, eux, ne connaissent rien d’autre que de tuer, de violer et de faire la guerre. Tôt ou tard, ces enfants-là finissent par s’enrôler dans les milices.

H&D : Pourquoi l’armée congolaise n’intervient-elle pas pour désarmer les milices ? La MONUC (Mission de l’Organisation des Nations Unies au Congo), avec un effectif de plus de 17 000 casques bleus, ne devrait-elle pas intervenir de manière plus efficace ?

Mgr. Maroy Rusengo : Les Forces armées congolaises n’existent que depuis un an, elles sont en train de se former. Je regrette que la MONUC soit réduite à une mission de pure observation. Elle devrait accomplir une tâche beaucoup plus ample. Or, par exemple, les milices Hutu rwandaises dans les forêts sont bien armées. La MONUC devrait empêcher la livraison d’armes et de munitions à ces gens. Ces milices Hutu rwandaises occupent des territoires congolais depuis plus de dix ans. La MONUC devrait les désarmer et les reconduire là d’où elles sont venues, c’est-à-dire au Rwanda.

H&D : D’autant plus que ces milices violent des femmes massivement et sauvagement, selon les sources même de l’ONU ?

Mgr. Maroy Rusengo : Il m’est difficile d’en parler. Je n’ai jamais compris ce qui se passe dans les cerveaux de ces gens-là. En 2004, à Bukavu, lors de l’invasion des milices du même Nkundabatware, nous avons été les témoins oculaires de ces atrocités. Les hommes de Nkundabatware ont fait irruption dans toutes les maisons de la ville de Bukavu, une après l’autre, en violant les femmes et les jeunes filles. Jour et nuit, systématiquement, dans la ville toute entière. C’était horrible. Au Sud-Kivu, la situation s’est un peu améliorée aujourd’hui. Mais partout où se trouve Nkundabatware, les violations massives des femmes font partie de sa tactique militaire, une tactique de guerre et une arme de guerre.

H&D : Une arme de guerre ?

Mgr. Maroy Rusengo : Les milices veulent en effet démoraliser et humilier nos filles, nos femmes, nos sœurs, nos mères. Leur but est de détruire notre communauté. Chez nous, les femmes, notamment les mères, jouissent d’un prestige énorme. Celui qui agresse la mère d’un fils ou d’une fille commet un grand crime. Cela humilie en même temps les hommes et les enfants, la famille en reste anéantie. Les femmes qui ont été violées sont rejetées de leur communauté. Celui qui détruit les femmes, détruit les familles et la société toute entière. Les femmes qui ont été violées sont socialement mortes. Il est exclu qu’elles rentrent dans leurs foyers familiaux. L’Eglise catholique et la société civile essaient d’apaiser et d’atténuer cette coutume traditionnelle, mais elle est ancrée profondément dans la conscience collective, et c’est exactement pour cela que les éléments des milices utilisent ce moyen des violations sexuelles. Ce n’est cependant pas la faute de ces femmes d’avoir été violées. Les ennemis du Congo exploitent l’interdiction formelle de telles pratiques dans nos coutumes sociales. C’est diabolique. Je ne sais pas qui a appris cela aux milices. On n’a jamais vu de telles choses auparavant chez nous. C’est importé du Rwanda.

H&D : Les femmes sont-elles souvent infectées par le virus du VIH/Sida ?

Mgr. Maroy Rusengo : Beaucoup de miliciens du Rwanda, de l’Ouganda et du Congo sont séropositifs ou atteints du sida. Cela veut dire que, par les violations massives des femmes, ils détruisent à long terme notre communauté. Le sida est, bien sûr, un cas de première importance qui nous menace.

H&D : Et quel rôle l’Eglise peut-elle jouer ?

Mgr. Maroy Rusengo : Nous avons toujours exigé que les armes et les munitions ne circulent plus librement au Congo. Comme d’ailleurs dans n’importe quel autre pays. Ensuite, nous nous occupons des victimes. Nous voulons leur donner de l’espérance, leur montrer qu’elles ne sont pas coupables des souffrances qu’elles ont subies. De plus, nous voulons soutenir celles qui s’engagent à s’organiser.

H&D : De quelle manière la Société civile est-elle capable d’aider ?

