Au cours des soixante dernières années, les États-Unis se sont dotés de ce que l’on a nommé « l’appareil sécuritaire d’État ». Il fut constitué comme un État derrière l’État, chargé de conduire dans l’ombre la Guerre froide contre l’URSS, puis d’occuper l’espace laissé vacant par l’Union soviétique après son démantèlement et de conduire la Guerre au terrorisme. Il dispose d’un gouvernement militaire fantôme désigné pour remplacer le gouvernement civil, s’il advenait que celui-ci soit décapité par une attaque nucléaire.

Le président Eisenhower déclara dans son célèbre discours d’adieux (17 janvier 1961) : « Dans les conseils de gouvernement, nous devons prendre garde à l’acquisition d’une influence illégitime, qu’elle soit recherchée ou non, par le complexe militaro-industriel. Le risque d’un développement désastreux d’un pouvoir usurpé existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette conjonction menacer nos libertés ou les processus démocratiques ».

Mais cette mise garde aura été insuffisante. La logique de « l’appareil sécuritaire d’État » a progressivement submergé celle des institutions civiles qu’il devait pourtant protéger. Le complexe militaro-industriel a usé de son pouvoir pour modeler à son avantage les institutions civiles au lieu de les servir. En définitive, le lobby de la guerre a faussé le processus électoral et est parvenu, à chaque élection présidentielle, à choisir l’homme qui occuperait la Maison-Blanche.

Sans exception possible, depuis 60 ans, le président est le candidat qui s’est engagé à réaliser les exigences de « l’appareil sécuritaire d’État », et qui a obtenu le financement massif des firmes contractantes du Pentagone. Bien sûr, une fois installé dans le Bureau ovale, l’élu tente toujours de s’affranchir de ses parrains et de se rapprocher des intérêts réels de son peuple. À lui de découvrir la marge de manœuvre dont il dispose, au risque de perdre son onction et d’être éliminé, politiquement, voire physiquement. Au demeurant, le risque d’un président qui s’affranchisse de « l’État profond » et se maintienne néanmoins au pouvoir est limité par l’interdiction qui a été édictée à la même époque de briguer plus de deux mandats consécutifs.

Dans ces conditions —comme nous allons le voir— l’alternance entre démocrates et républicains n’est pas un moyen pour les citoyens états-uniens de changer de politique, mais un moyen pour « l’appareil sécuritaire d’État » de poursuivre la même politique au-delà de l’impopularité d’un président usé. C’est l’application du principe que Giuseppe Tomasi di Lampedusa prête au Guépard : « Il faut que tout change, pour que rien ne change et que nous restions les maîtres ».

Occasionnellement « l’État profond » affleure et laisse entrevoir sa puissance. C’est parfois le cas lors de la période de transition présidentielle : une semi-vacance du pouvoir lorsque le président sortant administre les affaires courantes et que le président élu se prépare à gouverner.

Au XVIIIe siècle, cette période de transition de 11 semaines s’expliquait par le temps nécessaire pour établir les résultats et constituer une équipe au regard de l’immensité du pays et de la lenteur des moyens de communication. La première se déroula, en 1797 lorsque John Adams succéda à George Washington. Pendant un siècle et demi, cette période n’était régie par aucune procédure car les deux présidents (sortant et entrant) n’avaient aucune raison de collaborer l’un avec l’autre. Il en est tout autrement aujourd’hui où cette période est mise à profit par « l’appareil sécuritaire d’État » pour présenter au nouveau locataire de la Maison-Blanche ce qu’il doit savoir de « l’État profond ». Pour comprendre ce système, revenons sur l’histoire de ces transitions.

