Grand-père, le paysan de l’Erlenhof pense abandonner son domaine. Il dit que l’accord de libre-échange avec l’Union européenne menace ses moyens d’existence.

Grand-père : Oui, la conseillère fédérale Doris Leuthard, cheffe du département de l’Economie publique, vient d’annoncer qu’elle veut conclure un accord de libre-échange avec l’UE dans le domaine agricole. Les négociations commenceront prochainement.

Est-ce que c’est si grave ? Libre-échange, ça sonne pourtant bien. Chacun produit ce qu’il sait le mieux produire et ensuite, il le vend aux autres. Ces derniers font la même chose et tout le monde en profite. Où est le mal ?

C’est que ça ne marche pas toujours. Notre pays en particulier a une grande expérience du libre-échange. Nous avons été des pionniers et aujourd’hui, nous sommes des experts en la matière. En histoire, vous avez étudié l’ancienne Confédération. Il y a 700 ans, nos ancêtres ont conclu une alliance pour pouvoir vivre libres, sans dépendre d’un seigneur féodal. Ils ont chassé les nobles et ont acquis de haute lutte leur indépendance dans beaucoup de batailles sanglantes. Ils sont ainsi devenus en Europe une puissance militaire importante et redoutée qui commençait même à conquérir des territoires.
En 1515, lors de la bataille de Marignan, en Italie, les Confédérés ont subi pour la première fois une terrible défaite contre le roi de France François Ier. Cela a provoqué un changement de politique. Heureusement. Après 1515, la Suisse n’a plus jamais mené de guerre en dehors de ses frontières. François Ier était très intelligent : Il s’est gardé d’humilier les Confédérés dans le traité de paix. Tout au contraire, il leur a offert un accord de libre-échange. C’était une invitation à faire du commerce avec la France. Les frontières ne devaient pas être un obstacle. L’ancienne Confédération a répondu à l’invitation et depuis elle n’a plus fait que du commerce avec l’étranger. Certes, l’accord de libre-échange avec la France stipulait entre autres que la Suisse devait mettre, contre rémunération, des mercenaires à la disposition des rois de France. Autrement dit, nous exportions des mercenaires. Cela aussi appartenait au libre-échange. Même le pape s’est offert une Garde suisse à l’époque. Elle existe toujours.

Combien de temps cela a-t-il duré avec la France ?

Presque 300 ans. Déjà en ce temps-là, des secteurs économiques importants, comme l’industrie horlogère qui fait la réputation de la Suisse aujourd’hui encore, ont commencé à se développer. A l’époque déjà, on exportait des montres.

Qu’est-ce qui s’est passé avec l’agriculture ?

L’accord de libre-échange avec la France a changé le visage de la Suisse. Pas seulement celui des villes, mais aussi celui des régions rurales. Dans beaucoup de villages, le droit successoral agricole stipulait que la ferme devait être transmise par indivis au fils aîné ou au cadet. Ses frères et sœurs devaient trouver une autre activité. Ainsi le peuple de paysans et de bergers est devenu de plus en plus un peuple d’artisans habiles et pleins d’initiative, d’ouvriers qualifiés et de fabricants, c’est-à-dire d’entrepreneurs qui importaient des matières premières et produisaient des marchandises pour l’exportation. Si tu traverses la Suisse à bicyclette, tu verras dans beaucoup d’endroits d’anciens bâtiments d’usine. Avant la Révolution française déjà, la Suisse, pays sans accès à la mer et sans matières premières, était le pays le plus industrialisé du continent européen. C’est pourquoi il est étrange que l’on demande aux paysans de devenir des entrepreneurs. Ils l’ont toujours été.

C’est passionnant … et ensuite ?

Pendant le XIXe siècle, les entrepreneurs suisses restèrent des pionniers du libre-échange. Un professeur français de l’époque a écrit qu’aucun pays du monde n’avait, comparé à sa taille, des relations commerciales aussi étendues que la Suisse. Les Glaronnais vendaient par exemple leurs textiles en Afrique et en Chine. Aujourd’hui, c’est l’inverse : nous portons des vêtements qui viennent de Chine. A l’époque, il n’y avait pas non plus de protection à la frontière pour les produits agricoles, jusqu’à ce que se produise un événement crucial : En 1881 a été inauguré le tunnel du Gothard et de grandes quantités de céréales russes et américaines bon marché sont arrivées en Suisse, transitant par le port méditerranéen de Gênes. Beaucoup de paysans céréaliers n’arrivaient plus à couvrir leurs frais et se mirent à produire du lait et de la viande. Cela s’est passé très rapidement. La Suisse est devenue « verte », beaucoup de terres arables ont été transformées en pâturages. Ainsi la Suisse est devenue dépendante de l’étranger. Pendant la Première Guerre mondiale et les années suivantes, cela a eu des effets très négatifs, car les importations n’étaient pas garanties. Aussi la population suisse a-t-elle commencé à réfléchir : « Quelle agriculture voulons-nous ? Dans quelle mesure voulons-nous être dépendants de l’étranger dans le domaine des produits alimentaires ? Comment pouvons-nous aider et protéger nos paysans ? » Ces questions furent à l’origine de la politique agricole que nous connaissons aujourd’hui. Pendant la Seconde Guerre mondiale, cette politique s’est avérée salutaire. Sans les paysans et avant tout sans la politique agricole, nos grands-parents et arrière-grands-parents auraient souffert de la faim. Si tu veux, je t’en parlerai une autre fois.

