Le tendanceur Stephan Sigrist, du célèbre Institut Gottlieb-Duttweiler, a rédigé une étude intitulée Food Visionen für übermorgen (« Visions alimentaires pour après-demain »). Des nouveaux désirs des pays riches industrialisés et des innovations de laboratoires de recherches, il déduit certaines tendances fortes en matière d’alimentation. Elles ne se réaliseront certes pas toutes mais sont en principe possibles. Les technologies actuelles, comme la nanotechnologie et le génie génétique, devraient exercer une influence déterminante.

Tout en haut du menu figure l’ultra convenience food. La convenience food, ce sont les plats cuisinés, les plats tout préparés (convenience = commodité). Selon le Rapport allemand 2004 sur l’alimentation, le citoyen moyen ne passe plus que 47 minutes par jour en moyenne à se nourrir, plus ou moins rapidement. Une « commodité » accrue devrait, selon l’étude, être un des facteurs de croissance les plus importants du marché de l’alimentation, car « les consommateurs recherchent de plus en plus des aliments qui rendent la nutrition plus simple et plus rapide ». Une des grandes tendances consiste dans les aliments que l’on ne mangera plus qu’une fois par semaine, une concession peut-être à la majorité de plus de 50% des ménages dans lesquels, aujourd’hui déjà, on ne cuisine plus du tout ou au maximum une fois par semaine. En outre, on devrait disposer de boissons et d’aliments sous des formes très variées et correspondant à tous les goûts. Et pourquoi ne pas chercher de nou­velles sensations fortes avec la« taste, mood & mind foo », la nourriture, issue des laboratoires, qui s’adresse à tous les sens ? Des agents de sapidité tout à fait inédits devraient aromatiser des aliments traditionnels. La mind food devrait, par exemple lorsqu’on mange du nasi-goreng, vous apporter toutes les sensations visuelles et olfactives d’un voyage en Indonésie. Jamais encore les voyages en pays lointain n’auront été aussi avantageux. Et le lendemain matin, on est de nouveau au bureau.

Alicaments : les médicaments dans votre assiette

Les progrès de la recherche biomédicale doivent être davantage utilisés dans la confection des aliments et leur prise régulière devrait permettre de traiter des maladies chroniques. Les régimes pourraient être adaptés aux symptômes et la nourriture se rapprocher d’un médicament. Ainsi, les aliments vont acquérir des fonctions de plus en plus spécifiques grâce aux substances souhaitées. Il devrait y avoir des produits contenant des bactéries capables de fabriquer dans le système digestif des vitamines et des médicaments.

L’étude nous promet que les substances nuisibles à la santé seront, après un festin, éliminées de l’organisme grâce à des anticorps spécifiques.

L’enhancement food rend jeune, beau et intelligent

Il existera au petit-déjeuner des flocons qui rendent intelligent, à midi des filets anti-vieillissement accompagnés de tomates à effet Botox qui, naturellement, effacent toutes les rides. En outre, les aliments « immortels » se garderont presque indéfiniment.

Un bon tuyau : les nanoaliments

De plus, ce que 75% des Allemands refusent depuis longtemps, les aliments génétiquement modifiés ou provenant de cultures OGM ar­rivent dans nos assiettes-laboratoires. Mais ce n’est pas tout, il y a encore les nanoaliments. Ces deux variations de la haute technologie sont destinées à « permettre la fabrication durable et efficace d’aliments ».

La ministre allemande de la recherche ­Annette Schavan a déclaré, le 6 novembre 2006, lors de la présentation de la « Nano-Initiative – Aktionsplan 2010 » : « Nous allons faire en sorte en Allemagne que les excellents résultats scientifiques en nanotechnologie soient appliqués plus rapidement et plus efficacement aux produits de demain. » Selon elle, l’Allemagne est leader européen dans ce domaine. En 2005, elle a investi quelque 310 millions d’euros dans la recherche et le développement de la nanotechnologie. En 2006, ce chiffre devrait atteindre plus de 330 millions d’euros. Actuellement, 600 entreprises sont spécialisées dans ce secteur et la nanotechnologie est censée avoir créé 50 000 emplois. On prévoit pour 2015 des investissements d’un milliard d’euros dans le monde entier.

Un communiqué de presse du Ministère fédéral de l’éducation et de la recherche du 10 octobre 2006 participe à ce battage médiatique. Il commence par déplorer ­l’augmentation des maladies liées à l’alimentation, comme le diabète et l’obésité, pour en venir rapidement à son sujet central :
« Pour lutter contre ces maladies, le Ministère soutient la recherche sur les fondements moléculaires de l’alimentation. Il s’agit de mettre au point des aliments adaptés aux besoins qui améliorent la qualité de vie. Il soutient par conséquent 14 projets de recherches grâce à un total de quelque 13 millions d’euros. L’industrie est un partenaire important. Les 28 entreprises participantes investissent quelque 4,3 millions d’euros dans ces projets. La recherche sur « l’alimentation fonctionnelle » doit apporter dans les 3 ans qui viennent des données moléculaires qui nous renseignent sur l’interaction entre l’homme et les aliments.

