Le préambule du traité constitutionnel est un passage très général, mais il a pour principale nouveauté la mention des héritages « religieux », avec une tentative de compromis entre les camps laïque et clérical. Deux nouvelles références à la religion sont rajoutées par la suite dans le texte : l’article I-52 institutionnalise « un dialogue régulier » entre l’Union et les Églises, qui se voient placées au cœur de la vie démocratique de l’Union, au même titre que les partenaires sociaux. L’article II-70, lui, garantit à chacun la liberté de « manifester sa religion, individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques ». Cette rédaction pourrait exposer la France à des recours devant la Cour de justice des communautés européennes concernant la loi sur les signes religieux à l’école. La religion est ainsi trois fois mentionnée dans le texte, mais la laïcité ne l’est jamais. Dans un contexte où M. Rocco Buttiglione prononce les propos que l’on sait et où Nicolas Sarkozy propose de modifier la loi de 1905, on comprendra l’inquiétude des défenseurs de la laïcité.
L’Article I-3 détaille les objectifs de l’Union en juxtaposant des objectifs qui n’ont pas grand-chose en commun, comme la stabilité des prix et les droits de l’enfant, la concurrence libre et non faussée et le développement durable ; entre l’économie sociale de marché et la recherche d’une haute compétitivité. Certains de ces objectifs peuvent même être antagonistes dans leurs mises en œuvre. Cet affrontement entre objectifs trouve sa résolution dans la troisième partie du traité constitutionnel : ce qui renforce la concurrence et le marché est célébré ; ce qui concerne la solidarité et la croissance est minoré. Pour « attirer » l’électeur social-démocrate, on lui concède des objectifs sociaux, mais quand il s’agit des politiques concrètes, le libéralisme est gravé dans le marbre.
L’Article I-20 qui traite du Parlement européen étend le domaine de la codécision et c’est une bonne chose, mais le Parlement n’aura toujours pas l’initiative des lois (un comble pour un Parlement), dans le domaine budgétaire, il n’aura qu’un pouvoir d’amendement et enfin s’il procède à l’élection du président de la Commission, c’est sur la base d’une proposition du Conseil européen (I-27), en tenant compte des résultats des élections au Parlement, ce qui est déjà le cas.
Dans le passage sur la majorité qualifiée, l’Article I- 25 du traité, l’ influence d’un État au Conseil dépendra plus directement qu’avant de son poids démographique. Cette règle simplifie les situations et il ne sera pas nécessaire de la revoir à chaque élargissement. Mais il faut garder à l’esprit qu’en conservant ce critère, si la Turquie entre dans l’Union, elle sera le pays le plus influent au Conseil. La Conférence intergouvernementale a relevé les seuils de majorité qualifiée par rapport à ceux qu’avait prévu la Convention et le projet étend insuffisamment le domaine des politiques décidées à la majorité qualifiée et non à l’unanimité ce qui est un gros handicap pour le social et le fiscal. Ces dispositions ne prendront effet que le 1er novembre 2009 (protocole annexe 34). Argument supplémentaire en faveur d’une renégociation.
L’Article I-28 crée un poste de ministre des Affaires étrangères de l’Union. Cette création doit être approuvée, mais la pratique a toutes chances de décevoir, puisque, là aussi, ce qui touche à la diplomatie et à la défense se décidera à l’unanimité. Quand on connaît les inclinaisons pro-américaines des Britanniques et de certains pays européens, l’unanimité ne permettra pas à l’Europe de prendre des positions fortes. Le PS avait demandé que la majorité qualifiée devienne la règle pour la politique étrangère et de sécurité commune. C’est nécessaire pour permettre à l’Europe de peser sur la scène internationale. Gare à une Europe impuissance !
L’Article I- 30 du traité sur la Banque centrale européenne est une véritable douche froide. À Maastricht, l’indépendance de la Banque centrale européenne et sa feuille de route anti-inflationniste étaient la principale condition fixée par l’Allemagne à l’adoption de la monnaie unique. Mais dix ans après, alors que la monnaie unique existe, la Constitution propose de constitutionnaliser une orthodoxie monétaire que de nombreux responsables jugent stupide, mais qui fait la joie des États-Unis qui disposent de règles plus souples. L’actualité le démontre cruellement : alors que l’euro vaut désormais plus de 1,30 dollar, accentuant les délocalisations, pénalisant nos exportations, donc la croissance et l’emploi, la BCE ne veut pas réagir. Certains partisans du « oui » sont conscients du danger et demandent une révision des statuts de la BCE, mais ce n’est pas en votant « oui » qu’ils l’obtiendront par la suite.
De son côté, l’ Article I - 41 sur les dispositions particulières relatives à la politique de sécurité et de défense commune constitutionnalise l’atlantisme. Ce que prévoît ce texte, c’est la primauté de l’OTAN sur toute défense européenne autonome. Si depuis Maastricht, la politique de défense européenne n’a pas connu les développements espérés, le texte de la Constitution risque de marquer un blocage. À l’heure où la politique américaine ne cesse d’inquiéter, l’Union s’apprête non seulement à y souscrire, mais à s’y soumettre. Il est précisé que les seules initiatives possibles concernent des interventions de type « onusien » sur des théâtres extérieurs et non la défense de l’Europe à proprement parler. Quant à la situation en cas d’attaque contre l’Europe elle-même, « l’Otan reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense et l’instance de sa mise en œuvre ». On n’avait jamais sanctuarisé aussi clairement l’atlantisme ! Nous sommes nombreux à vouloir au contraire une défense européenne forte et autonome, capable de garantir la paix et la stabilité.