La Guerre froide maintient la démocratie entre parenthèses

Harry Truman (1945-1953) modifia profondément la nature de l’État fédéral en créant en son sein l’« appareil sécuritaire d’État » composé du tryptique Conseil des chefs d’état-major (JCS), Agence centrale de renseignement (CIA) et Conseil national de sécurité (NSC). Ces organismes opaques disposent de pouvoirs exorbitants, tels qu’il n’en existe qu’en temps de guerre. Car leur mission est précisément de prolonger la mobilisation de la Seconde Guerre mondiale, sans pour autant maintenir la société civile sous pression, pour conduire une nouvelle forme de guerre contre l’Union soviétique, la Guerre froide.

Pour « contenir » l’influence soviétique, Truman organisa le pont aérien vers Berlin, constitua l’Alliance atlantique (OTAN) et déclara la guerre de Corée. En outre, il étendit « l’État profond » US à l’intérieur des États alliés, via la création des réseaux stay-behind et leur intégration au sein de la CIA [1].

« L’appareil sécuritaire d’État » considérait que le meilleur successeur de Truman serait le général Dweight Eisenhower. Il avait été le suprême commandeur des forces alliées en Europe durant la Seconde Guerre mondiale, puis celui de l’OTAN. Il était l’homme idoine pour poursuivre la guerre de Corée jusqu’à la victoire. L’opinion publique l’adulait et le considérait comme un héros, bien qu’il n’ait jamais combattu personnellement, ni même approché la ligne de front.

Eisenhower n’étant pas un homme politique et n’ayant pas d’appartenance partisane précise, chaque parti tenta de l’attirer à lui. Truman le sollicita en vain pour les démocrates, c’est finalement l’investiture républicaine qu’il brigua. Il conclut un accord avec ce parti selon lequel on lui laisserait les coudées franches pour conduire une politique étrangère anti-soviétique et « mettre le paquet » en Corée jusqu’à la victoire. En contrepartie, Eisenhower s’engageait à mener une politique intérieure et économique conservatrice. Il choisit comme colistier le sénateur Richard Nixon (dont la fille devait bientôt épouser son petit-fils) ; personnalité qui s’était illustrée en animant la « chasse aux sorcières » contre les communistes.

Dès que Dweight Eisenhower fut élu, Truman prit contact avec lui pour lui présenter le dispositif de sécurité nationale dont l’existence était publique, mais le fonctionnement secret.

Eisenhower élabora la doctrine de défense qui porte son nom, selon laquelle les États-Unis n’hésiteront pas à employer la force, partout dans le monde, où l’influence communiste menacerait les intérêts occidentaux. En outre, il ajouta au système de sécurité nationale le principe de continuité du gouvernement. Il désigna, par un décret secret, un gouvernement alternatif, constitué à la fois de militaires et d’industriels choisis parmi ses amis, chargé de prendre le relais en cas d’anéantissement des institutions par une attaque nucléaire soviétique.
Ainsi, à côté du processus constitutionnel de vacance du pouvoir, il existe depuis les années 50 une seconde procédure —militaro-administrative cette fois— qui peut être mise en œuvre en cas d’apocalypse nucléaire. Dans le premier cas, le président est remplacé par le vice-président, puis au besoin par le président pro-tempore du Sénat, puis par celui de la Chambre des représentants. Dans le second cas, les élus sont court-circuités par un gouvernement fantôme —dont la composition est secrète—, qui sort soudainement de l’ombre, bien qu’il ne dispose d’aucune légitimité électorale.

Pourtant, « l’appareil sécuritaire d’État » reprocha à Eisenhower de ne pas en faire assez, notamment en matière de missiles et refusa de soutenir le vice-président Nixon comme successeur. Inquiet des conséquences pour la démocratie du pouvoir grandissant du complexe militaro-industiel, Einsenhower mit en garde à ce propos ses concitoyens dans son discours d’adieu que nous avons cité plus haut. Le lobby de la guerre tourna donc ses yeux vers le parti démocrate.

