Après avoir quitté la CIA, j’étais naïvement heureux d’avoir laissé tout ça derrière moi, mais après le 11 septembre, ce que les gens disaient des auteurs des attentats ne coïncidaient pas avec ma propre expérience. J’ai donc commencé à travailler sur ces gens et comme il n’y avait pas de bases de données sur les auteurs d’attentats, j’ai rassemblé des biographies de terroristes, issues de différentes sources, principalement des compte-rendus d’audience.
Nous savons tous qu’Al Qaïda est un mouvement social islamiste violent rassemblé autour d’une vision commune d’un État salafiste. Al Qaïda en lui-même est un petit mouvement à l’intérieur de ce large mouvement social qu’il contrôle plus ou moins. La part de ce mouvement qui représente une menace pour les États-Unis tire son idéologie des travaux de Saïd Kuttab et de ses héritiers, responsables de l’assassinat de Sadate, en 1981, et arrêtés la même année. Moubarak les a libérés généreusement en 1984, mais ils furent continuellement harcelé par la police égyptienne et ils partirent pour l’Afghanistan où ils participèrent peu aux combats. Ils n’eurent pas de contacts avec les États-Unis. Après la fin de l’occupation soviétique, la plupart de ces hommes retournèrent dans leur pays, sauf ceux qui y étaient recherchés et qui demeurèrent en Afghanistan. Les plus militants d’entre eux se retrouvèrent plus tard à Khartoum dans le Front national islamique d’Hassan al-Turabi. C’est durant cette période que le projet salafiste définit sa stratégie : s’attaquer aux États-Unis en raison de leur soutien aux gouvernements arabes et les chasser de la région pour construire un État salafiste en Égypte et en Arabie saoudite. Peu de temps avant de retourner en Afghanistan, ben Laden lança une fatwa contre les États-Unis.
_ Beaucoup pensent que les terroristes sont le fruit de la pauvreté, de familles brisées, de l’ignorance ou sont des faibles d’esprit, mais 90 % des biographies que j’ai pu rassembler montrent au contraire que les terroristes viennent de familles aisées : 63 % ont été à l’université, les trois quarts ont des métiers à responsabilité, peu ont une formation religieuse ou militaire, 73 % sont mariés et une grande majorité ont un ou des enfants. La plupart sont devenus religieux sur le tard (l’âge moyen d’entrée dans le jihad est de 26 ans) et ils n’ont pas rejoint ce mouvement dans leur pays. Ainsi, le modèle dominant est un individu d’un pays A, vivant dans le pays B et s’attaquant au pays C (souvent les États-Unis) alors qu’auparavant tout se déroulait dans le même pays et c’était le gouvernement local qui était visé. La France est le quatrième pays formateur après l’Arabie saoudite, l’Égypte et le Maroc. Il faut noter cependant que 68 % des terroristes ont des amis menant le jihad avant d’entrer dans ce mouvement et que 20 % ont des liens familiaux. Au final, 88 % connaissent des personnes de ce groupe avant d’y rentrer. Notons également que 60 % des cas que j’ai pu étudier sont passés par 12 mosquées dans le monde._ Cela prouve que ces groupes ne sont pas aussi diffus qu’on l’affirme et qu’il s’agit d’un petit groupe d’individu. Il est difficile de dresser un profil commun, il s’agit plus d’une trajectoire commune et il n’y a pas vraiment de recruteurs, tous sont volontaires. Cela a pour conséquence qu’il n’y a pas tant que ça de terroristes aux États-Unis ou de cellules dormantes. Toutefois, les attentats de Madrid ont montré que ces groupes avaient une structure décentralisée et que la perte des trois quarts des membres originels ne nous a pas mis davantage en sécurité.

Source
Jerusalem Post (Israël)

« Organic terrorism », par Marc Sageman, Jerusalem Post, 23 novembre 2004.