En ce qui concerne les coopérations renforcées, les Articles I-44 et III-419 prévoient des dispositions beaucoup trop restrictives alors que la possibilité de lancer des « coopérations renforcées » est un enjeu décisif dans l’Europe élargie. Nous avions demandé à l’unanimité la possibilité d’aller plus loin durant les élections européennes. Or, dans le projet actuel de Constitution, certaines conditions de procédure sont durcies par rapport au traité de Nice. Le seuil des coopérations renforcées est relevé : il passe de 8 États à 1/3 des membres (soit 10 pour 29 membres). Même si on les réunit, il faudra ensuite obtenir un vote de la Commission, du Parlement et du Conseil européen. Et n’importe quel État pourra s’opposer à cette initiative au motif que l’ensemble des États pourrait s’engager sur cette voie « dans un délai raisonnable » ! Enfin, toute coopération susceptible d’avoir une incidence sur le marché intérieur ou de provoquer des distorsions de concurrence serait interdite. Autant dire : impossible ! Si on est, comme moi, partisan de l’approfondissement du projet européen, si on refuse sa dilution, il faut formuler une autre proposition, plus simple et réaliste.
Les Articles I-53, 54 et 55 traitant des finances de l’Union n’admettent pas le déficit et ne permettent pas d’emprunt. Le verrouillage du budget et des fonds structurels est donc complet. Ce verrou privera l’Union de ressources propres et donnera à chaque État le pouvoir de bloquer les recettes et les dépenses. L’Europe, avec ce texte, n’aura pas les moyens de financer ce qui engage son avenir et permettrait sa cohésion interne. La croissance, l’emploi et l’innovation en feront les frais. Alors que l’Europe et ses besoins s’élargissent, notre Union s’appauvrit. C’est un peu une Union au rabais que l’on nous propose de constitutionnaliser.
Sur la question de la démocratie participative, le traité constitutionnel avait soulevé beaucoup d’espoir mais l’ Article I -47 se contente de principes généraux, et de reprendre des formulations existantes, à l’exception du droit de pétition. Avec ce dernier droit, on donne aux citoyens la possibilité de s’adresser directement aux institutions, mais immédiatement on en limite les effets : la Commission pourra refuser de donner suite à la pétition.
Les Articles III-122 et 166 traitent des services publics, qui sont au cœur du lien social et de la cohésion territoriale, mais qui ne sont pas au cœur du texte constitutionnel. Les services publics sont rebaptisés « services d’intérêt économique général » (SIEG) et les textes qui en traitent se réfèrent systématiquement aux articles III-166 et III-167. Or, ces articles réaffirment le primat des « règles de la concurrence » sur les services publics, auxquelles ils ne constituent qu’une dérogation très encadrée. Il serait illusoire de voir dans la mention des Sieg une avancée décisive par rapport au cadre actuel. Une vraie avancée aurait été de reconnaître le service public parmi les « valeurs » de l’Union dans la première partie du texte. Et de préciser que le service public peut venir limiter l’application du principe de concurrence. Après un « non » de la France, ce doit pouvoir être un objectif de négociation.
Enfin, l’Article IV 445 traite des procédures de révision. Le risque que fait courir cet article est celui de la glaciation. Beaucoup de partisans du « oui » conviennent eux-mêmes que cette Constitution n’est pas satisfaisante et veulent la réviser aussitôt adoptée. Mais la révision est en réalité quasiment impossible car l’unanimité est requise. Certains croient répondre en indiquant que, si la Constitution ne peut être révisée qu’à l’unanimité, c’était déjà le cas avant. Le raisonnement est largement spécieux car il ne tient pas compte de l’évolution de l’Europe. Les révisions précédentes ont été acquises entre des États moins nombreux, plus homogènes, unis par des affinités qui facilitaient le consensus. Les difficultés seront beaucoup plus lourdes à 25 ou à 30. Valéry Giscard d’Estaing affirme lui-même qu’avec ce texte « nous en prendrons » pour 40 ou 50 ans. La seule vraie révision, c’est le « non ». À travers ce projet de Constitution, la question soumise aux Français se ramène à : voulez-vous prendre un aller simple pour une Europe finalement diluée, libérale et atlantiste ?
Il est important d’améliorer le texte sur au moins trois aspects : se concentrer sur les institutions et sur la charte, en écartant l’énorme partie III consacrée aux politiques ; rendre les coopérations renforcées plus faciles, dès que six États sont d’accord pour avancer ; permettre une révision du texte à la majorité qualifiée pour laisser l’avenir ouvert. Pour y parvenir, il faut d’abord choisir le « non ». Notre mot d’ordre a été jusqu’ici : « Et maintenant l’Europe sociale. » Je ne suis pas d’accord pour le transformer en un : « Et maintenant l’Europe libérale. » Je ne sens pas les socialistes, la gauche et plus largement le peuple français, approuver aux côtés de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy un texte aussi contestable.

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« Pourquoi il faut dire non à la Constitution européenne », par Laurent Fabius, Libération, 23 novembre 2004.