C’est ainsi que John F. Kennedy obtint le soutien des industriels de l’armement. Pour leur plaire, il centra sa campagne électorale sur la dénonciation d’un prétendu avantage que les Soviètiques auraient acquis en matière de missiles et sur la nécessité de combler ce fossé (« missile gap »). En outre, il désigna comme colistier le très belliqueux leader du groupe parlementaire démocrate, Lyndon Johnson. En lien direct avec le complexe militaro-industriel, il prit l’initiative au cours de sa campagne électorale de créer des groupes de travail pour dresser un bilan de la situation et préparer ses premières décisions au cas où il serait élu. Il plaça ses deux principaux rivaux à l’investiture démocrate à la tête des deux plus importants groupes de travail, neutralisant ainsi leur rancœur et bénéficiant de leur expertise. Il créa jusqu’à 29 groupes thématiques. Tous les membres étaient bénévoles. Une fois élu, Kennedy désigna l’avocat Clark Clifford pour coordonner la passation de pouvoirs avec Eisenhower, puis il nomma au moins un membre de chaque groupe de travail dans son cabinet. Clifford n’avait pas été choisi pour ses qualités d’avocat et de négociateur, mais parce que c’était un faucon et un représentant de « l’État profond ». Il avait participé aux côtés de Truman à la création de « l’appareil sécuritaire d’État » et avait été nommé par Eisenhower comme ministre fantôme au sein du gouvernement militaire de remplacement.

Plus tard, Kennedy fit adopter le Presidential Transition Act pour permettre aux prochains présidents de marcher sur ses pas en bénéficiant d’un financement fédéral pour payer leurs groupes de travail.

Kennedy défia l’URSS devant le Mur de Berlin, il déploya des missiles en Turquie et parvint à dissuader les Soviétiques de répliquer en installant les leurs à Cuba. Surtout, il lança les grands programmes spatiaux. Mais, il ne tarda pas à revoir ses engagements à la baisse. Certes, il autorisa l’invasion de Cuba, mais se ravisa après le fiasco de la Baie des cochons. Certes, il mit le doigt dans l’engrenage vietnamien, mais il chercha vite comment amorcer un retrait. S’appuyant sur la légitimité que lui donnait un vaste soutien populaire, il entra en conflit avec son état-major et ordonna des enquêtes sur les activités politiques de certains généraux. En définitive, il fut assassiné au profit de son vice-président, Lyndon B. Johnson —dont la cérémonie de prestation de serment avait été préparée juste avant que Kennedy ne soit abattu— qui approuva sans tarder l’escalade au Vietnam, prenant d’ailleurs ultérieurement Clifford Clarck comme ministre de la Défense pour réaliser ce sale boulot.

L’impopularité de Johnson rendait sa réélection impossible, de sorte qu’il renonça à se représenter. Le parti démocrate étant aux mains de pacifistes révoltés par les horreurs du Vietnam, les faucons avaient besoin d’une alternance partisane pour se maintenir au pouvoir et poursuivre leur politique. Leur choix se porta logiquement sur l’ancien vice-président Richard Nixon, un opportuniste qui connaissait déjà tous les secrets.

Lorsque les deux principaux candidats eurent reçu l’investiture de leur parti respectif, Johnson les convoqua pour convenir avec eux des détails de la transition. C’était une mise en scène de pure forme, mais elle permit au démocrate Johnson de prendre contact publiquement avec le candidat républicain avant même qu’il ne soit élu.

Profitant du Presidential Transition Act, le républicain Nixon marcha dans les pas du démocrate Kennedy en créant 30 groupes de travail pour définir sa future politique en lien avec « l’État profond ».

Nixon conduisit une politique de détente vis-à-vis de l’URSS et négocia les accords de limitation de la course aux armements en respectant les intérêts du complexe militaro-industriel, c’est-à-dire en supprimant certaines armes au profit de plus sophistiquées. À l’initiative de son conseiller Henry Kissinger, il noua une surprenante alliance avec la Chine communiste pour isoler Moscou. Cependant, il renonça à vaincre au Vietnam, ce que « l’appareil sécuritaire d’État » lui fit payer en organisant une procédure de destitution à l’occasion du scandale du Watergate. Le n°2 du FBI en personne, Mark Felt (alias « Gorge profonde »), distilla des mois durant des informations dévastatrices au Washington Post.

