Silvia Cattori : En décembre 2007, ayant appris que votre nom figurait parmi les noms de quarante écrivains israéliens invités au Salon du Livre de Paris, dont Israël sera le « pays hôte d’honneur », vous avez affirmé qu’il est impossible de participer à un « événement culturel où Israël, qui commet des crimes contre des civils quotidiennement », est, lui aussi, invité [1]. Apparemment, trente-neuf écrivains israéliens ne considèrent pas leur participation comme problématique ?

Aharon Shabtai : [2] Ce salon sera inauguré par le président français, Nicolas Sarkozy, ainsi que par le président israélien, Shimon Peres. Dans ces conditions, aller au Salon du Livre de Paris en tant qu’écrivain, figurant dans la délégation officielle israélienne, cela signifie que vous vous drapez dans les couleurs du drapeau israélien. Tous les jours, Israël perpètre des crimes de guerre, et inflige des punitions collectives aux Palestiniens. Il n’y a aucune raison de célébrer quoi que ce soit. Israël viole toutes les lois internationales. Pas seulement la Convention de Genève. La Cour Internationale de Justice de La Haye a condamné la muraille illégale qu’Israël a érigée sur le territoire palestinien confisqué.

Ce salon du livre, ainsi d’ailleurs que toute autre sorte de manifestation où l’État d’Israël est invité, n’est pas un moyen de promouvoir la paix au Moyen-Orient, ni un moyen d’apporter la justice aux Palestiniens. Il s’agit uniquement de propagande, visant à donner à Israël une image de pays libéral et démocratique.

Un État qui perpétue une occupation militaire et commet, quotidiennement, des crimes à l’encontre de civils, ne mérite pas d’être invité à une manifestation culturelle quelle qu’en soit la nature. Nous ne saurions accepter d’être considéré comme faisant partie de cet Israël là, qui n’est pas un pays démocratique, mais bien un pays d’apartheid. Nous ne saurions soutenir cet État, en quoi que ce soit.

Silvia Cattori : Donc, en invitant l’État d’Israël à célébrer ses soixante années d’existence, la France et les organisateurs de ce Salon sont en train, à votre avis, de faire une énorme erreur ?

Aharon Shabtai : Cela n’est pas une erreur ! C’est une politique ! Je pense que, pour M. Sarkozy, c’est une façon de participer à l’occupation israélienne [3]. Il y a une collaboration entre les gouvernements européens et Israël. L’invitation d’Israël en fait partie. Sans l’aide des États-Unis, et désormais, sans l’aide de la France, Israël ne pourrait pas poursuivre une telle politique à l’encontre des Palestiniens. Cette aide donne à Israël le feu vert pour attaquer et tuer des Palestiniens, en particulier à Gaza. Il est très regrettable de constater que la France, l’Allemagne et les autres pays européens – qui ont un passé de persécution à l’encontre des juifs – participent, aujourd’hui, à la persécution, par Israël, des Palestiniens et des peuples arabes et musulmans.

Silvia Cattori : Que répondez-vous à ceux qui disent qu’il faut ne faut pas mélanger la culture et la politique ?

Aharon Shabtai : Pourquoi les séparer ? Dans la tradition européenne, comme chez les Grecs, des écrivains, tels Voltaire, Rousseau et Thomas Mann, ont toujours lutté contre l’oppression et pour la liberté. Les intellectuels et les écrivains progressistes se sont de tout temps engagés dans la critique politique.

Silvia Cattori : Donc, vous condamnez ceux qui s’apprêtent à participer à ce Salon, comme Amoz Oz [4], Avraham B. Yehoshua, Aharon Appelfeld, David Grossman, Zeruya Shalev, Etgar Keret, Orly Castel-Bloom, et autres ?

Aharon Shabtai : Oui ! Bien entendu ! Je les condamne, car, en agissant comme ils le font, ils contribuent à la propagande israélienne, et ils collaborent avec les occupants israéliens !

Silvia Cattori : Les avez-vous appelés à se joindre à votre action de boycott ?