Mgr. Maroy Rusengo : La population du Sud-Kivu s’organise, pour que la vie privée reprenne normalement son rythme, car chez nous, beaucoup de choses qui devraient relever du Pouvoir public ne le sont plus, du moins pour le moment. L’Etat en est encore plus ou moins absent. Les écoles, la formation médicale, l’aide sociale, tout dépend chez nous d’organisations autonomes. On appelle cela la Société civile, une association à structure démocratique dotée d’un président. A la fin d’une guerre, lorsque l’Etat est faible et les structures détruites et inexistantes, il faut tout faire soi-même. La Société civile dénonce – grâce à sa grande vigilance – courageusement tout ce qui se passe sur le terrain et tout est soigneusement rapporté. Et ainsi, de manière systématique et continuelle, les rapports sur toutes les violations de femmes et de toutes atteintes aux droits de l’homme commises par les milices sont publiés.
Dans le Sud-Kivu, ces travaux de rédaction des rapports sont particulièrement bien développés. Cela ne veut pas dire que dans les autres provinces il n’y ait pas de violences sexuelles ou d’autres ignobles crimes. Les autres provinces, notamment le Maniema, Province Orientale, Kasaï Oriental, Nord-Kivu et Tanganjika, sont tout aussi harcelées par les forces armées négatives rebelles qui commettent les mêmes crimes qu’au Sud-Kivu. Nous autres, au Sud-Kivu, nous disposons peut-être davantage de moyens de communication et d’information à travers les médias occidentaux et l’ONU.

H&D : Comment est-ce que la Société civile aide les femmes victimes de violations et leurs enfants ?

Mgr. Maroy Rusengo : Beaucoup de femmes sont tombées enceintes à la suite des violations. Or, les enfants qui en naissent sont les enfants de pères étrangers inconnus et donc des « enfants des ennemis » Cette situation constitue un grand dilemme pour les mères et représente une bombe à retardement pour la société congolaise. La Société civile a créé des centres d’accueil et d’écoute pour les femmes victimes des viols.
Dans ces centres, les victimes trouvent des femmes psychiatres ou psychothérapeutes auxquelles elles peuvent se confier. En effet, après s’être rendues compte de la nécessité de décharger leurs consciences des calvaires ­qu’elles ont injustement subis, il fallait ­qu’elles en parlent ouvertement à visage découvert et devant la camera. On a alors filmé les interviews de ces victimes avec leurs psychologues. Ces films documentaires sont les témoignages accablants et inédits sur les souffrances inhumaines de ces femmes. Les centres d’écoute et de détraumatisation offrent également aux victimes les soins médicaux, elles y reçoivent l’éducation et l’assistance nécessaires pour se débarrasser progressivement de leurs cauchemars. Les parties génitales de nombreuses femmes sont souvent complètement détruites, maltraitées par les violeurs avec des bâtons, des canons de revolvers etc. Beaucoup d’entre elles n’ont plus d’appareils de contenance, elles souffrent d’inflammations suppurantes, elles ont donc d’abord besoin d’un traitement chirurgical approprié.

H&D : Est-ce que vous recevez également un soutien provenant de Suisse ?

Mgr. Maroy Rusengo : Oui, nous sommes soutenus par la DDC (Direction du développement et de la coopération du département suisse des Affaires étrangères) et par des organisations d’aide privées. L’avantage d’un soutien officiel, c’est qu’avec des moyens financiers considérables on peut réaliser des programmes d’assistance d’une certaine importance mais à court terme avec la présence des fonctionnaires de la DDC. Ces derniers se retirent aussitôt le projet terminé et les crédits y afférents consommés. Quant aux projets d’aide privée, on a souvent à faire à des relations humaines à long terme avec la formation sur le tas du personnel local. Les deux formes d’aide se complètent quand même mutuellement.

H&D : Pourriez-vous mentionner un tel projet d’aide privée ?

Mgr. Maroy Rusengo : Le Great Lakes Forum International (GLFI) est une ONG de droit suisse. Elle a financé l’acquisition d’un tracteur avec accessoires pour les travaux agricoles. Ce travail sera réalisé par ADAR asbl (Assistance au développement agricole rural), une ONG de droit congolais spécialisée dans la multiplication et la sélection de semences de cultures vivrières.
Dans une ferme-pilote à Kavumu près de l’aéroport de Bukavu, les travaux agricoles se feront mécaniquement grâce au tracteur et ses accessoires livrés par le GLFI. Cette ferme produira uniquement des semences naturelles. Il ne sera donc pas question de faire appel aux semences OGM (organismes génétiquement modifiés).
Jusqu’à présent nous n’avons à disposition que les semences dégénérées qui remontent à l’époque coloniale. Nous comptons sur les semences qui seront mises à disposition par ADAR asbl pour permettre aux paysans ­cultivateurs de récolter des produits vivriers à productivité élevée et partant, d’augmenter leurs revenus.
Pour les travaux légers sur les champs, le projet entend employer les femmes victimes des viols qui sont rejetées par leurs familles. Elles seront ainsi capables de redonner un sens à leur existence et de demeurer reconnaissantes à l’endroit de la société civile. En plus, elles trouveront suffisamment de nourriture. Les fonds investis sont modestes et, très important, nous avons pu établir, à travers ce projet, des contacts durables en Suisse.