Acculé, Nixon prépara en secret sa démission et n’en avertit le vice-président Gerald Ford que l’avant-veille. Les deux hommes conclurent un marché : Ford occuperait le Bureau ovale en échange de sa grâce et de la fin de toute poursuite judiciaire. Ford accepta. Il avait déjà senti le vent tourner et avait réuni autour de lui une petite équipe, mais elle fut instantanément dissoute. Un membre important de « l’appareil sécuritaire d’État », l’ambassadeur des États-Unis à l’OTAN, Donald Rumsfeld (un adversaire de Kissinger), fut rappellé d’urgence pour assurer la transition. Il aida à constituer la nouvelle équipe en dosant d’anciens collaborateurs de Nixon et de nouvelles têtes. La chose était beaucoup plus compliquées qu’il n’y paraissait car il s’agissait de sanctionner la politique de perte du Vietnam incarnée par Kissinger, tout en maintenant l’influence de l’industrie d’armement incarnée par le même Kissinger (qui avait été le secrétaire général de l’American Security Council, principale organisation du complexe militaro-industriel à l’époque). Ford désigna Nelson Rockefeller comme nouveau vice-président. C’était non seulement l’héritier de la plus importante dynastie industrielle du pays, mais aussi l’ancien patron des opérations secrètes de « l’appareil sécuritaire d’État » sous Eisenhower. Rapidement, Ford se rendit compte que les anciens collaborateurs de Nixon transportaient avec eux l’image du Watergate et il demanda à Rumsfeld de terminer le travail. Ce dernier devint donc secrétaire général de la Maison-Blanche. Il remercia brutalement les derniers nixoniens, excepté Kissinger lui-même, et fit nommer George H. Bush à la direction de la CIA. Avec l’aide de ce dernier, Rumsfeld mit en place une commission d’évaluation de la menace soviétique (« l’équipe B ») qui ne manqua pas de crier au loup et de relancer la course aux armements.

L’image de Ford était désastreuse. L’opinion publique voyait en lui un magouilleur qui avait gracié Nixon pour lui succéder, tandis que « l’appareil sécuritaire d’État » voulait effacer l’image humiliante de la chute de Saïgon à laquelle il était associé (bien qu’elle ne soit que la conséquence de la paix voulue par Nixon). Il ne disposait pas de la légitimité suffisante pour prendre des initiatives majeures. « L’État profond » avait donc besoin d’un nouveau président démocrate. Ce fut Jimmy Carter, un protégé de David Rockefeller (le frère du vice-président Nelson Rockefeller), capable à la fois de tourner la page des crimes antérieurs et de tenir le cap face à l’URSS.

Carter choisit comme conseiller national de sécurité Zbignew Brzezinski [2], le secrétaire général de la Commission trilatérale, le think tank des Rockefeller. Il avait théorisé une version moderne du « containment » de l’Union soviétique, redonnant ainsi vigueur à la doctrine de « l’appareil sécuritaire d’État ». Sur cette base, il diminua la pression militaire en Amérique du Sud (renégociation du statut du canal de Panama et fin des dictatures militaires) et la déplaça vers l’Asie centrale (guerre d’Afghanistan contre les Soviétiques). C’est à cette occasion qu’il engagea Oussama Ben Laden et développa le soutien US aux organisations extrémistes sunnites anticommunistes.

Malheureusement la crédibilité des États-Unis fut battue en brèche par l’affaire des otages de l’ambassade de Téhéran. Surtout, après les révélations des commissions d’enquête parlementaires, le baptiste Carter se mit en tête de moraliser la CIA dans la foulée du nettoyage post-Watergate. Menacé par cette prétention, « l’appareil sécuritaire d’État » organisa une campagne médiatique contre lui, l’accusant d’être atteint du « syndrome vietnamien ». Puis, il se mit à lui chercher un remplaçant républicain. En définitive, « l’État profond » organisa le ticket Reagan-Bush (ce dernier étant ancien patron de l’Agence). Pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, le vice-président était l’homme fort, tandis que le président n’était qu’un acteur d’Hollywood jouant un rôle de composition [3].