Aharon Shabtai : Mais des écrivains tels Amoz Oz, David Grossmann et autres, ne veulent absolument pas boycotter Israël ! Je n’attends rien d’eux : ce sont des ambassadeurs d’Israël. Ils sont tout à fait coutumiers de la collaboration avec le gouvernement israélien ; ils font partie de l’appareil de propagande israélien. Aussi, il est tout-à-fait naturel, pour eux, d’aller partout où Israël est officiellement invité. Ils travaillent pour le gouvernement israélien.

Silvia Cattori : Ces écrivains israéliens sont donc bien des « collaborateurs » ?

Aharon Shabtai : Oui, bien sûr. Ces invitations sont, en effet, généralement lancées par un gouvernement qui perpétue le maintien du peuple palestinien sous une occupation militaire. Je pense que tout intellectuel, que tout écrivain, doit refuser de participer à toute réunion durant laquelle un anniversaire d’Israël puisse être célébré. Au lieu d’y aller, ils doivent aider les Palestiniens à recouvrer leurs droits, leurs terres et leur eau.

Il est de notre devoir de combattre les discriminations et les persécutions israéliennes ; d’avoir la même attitude que celles qu’eurent les écrivains, durant la lutte contre le régime d’apartheid sud-africain ; l’attitude qu’eurent des écrivains progressistes radicaux comme Brecht, Aragon, Breton, qui organisèrent, sous le nazisme, un Congrès et s’efforcèrent de lutter autant qu’il était possible contre la discrimination et la persécution dont les juifs étaient les victimes.

Silvia Cattori : Est-il vrai alors que le gouvernement israélien se sert des Israéliens œuvrant dans les domaines des arts et des lettres dans le cadre de son réseau de relations publiques, pour mener sa guerre d’information, comme un moyen visant à afficher un visage avenant d’Israël ? [5].

Aharaon Shabtai : Oui ; le régime israélien utilise des artistes, ces créateurs, comme des agents de relations publiques ; tout-à-fait à la manière dont les écrivains soviétiques, à l’époque de l’URSS, étaient mobilisés par le régime.

Ainsi, les écrivains israéliens se rendent, aujourd’hui, à Paris, en tant que collaborateurs d’un régime odieux, et comme partie prenante à ce régime. Dans une telle situation, quand de tels crimes sont perpétrés, jour après jour, par Israël à l’encontre des Palestiniens, quiconque ne coupe pas tous liens avec le gouvernement israélien – c’est une donnée objective – collabore avec Israël, et fait œuvre de propagandiste pour cet Etat.

Silvia Cattori : À vos yeux, toutes les personnes honnêtes et humaines devraient boycotter non seulement les expositions de Paris et de Turin, mais aussi l’ensemble des célébrations des « Soixante ans d’Israël » ? Donc, la seule solution, pour les écrivains israéliens, serait d’avoir suffisamment de courage pour perdre certains de leurs privilèges, de répondre aux Palestiniens, qui en appellent désespérément à un boycott [6], et d’appliquer à Israël un traitement identique à celui qui a été appliqué à l’Afrique du Sud ?

Aharon Shabtai : Oui, exactement. Je pense que nous Israéliens devons œuvrer à notre avenir commun, avec les Palestiniens, et ne pas soutenir le militarisme d’Israël. La poursuite de l’occupation et la guerre sont de très graves dangers pour l’avenir des Juifs, des Israéliens, et de nos enfants. Nous pouvons contribuer à mettre un terme à cette occupation en cessant de flagorner l’Etat d’Israël.

Silvia Cattori : Un écrivain israélien arabe, M. Sayed Kashua, a apparemment accepté d’aller au Salon du Livre, à Paris, et à Turin, avec la délégation israélienne !

Aharon Shabtai : Son nom a été mis par Israël sur la liste officielle, comme ceux des trente-neuf autres écrivains. C’est quelqu’un de bien. Mais sa situation d’Arabe israélien n’a rien de confortable. C’est sans doute dangereux, pour lui, de boycotter Israel. Il doit avoir peur. Il pourrait perdre son travail. La vie des Arabes israéliens, vivant en Israël, est très dégradée ; c’est très difficile, pour eux, de survivre. Comme tous les Arabes israéliens, Kashua est considéré comme un citoyen de deuxième catégorie, par Israël. Cela n’est pas mon cas ; j’appartiens, en ce qui me concerne, à la classe dominante, je suis juif, je peux boycotter sans encourir personnellement de danger ; mais un Arabe israélien doit faire extrêmement attention.