Ces connaissances seront ensuite appliquées à la fabrication d’aliments adaptés aux besoins afin de prévenir les maladies dues à l’alimentation. Ainsi, de nouveaux exhausteurs de goût doivent être trouvés afin de mettre au point des aliments pauvres en sel sans perte de goût car la consommation élevée de sel est cause d’hypertension. Au centre de ces projets figurent en outre des recherches sur l’influence des bactéries probiotiques sur les inflammations intestinales et la mise au point de propriétés du café bonnes pour la santé. »

L’avenir a déjà commencé

En Israël, on expérimente le renforcement de l’arôme du café au moyen de sucre et d’acides aminés. Ces deux substances pourraient être enfermées dans des nanocapsules pulvérisées sur les grains de café ; ces capsules n’éclateraient que lorsque l’on verse de l’eau bouillante dessus et les deux substances réagiraient alors avec le café. Ce n’est qu’une des innombrables applications actuelles de la nanotechnologie.

« Nano » vient du grec nanos, qui signifie « nain », mais il s’agit ici d’un ordre de grandeur à peine imaginable : 1 nanomètre représente un milliardième de mètre, ce qui correspond à 1/50000e du diamètre d’un cheveu.

On sait maintenant que les substances modifient leurs propriétés dans le domaine du « nano ». Ce ne sont plus les lois physiques classiques qui entrent en jeu mais celles de la physique quantique. On observe également des effets biologiques que l’on ne sait pas encore expliquer.

La nanotechnologie trouve déjà des applications dans la vie courante, par exemple dans les produits d’entretien, les peintures, les tissus résistant aux intempéries, les piles, les lave-linge, les produits cosmétiques pour adultes et même les bains moussants pour bébés.

Jusqu’ici, il n’y a guère eu de débat public

La nanotechnologie permet l’utilisation de méthodes nouvelles servant par exemple à combiner substances organiques et substances inorganiques. Aux États-Unis, environ 50% des sommes consacrées à cette technologie vont à la recherche militaire. Or jusqu’ici, il n’y a guère eu de débat public sur la question. Pourtant Hiltrud Breyer, députée au Parlement européen, met en garde : « Les consommateurs sont utilisés comme des cobayes pour les nanoproduits. Ceux-ci arrivent sur le marché sans être soumis à des réglementations bien que la nanotechnologie implique des risques importants, comme l’a montré l’opération de rappel d’un nanoproduit d’entretien à la suite de nombreux cas d’intoxication ».

Pourtant l’avenir des nanoactivités opaques a commencé. Plus de 200 sociétés alimentaires transnationales investissent déjà dans les nanotechnologies. Excellence in Food, autre document stratégique suisse destiné au secteur alimentaire prévoit l’arrivée sur le marché de « produits alimentaires totalement synthétiques élaborés entièrement par des robots. »

« Nano » à l’extérieur, « nano » à l’intérieur

Une viande « totalement synthétique pourrait être fabriquée dans des laboratoires ». A l’aide de « synthétiseurs alimentaires », sortes de tables de mixage, nous pourrions fabriquer des aliments à partir de matières premières choisies en fonction de leur composition génétique. Des chercheurs universitaires expérimentent de la nanonourriture pour volailles en tant qu’alternative à l’adjonction d’antibiotiques. Monsanto, Syngenta et BASF expérimentent des nanocapsules contenant des pesticides pour les introduire dans les plantes plus facilement et, si nécessaire, à retardement.

Dans l’élaboration des aliments, la nanotechnologie est déjà utilisée dans deux secteurs :
 Le nano outside concerne les emballages. Des symboles colorés indiquent la durée de conservation et changent de couleur quand l’aliment est périmé. On pourrait combiner les étiquettes de prix avec des capteurs de manière à ce que plus les produits vieillissent, meilleur marché ils soient. Des nanoparticules pourraient également indiquer quand les produits sont devenus inconsommables. Elles pourraient aussi servir à augmenter la durée de conservation, l’emballage tuant les microbes. Le commerce et l’industrie espèrent que le « nano outside » leur fera faire des économies.
 Le nano inside doit servir à créer des produits inédits. Il s’agit là d’introduire des nanoparticules dans des produits. Ainsi, des multinationales agro-alimentaires – Kraft, Nestlé, Unilever – ont déjà recours à la nanotechnologie pour modifier la structure des aliments. Kraft planche sur des boissons interactives qui, grâce à des nanocapsules, changent de couleur et de goût quand on les secoue. On pourrait aussi imaginer une nanopizza miracle qui, à différentes températures du four à micro-ondes, auraient un goût différent : à 150° « Napoli », à 200° « Funghi », etc.