Reagan et Bush désignèrent un triumvirat pour organiser la transition : Ed Meese devait préparer les nominations et le programme, l’avocat William Casey s’occupait des relations avec « l’appareil sécuritaire d’État », tandis que le brillant James Baker courait du four au moulin. En réalité, Casey avait été l’officier traitant de Reagan lorsque, des années plutôt, il avait à Hollywood été le parrain people du Comité international des réfugiés (International Refugee Committee), une vitrine anti-communiste de la CIA. Et dès que possible, Reagan nomma Casey directeur de l’Agence.

Survint immédiatement l’épisode douloureux de la tentative d’assasinat contre Ronald Reagan par un ami des Bush. L’attentat fut un échec, mais Reagan comprit le message et laissa l’entièreté des questions de défense dans les mains de son vice-président.

C’est pendant cette période que la procédure de continuité du gouvernement fut développée. Le gouvernement militaire de remplacement, créé par Eisenhower, n’était jusque là qu’une instruction. On décida de lui donner chair. Une équipe permanente fut constituée et de gigantesques bunkers furent construits ou aménagés pour l’abriter avec les dirigeants survivants : Cheyenne Mountain, Raven Rock (dit "site R") et Mount Weather. Il installa un système de surveillance du gouvernement civil de sorte qu’il puisse suivre en temps réel tous les dossiers en cours et soit à même de poursuivre l’action gouvernementale sans une minute d’interruption en cas d’apocalypse nucléaire. Deux fois par an, des exercices de simulation de continuité du gouvernement furent organisés.

En toute confiance, « l’appareil sécuritaire d’État » soutint le vice-président Bush pour succéder à Reagan. La liaison entre « l’État profond » et l’équipe de campagne fut assurée par un membre du Conseil national de sécurité, le général Colin Powell.

En 1989-91, les « guerriers froids » assistèrent à la chute de l’Union soviétique, qu’ils avaient toujours souhaitée, mais qui les laissait désemparés. « L’appareil sécuritaire d’État » avait rempli sa mission. Pendant 45 ans, des hommes sincères avaient cru défendre leur pays en manipulant les institutions et en mettant la démocratie entre parenthèse. Comme l’avait prévu Dweight Eisenhower, certains avaient trop goûté à ce pouvoir pour accepter de s’en passer. Privé de raison d’être, « l’État profond » allait se maintenir, mais à quel prix ?

À défaut d’ennemi, « l’appareil sécuritaire d’État » entre en guerre contre lui-même

George H. Bush Sr. eut la lourde tache de définir les objectifs des États-Unis dans le monde post-soviétique. Non sans hésitation, il imagina la construction d’un « nouvel ordre mondial » favorable à une domination économique globale des États-Unis. Il ordonna une réduction du format des armées et étudia les possibilités de reconversion de « l’appareil sécuritaire d’État » pour lutter contre émergence de nouveaux compétiteurs. Devant cette menace existentielle, l’État profond suscita une alternance partisane.

Les journalistes trotskistes, que la CIA avait jadis recrutés pour lutter à l’intérieur de la gauche contre l’influence soviétique, étaient passés au parti républicain sous le nom de « néo-conservateurs ». Ils y étaient devenus les propagandiste du lobby de la guerre. Tels les girouettes qui tournent avec le vent, ils se retournèrent contre Bush Sr., lui reprochant de ne pas avoir profité de la fin de l’URSS pour renverser Saddam Hussein à la fin de Tempête du désert, et appelant à voter pour le seul candidat capable de faire la prochaine guerre en Yougoslavie, Bill Clinton.