Silvia Cattori : A l’extérieur aussi ; les intellectuels qui appellent au boycott contre Israël ne sont pas dans une position aisée !

Aharon Shabtai : Vous, les Européens, vous avez décidé de boycotter le peuple occupé de Palestine parce qu’ils ont élu démocratiquement le gouvernement Hamas ; et voilà que maintenant, vous continuez à boycotter la population de Gaza et à collaborer avec Israël contre le peuple palestinien et contre son gouvernement !

Gaza est un ghetto, un camp de concentration ! En même temps, vous, les Européens, vous célébrez Israël, sans la moindre considération pour le calvaire de près de quatre millions de Palestiniens, qui vivent dans une situation similaire à celle des Noirs soumis au régime de l’apartheid, dans l’Afrique du Sud blanche.

Il est difficile de trouver les mots justes permettant d’exprimer une telle absurdité. Le calvaire des Palestiniens est pire que celui des Noirs en Afrique du Sud soumise à l’apartheid.

Les Palestiniens sont affamés, ils sont bombardés quotidiennement, ils se font tuer à grande échelle. La situation, à Gaza, soumise aux opérations militaires agressives d’Israël, est horrible.

En invitant Israël, le gouvernement Sarkozy sait que cela va l’encourager à poursuivre son occupation et ses crimes contre les Palestiniens.

Je ne pense pas que les Européens, avec les valeurs qui sont les leurs, puissent inviter un pays tel qu’Israël, et participer aux célébrations de son soixantième anniversaire. Les Salons de Paris et de Turin ne sont qu’une énième occasion, pour Israël, de faire de la propagande et de se gagner un surcroît de soutien à son occupation militaire.

Quand le Kosovo se battait contre la Serbie, l’Europe a pris partie pour le Kosovo, et elle a fait la guerre à la Serbie. La Serbie était le propriétaire en titre du Kosovo, mais, en dépit de cela, le monde a combattu la Serbie et il l’a bombardée. Dans le cas qui nous occupe, c’est exactement l’opposé. Israël écrase un territoire occupé. Et vous, les Européens, vous allez aider les occupants israéliens, et pas les Palestiniens, qui souffrent, sous cette occupation ? Pourquoi, ce deux poids – deux mesures ?

Silvia Cattori : Jusqu’à présent, il était impossible, fût-ce au sein du mouvement de solidarité avec les Palestiniens, de traiter Israël avec la même sévérité que le régime sud-africain d’apartheid. Quand l’intellectuel helvétique Tariq Ramadan a simplement déclaré que si nous voulons être cohérents et respecter la dignité de l’être humain, nous devons boycotter cette manifestation, il a été vilipendé et accusé d’encourager l’« antisémitisme » [7]. Dans le cas d’Israël, le boycott est souvent considéré par les gens de religion juive, ainsi que par les représentants des partis de gauche, comme un acte « antisémite » !

Aharon Shabtai : Les juifs refusent de voir que près de quatre millions de Palestiniens vivent, actuellement, dans des camps de concentration, dans des camps de prisonniers, comme à Gaza.

Les gens, en Europe, ne savent pas exactement quelle est la réalité, ici. C’est totalement stupide, d’utiliser le mot « antisémite », et de blâmer ceux qui appellent à boycotter Israël ! Je suis né ici, mes enfants vivent ici, et moi aussi, j’exige le boycott d’Israël, moi aussi, je pense comme ceux que l’on accuse « d’antisémitisme ». Récemment, Benny Ziffer, le rédacteur en chef du supplément littéraire du quotidien israélien Haaretz, a appelé au boycott du Salon du Livre, lui aussi.

Ces allégations d’« antisémitisme » ne sont que pure propagande. Jusqu’à récemment, Israël a réussi à faire en sorte que les Européens soutiennent l’occupation. Mais, après la guerre contre le Liban, et après le blocus de Gaza, les peuples européens ne peuvent continuer à soutenir Israël. Les appels au boycott n’ont strictement rien à voir avec je ne sais quel racisme.

