Les Français font du nombrilisme, ramenant constamment l’histoire de la Côte-d’Ivoire à eux. Cela posera toujours problème entre nos deux pays car Paris ne comprend pas que ce que nous vivons ce sont les convulsions de l’après-parti unique. Les Français, qui sont encore très présents chez nous, sont pris dans le feu de ces déchirements.
On peut constater que la France prend objectivement parti pour les rebelles en détruisant ce qui fait notre supériorité militaire sur eux. Toutefois, je ne doute pas que des soldats français soient morts à Bouaké même si nous n’avons pas eu le temps de les autopsier. Je pense en revanche que les Français auraient dû mener une enquête avant de frapper nos aéronefs car pour l’instant, ils n’ont encore trouvé aucun pilote pouvant affirmer « c’est Laurent Gbagbo qui a donné l’ordre de tirer ». Je n’ai pas fait tirer sur les Français car ils auraient gêné l’offensive puisqu’ils ne gênaient rien. Quoi qu’il en soit, c’était à l’ONU de prendre des sanctions si elle estimait que nous avions rompu le cessez-le-feu, pas aux Français. Si j’ai nommé le général Mangou à la tête de l’armée bien qu’il ait été le responsable de l’attaque sur Bouaké, c’est que j’ai pensé qu’il était l’homme de la situation. Cela ne présage rien des résultats de l’enquête et ce n’est pas une provocation contre les Français…. Encore une fois, nous ne faisons pas tout en fonction d’eux.
Cela fait deux ans que nous supplions quasiment les rebelles de déposer les armes. Je veux faire des élections, mais les rebelles veulent nous traîner jusqu’à la fin de mon mandat, en octobre 2005. On ne peut pas les laisser faire. C’est volontairement que j’ai pris la décision de les attaquer. J’aurais terminé mon travail sans ce coup fourré de Bouaké et la série de malentendus qui a amené des attaques contre les Français et qui a transformé la crise entre l’État ivoirien et les rebelles en crise entre la Côte-d’Ivoire et la France. Je condamne les attaques contre la communauté française.
Jacques Chirac parle de dérive « fasciste » de la Côte d’Ivoire alors qu’il a soutenu la parti unique pendant 40 ans. C’est nous qui étions en prison sous le régime de parti unique soutenu par la France ! C’est une insulte.
Si on veut sauver Marcoussis, il faut imposer le désarmement immédiatement. Il n’y a plus d’autre solution. Si nous voulons organiser les élections à la date constitutionnellement prévue, le désarmement doit avoir eu lieu avant le 31 décembre. Pour apaiser les relations entre la France et la Côte d’Ivoire, il faut diminuer la présence militaire française dans le pays. J’ai été élu par les Ivoiriens. Personne ne trouvait rien à redire sur ma gestion avant le 19 septembre 2002. J’ai développé la démocratie et je n’ai jamais égratigné aucun intérêt économique français. Et voilà que nous avons été attaqués. Au lieu de désarmer les rebelles, c’est moi qu’on juge. C’est une injustice inacceptable et intolérable, et nous ne l’accepterons pas.

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« La France a pris parti pour les rebelles », par Laurent Gbagbo, Libération, 15 novembre 2004. Ce texte est adapté d’une interview.