Parfaitement conscient de l’occasion qui s’offrait à lui, le gouverneur Clinton fit campagne sur l’émergence de nouvelles menaces et la nécessité de gendarmer la Yougoslavie. Il proposa également de moderniser les armées en adaptant leur gestion aux évolutions sociales, ce qui signifiait entre autres leur ouverture aux femmes et aux gays. Bush Sr., qui était le président le plus populaire des États-Unis au XXe siècle (90 % d’opinion favorables !) sous-estima la capacité des « guerriers froids » à l’écarter. Pour le priver d’une partie de ses voix, ceux-ci financèrent la candidature indépendante de Ross Perot, un milliardaire qui avait servi de couverture pour une opération de sauvetage des Forces spéciales en Iran. Bush Sr. fut battu.

Bill Clinton s’opposa à la levée de l’embargo onusien contre l’Irak, après que Saddam Hussein se soit conformé aux résolutions de l’ONU, affamant ainsi la population et provoquant au moins 500 000 morts. Cependant, il freina le réarmement (bloquant notamment le projet d’armement spatial) et se refusa à lancer l’opération en Yougoslavie en vue de laquelle « l’appareil sécuritaire d’État » l’avait soutenu. Pis, en 1995, à l’occasion d’un exercice de simulation, il découvrit la composition du gouvernement de l’ombre que « l’appareil sécuritaire d’État » avait formé pour le remplacer. Il était dirigé par l’ancien ministre de la Défense Donald Rumsfeld et il comprendrait certains de ses propres collaborateurs comme le patron de la CIA, James Woolsey. Pour se tenir prêts à la relève, ces gens espionnaient en permanence le gouvernement civil, dont ils interceptaient toutes les communcations et tous les documents. Considérant que ce dispositif de la Guerre froide était obsolète, Clinton —qui refusait d’être un président jetable de plus— ordonna la dissolution de la structure. Mal lui en prit.

Le conflit qui s’est ouvert alors a commencé à ronger les États-Unis de l’intérieur, certains responsables de « l’État profond » étant emportés par l’ivresse du pouvoir, tandis que d’autres essayaient de stopper cette dérive infernale. Ce déchirement pousse inexorablement les États-Unis vers la désintégration ou la dictature.

Passé dans une totale clandestinité, partiellement replié en Israël, « l’État profond » US ourdi un complot contre Bill Clinton. Piégé en 1995 dans une affaire de mœurs par une stagiaire israélienne de la Maison-Blanche, Monica Lewinsky, il fut soumis à une procédure d’impeachment en 1998-99. Mais, à la différence de Nixon qui n’avait pas de marge de manœuvre, Clinton fit marche arrière. Alors que la Chambre des représentants venait de voter sa destitution, il rétablit le gouvernement de l’ombre et fut sauvé par le Sénat. puis, il ordonna le bombardement de la Serbie par l’OTAN.

Quoi qu’il en soit, après ce bras de fer, il n’était pas question pour « l’appareil sécuritaire d’État » d’accepter que le vice-président Albert Gore succède à Clinton. Mais, le système si bien rodé de la continuité politique se grippa. Le candidat de « l’appareil sécuritaire d’État », le républicain John McCain, perdit une primaire décisive, passant la main à une personnalité peu crédible, George W. Bush Jr. dans la plus grande précipitation, tout fut mis en œuvre pour encadrer ce candidat de la dernière chance. Il forma un ticket avec Dick Cheney, le grand manitou du parti républicain et un des hommes clé de « l’État profond ». Une formation accélérée lui fut dispensée par un groupe de spécialistes, les Vulcains (du nom du dieu qui forge les armes de l’Olympe), conduit par l’inoxydable Henry Kissinger et la soviétologue Condoleezza Rice. Un océan de dollars fut collecté pour sa campagne. Rien n’y fit. Bush Jr. fut battu par Al Gore. « L’État profond » fut alors contraint de truquer le résultat du scrutin, de manière visible et peu glorieuse, et de faire nommer le nouveau président par la Cour suprême à défaut d’avoir réussi à le faire élire.