Silvia Cattori : Alors que, dans les universités britanniques, il est possible de refuser d’inviter des écrivains ou des scientifiques israéliens, en Europe continentale, la gauche consensuelle ne répond jamais à l’appel au boycott lancé par les Palestiniens. Pourquoi ?

Aharon Shabtai : Je ne comprends pas ce que signifie ce terme de « la gauche », dès lors que ses tenants ne coupent pas toutes relations avec Israël ? Je pense qu’énormément de gens ont peur de se voir accuser d’« antisémitisme ». Aujourd’hui, la signification réelle de l’Holocauste est totalement falsifiée. Il y a bel et bien une industrie de l’Holocauste, qui a été privatisé par la propagande israélienne ; c’est répugnant.

Silvia Cattori : Des gens manifestent-ils leur soutien à votre prise de position ?

Aharon Shabtai : Naturellement. Je reçois beaucoup de lettres d’Europe. Je sais que les gens se sentent concernés ; ils n’ont rien contre les juifs, mais ils condamnent la brutalité de la politique israélienne. C’est cela, que les médias taisent.

Les gens ont soutenu Israël durant tellement d’années ! Mais aujourd’hui, par leurs réactions, nous constatons que les sentiments des gens ordinaires sont très majoritairement opposés à la domination et au militarisme d’Israël. Mais, dans les médias, vous n’en trouvez aucune trace ! Parce que les médias - nous l’avons vu, à propos de la guerre contre l’Irak- sont du côté du pays qui fait la guerre. Les médias sont pro-israéliens.

 Fiera internazionale del Libro de Torino (8 - 12 Mai 2008)
 Salon du Livre de Paris (14 - 18 Mars 2008)

Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier

[1« Le poète israélien Aharon Shabtai dit non au Salon du livre de Paris », silviacattori.net, 22 janvier 2008.

[2Aharon Shabtai, né en 1939 à Tel Aviv, père de six enfants, vit à Tel Aviv. Il est le plus éminent traducteur en hébreu des tragédies grecques et l’auteur de nombreux recueils de poésie. Il a suivi la Tel Nordau School et l’Educational Institute au Kibbutz Merhaviya. Après son service militaire, il a étudié le grec et la philosophie à l’Université hébraïque, à la Sorbonne et à Cambridge et, de 1972 à 1985, il a enseigné les Études théâtrales à Jérusalem. Il a reçu le Prix du Premier ministre pour la traduction en 1993.

[3« Nicolas Sarkozy, la France et Israël », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 17 février 2008.

[4Au sujet d’Abraham Yehoshua, Amos Oz et David Grossman lire également « Omar Barghouti et la Fiera del libro de Turin : La gauche… est-ce que vous vous souvenez de la bataille contre l’apartheid ? », par Michelangelo Cocco, Il Manifesto du 22 janvier 2008 et Mondialisation.ca, 23 janvier 2008.

[5Le quotidien Haaretz, a rapporté (août 2007) que le Ministère des affaires étrangères (par le biais du DCSA : Division for Cultural and Scientific Affairs) utiliserait les écrivains pour promouvoir une belle image d’Israël ; et que tout un va et vient d’écrivains « officiels » sont aidés pour faire la promotion et les traductions de leurs livres en diverses langues.

[6« Egyptian writers protest at Israel’s Paris book fair invite », AFP, 22 janvier 2008.
Parmi les personnalités qui appellent au boycottage : les écrivaines Susan Abulhawa (Etats-Unis) Rita Amabili (Canada) ; Tariq Ali, John Berger, le chef d’orchestre Riccardo Muti, le chorégraphe Omar Barghouti. « Above Politics ?
"Out of Israel" and into Complicity
 », par Omar Barghouti.

[7« A propos de l’appel au boycott de la Foire du livre de Turin », par Tariq Ramadan, Réseau Voltaire, 5 février 2008.
Citation de T. Ramadan : « Toutes les femmes et tous les hommes de conscience - et cela ne concerne pas seulement les Palestiniens et les Arabes - devraient, à mon sens, boycotter la Foire (comme le Salon de Paris d’ailleurs) dont l’invité d’honneur est un pays qui ne respecte pas le droit et la dignité des peuples. »