A vrai dire, depuis des années de nombreuses personnes absorbent régulièrement de petites quantités de nanosubstances et les spécialistes estiment qu’elles sont « suffisamment expérimentées et sans danger ». Il s’agit par exemple d’oxyde de silicium qui, sous forme de particules minuscules, épaissit le ketchup. Nous en absorbons également en mangeant des barres chocolatées Mars : il se trouve dans la couche protectrice. En tout cas, le fabriquant détient un brevet à ce sujet.

Unilever concocte des nanoémulsions qui rendent les crèmes glacées plus onctueuses. D’autres inventent des nanocapsules qui introduisent dans l’organisme, à l’insu des consommateurs, des substances nutritives et des arômes artificiels et cela de manière ciblée, rapide et sûre. On appelle ces aliments des « nanoceuticals », ce qui laisse entendre qu’ils ont un effet pharmaceutique.

Ainsi, face au débat sur les risques et les chances du « nano » qui avait commencé en 1998, il a été décidé d’obéir à la même stratégie que celle adoptée en 1984 dans le débat sur les OGM, c’est-à-dire de « le mener strictement en interne, sinon des débats de fond pourraient s’engager », tout le reste devant être réglé lors d’un débat sur l’acceptation sociale ». Celui sur la nanotechnologie a été mené en 2006 lors d’une « conférence de consensus » par 18 personnes formées au préalable.

La raison donnée par l’Institut fédéral [allemand] d’évaluation des risques (BfR) était la suivante : « La communication prématurée sur les applications possibles et les risques éventuels des nanosubstances dans les produits alimentaires et autres aura une influence décisive sur l’acceptation sociale de la nanotechnologie. »

Les participants à la conférence estimèrent à l’unanimité que l’utilisation de la nanotechnologie dans l’alimentaire était un « domaine sensible » et demandèrent à l’industrie d’agir de manière responsable. Malheureusement aucun représentant de ce secteur industriel n’était présent pour faire valoir son point de vue et participer au débat. Ainsi des questions notamment sur les aliments pour les bébés et les enfants restèrent sans réponse.

On regretta également que dans la promotion de la recherche sur la nanotechnologie en Allemagne et dans l’UE, une part minime soit accordée à la recherche sur les risques. La conférence exigea l’instauration d’une obligation d’étiquetage « nano » afin que le consommateur puisse faire des choix et ne soit pas induit en erreur. Elle demanda également une procédure d’agrément pour les nanoproduits alimentaires.

900 brevets attribués à un unique chercheur

Hiltrud Breyer, qui représente depuis de longues années les Verts au Parlement européen, déplore le fait que « les responsables politiques se laissent influencer par le battage médiatique autour de la nanotechnologie sans que l’on sache vraiment où l’on va et [que] l’industrie évite tout débat sur une réglementation. On a ainsi déjà créé des faits accomplis sans débat public. En ce qui concerne l’analyse des risques, on est en présence d’un énorme trou noir. Alors qu’il y a longtemps qu’on aurait dû faire des recherches sur les risques et réglementer l’étiquetage, on finance de plus en plus généreusement les recherches et on accorde de plus en plus de brevets. Selon des enquêtes du groupe canadien ETC [observateur des développements technologiques], le champion est un Chinois qui détient plus de 900 brevets sur les nanoversions de plantes de la médecine chinoise traditionnelle. »

Mise en garde contre des risques incalculables

Les toxicologues s’inquiètent. Ils mettent en garde contre les dangers incalculables résultant des contacts des « nains miraculeux » avec notre organisme.

Des scientifiques n’étudient que peu à peu et certainement de manière incomplète pour le moment les risques que peuvent entraîner à la longue les nanoparticules. Ainsi des chercheurs en médecine environnementale de l’Université de Düsseldorf ont prouvé que certains types de particules, utilisées notamment dans des peintures, endommagent, quand elles sont hautement concentrées, les fonctions du noyau des cellules humaines. A Rochester (USA), des scientifiques ont fait inhaler à des souris de laboratoire une grande quantité de nanoparticules, ce qui a entraîné des troubles circulatoires. On ne peut pas exclure non plus des dommages au cerveau. Selon Peter Wiedemann, spécialiste du centre de recherche Jülich, « il est certain qu’il existe un risque potentiel. »

Le fait que des grands assureurs comme Swiss Re et Allianz/OCDE insistent pour que s’instaure un débat public et qu’on mette en place une réglementation prouve l’urgence qu’il y a à évaluer ces risques potentiels. Leurs réflexions approfondies montrent que la nanotechnologie pourrait présenter des risques du même ordre de grandeur que la technologie nucléaire et le génie génétique.

Version française : Horizons et débats