H&D : Dans la lutte contre les violations sexuelles, où est-ce que vous situez votre engagement personnel ?

Mgr. Maroy Rusengo : Je ne fais que continuer l’œuvre entamée par mes éminents prédécesseurs. Tous les deux ont payé de leur vie leur engagement au service du peuple. Je ne suis archevêque que depuis une année. Dans le passé, j’ai été curé dans une paroisse à Bukavu et donc j’ai été témoin direct des viols et des pillages et j’ai ainsi vécu l’écroulement de nos tissus socio-économiques et la destruction de nos structures familiales.

H&D : Le Kivu regorge de ressources naturelles. On y trouve de l’or, des diamants, du coltan, de la cassitérite, du pyrochlore etc., et tout cela en énormes quantités. Ces matières premières arrivent en Europe, aux Etats-Unis …

Mgr. Maroy Rusengo : [interrompt] Je ne sais pas pourquoi les pays riches pillent un pays pauvre. Et de prétendre en même temps qu’un tel comportement soit légal. J’apprends qu’en Suisse, même le fait de posséder un chien est contribuable. Pourquoi donc personne ne veut accepter de payer les taxes relevées sur les minerais en provenance du Congo ? C’est simple : Vous n’avez qu’à respecter vos propres lois chez nous aussi. Les richesses du Congo ne seront pas réservées uniquement au Congo. Il faut les distribuer, mais de manière juste, s’il vous plaît. Nos matières premières sont à la base d’énormes profits réalisés chez vous. Il faut que nous y participions, sinon la misère durera pour toujours.

H&D : N’y a-t-il donc rien qui reste aux Congolais eux-mêmes ?

Mgr. Maroy Rusengo : Moins que rien. Les pays riches produisent des armes et les exportent dans nos pays. Arrivées là, elles sont utilisées pour tuer. Les pilleurs tuent en effet dans le but de continuer d’exploiter illégalement nos ressources naturelles, sans être dérangés dans leur sale besogne. Pour nous, en somme, il nous reste en effet moins que rien. J’attends davantage de justice de la Communauté internationale. Vous voulez nos ressources naturelles ? Pourquoi pas, mais à un prix équitable !

H&D : Excellence, une dernière question : Quelles sont vos attentes que vous adressez à la Suisse ?

Mgr. Maroy Rusengo : D’abord à la Suisse officielle, nous adressons nos remerciements pour le choix qu’elle a opéré de s’investir davantage dans les secteurs de santé et des droits de l’homme, à partir de 2008, dans notre province du Sud-Kivu.
Il y a un nombre important de Congolais qui vivent en Suisse. Je souhaiterais que beaucoup de ressortissants congolais de la diaspora s’engagent et aident à résoudre les grands problèmes chez nous, dans notre patrie. Les Congolais vivant à l’étranger et contribuant de manière exemplaire au développement de leur pays ne sont pas nombreux. Beaucoup de compatriotes ne font que se remplir les poches et se distraire. Au Congo, on a besoin de la contribution de chacun et chacune des citoyens congolais qui ont reçu une bonne formation et qui pourraient donc participer à la reconstruction et au développement du pays.
Si la Suisse s’engage davantage chez nous, elle sera cordialement la bienvenue. Cela est également valable pour les hommes d’affaires suisses qui sont attendus pour investir chez nous. Nous félicitons et encourageons l’organisation suisse qui s’occupe de leur sensibilisation et de leur encadrement.
Nous invitons aussi d’autres ONG suisses de venir chez nous s’ajouter à celles qui y sont déjà actives. La Suisse n’a jamais été une puissance coloniale, nous l’admirons en tant qu’Etat qui dispose de capacités financières considérables et qui s’engage pour la paix. La Suisse aide sans « agenda caché », au contraire des grandes puissances.

Propos recueillis par Joseph M. Kyalangilwa et ­Matthias Erne