La transition Clinton-Bush Jr. fut une longue crise. Durant la contestation des résultats, les fonds destinés aux groupes de travail, au titre du Presidential Transition Act, furent gelés et les immenses locaux prévus pour les accueillir furent fermés. L’administration Clinton dut prendre des mesures de sécurité exceptionnelles pour protéger le vice-président Gore. En définitive, celui-ci jeta l’éponge après que des menaces sérieuses aient été dirigées contre sa famille. Le ticket Bush Jr-Cheney investit la Maison-Blanche. Comme lors du ticket Reagan-Bush Sr., le vrai pouvoir échut au vice-président. Sortant une nouvelle fois de l’ombre, Donald Rumsfeld fut nommé secrétaire à la Défense, tandis que Colin Powell prenait le secrétariat d’État et Condoleezza Rice le Conseil national de sécurité. Quelques mois plus tard, « l’appareil sécuritaire d’État » organisait de spectaculaires attentats à New York et Washington, relançant ainsi le militarisme états-unien, cette fois contre un adversaire imaginaire : le terrorisme islamiste.

Loin de pérénniser le système, les coup de force successifs du complot Lewinsky de 1995-99, des élections truquées de 2000 et des attentats de 2001 ont accéléré sa désintégration interne post-Guerre froide. L’inadaptation des armées US à la colonisation de l’Afghanistan et de l’Irak a conduit à une catastrophe comparable à celle du Vietnam. Le projet du vice-président Cheney de prendre l’Iran comme proie suivante a suscité la mutinerie d’une partie de l’état-major, inquiète de ce sur-déploiement [4]. Pour la première fois, « l’appareil sécuritaire d’État » est divisé, en guerre contre lui-même. Pour succéder à George W. Bush, les deux factions ont chacune leur candidat. Et on ne comprend pas très bien comment les Clinton peuvent espérer profiter de cette division pour prendre leur revanche et pousser Hillary jusqu’au Bureau ovale. Les mutins soutiennent Barack Obama avec le projet d’un retrait partiel d’Irak en bonne intelligence avec l’Iran et de l’attaque du Pakistan ; tandis que le clan Cheney soutient John McCain dans l’espoir du prolongement de l’occupation de l’Irak et de la continuation du remodelage du Grand Moyen-Orient.

Aucun de ces deux candidats n’a de plan pour réconcilier les factions opposées au sein de « l’appareil sécuritaire d’État ». De ce fait, quelque soit le prochain locataire de la Maison-Blanche, il ne pourra pas enrayer l’implosion du système.

On peut déplorer le développement de « l’appareil sécuritaire d’État », mais on doit reconnaître qu’il répondait à une logique. On peut comprendre pourquoi la démocratie a été mise entre parenthèse durant la Seconde Guerre mondiale et sa prolongation, la Guerre froide, mais il n’existe aucune justification à la situation actuelle. En définitive, les contradictions internes de ce sytème ont atteint leur paroxysme lorsque les chantres de « l’appareil sécuritaire d’État » ont prétendu démocratiser le monde par les armes.

[1« Stay-behind : les réseaux d’ingérence américains », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 20 août 2001. Voir surtout le livre de référence : NATO’s Secret Army : Operation Gladio and Terrorism in Western Europe, par le professeur Daniele Ganser. Version française Les Armées Secrètes de l’OTAN, éditions Demi-Lune, 2007. Disponible par correspondance via la Librairie du Réseau Voltaire. Entretien de Silvia Cattori avec l’auteur : « Le terrorisme non revendiqué de l’OTAN », Réseau Voltaire, 29 septembre 2006.

[2« La stratégie anti-russe de Zbigniew Brzezinski », par Arthur Lepic, Réseau Voltaire, 22 octobre 2004.

[3« Ronald Reagan contre l’Empire du Mal », Réseau Voltaire, 7 juin 2004.

[4« Washington décrète un an de trêve globale », par Thierry Meyssan, 3 décembre 2007.