Volontiers. Je ne connais rien de tout cela.

Tu vois, le libre-échange a sans doute des avantages. Le développement écono­mique de la Suisse en est la preuve. Mais ce n’est pas une loi naturelle incontournable devant laquelle on est impuissant, comme devant le temps qu’il fait. Nous pouvons réfléchir à l’agriculture que nous voulons, nous demander dans quelle mesure nous voulons être dépendants de l’étranger pour nos produits alimentaires et quelle est la meilleure réglementation possible. On se posait ces questions il y a 100 ans, on se les pose aujourd’hui et on se les posera demain. L’Etat a le devoir de soutenir et de protéger les paysans et de veiller à l’approvisionnement alimentaire, ce que nous voulons également. Les consommateurs aussi peuvent contribuer à soutenir les paysans.

Pourquoi veut-on instaurer le libre-échange dans le domaine de l’agriculture aujourd’hui bien qu’il ne se soit pas avéré efficace ?

Cela dépend d’accords internationaux et des politiques qui ont soutenu ces accords. Cela me fait penser à deux d’entre eux, les conseillers fédéraux Hans Schaffner (PRD) et Josef Deiss (PDC).

Hans Schaffner fut un des pères du miracle économique des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Il était responsable du libre-échange. Aujourd’hui on le surnommerait « Monsieur Libre-échange ». Il a joué un rôle primordial dans la création de l’AELE (Association européenne de libre-échange) et dans l’élaboration de l’accord de libre-échange avec la CE de 1971, qui conserve une grande importance. Il a mené les négociations qui ont abouti à l’adhésion de la Suisse au GATT. Cette organisation multinationale s’était fixé pour objectif de réduire progressivement les obstacles économiques et les droits de douane au niveau mondial. Hans Schaffner a mené toutes ces négociations de manière à ce que l’agriculture n’en souffre pas et qu’elle laisse à la Suisse la possibilité de mener une politique agricole autonome. « Pas sans les paysans » était sa devise. Il a convaincu ses partenaires et a atteint ses objectifs au sein de l’AELE, du GATT et de la Communauté européenne. Son succès auprès du GATT fut surprenant. Il a réussi à imposer une réserve en faveur des paysans. Cette politique n’a pas nui à la Suisse, tout au contraire. Elle a surtout renforcé le sentiment que nous sommes solidaires des paysans et que nous sommes tous dans le même bateau.

N’avons-nous plus de politiciens comme Hans Schaffner, qui défendent notre agriculture et notre approvisionnement alimentaire ?

Depuis 1995, nous avons l’OMC. Elle veut supprimer tous les obstacles économiques et droits de douane et intégrer les produits agricoles dans le libre-échange. En cela, elle fait marche arrière.

Pourquoi a-t-on fait cela ?

L’agriculture s’est transformée. Dans cer­taines régions du monde, on ne trouve plus guère de fermes. On produit et fait du commerce de manière industrielle, comme le fait une usine. C’est devenu un très gros marché. Les produits agricoles sont négociés en Bourse. On spécule comme sur les titres et la monnaie.

Qu’est-ce que ça signifie pour la Suisse ?

L’attitude envers l’agriculture a changé. Economiesuisse, l’association économique la plus importante de Suisse, est aujourd’hui d’avis que les intérêts de l’agriculture ne peuvent être défendus auprès de l’OMC que dans la mesure où les intérêts du reste de l’économie ne sont pas touchés.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que les paysans nuisent à l’économie ?

Economiesuisse pense ceci : Si nous ouvrons entièrement nos frontières aux produits agricoles, par exemple aux légumes ou aux céréales, notre économie d’exportation pourra, en contrepartie, encore mieux vendre ses produits sur les marchés étrangers et l’UBS pourra encore plus facilement ouvrir une nouvelle succursale à Pékin, par exemple.

C’est curieux : qu’est-ce que nos paysans ont à voir avec une succursale de l’UBS à Pékin ? On nous a appris à l’école qu’on ne pouvait pas mélanger les torchons et les serviettes. Et l’UBS devrait d’abord balayer devant sa porte avant d’ouvrir de nouvelles succursales. Qu’en dirait Hans Schaffner ?

Tu as raison. Il est vraiment étrange que nos hommes politiques soutiennent aux dépens des paysans des entreprises multinationales qui ont déjà facilement accès aux marchés et qui gagnent chaque année plusieurs milliards. Depuis 2001, on négocie au sein de l’OMC, dans le cadre du Cycle de Doha. On veut également conclure dans le secteur de l’agriculture un grand accord sur le libre-échange valant pratiquement pour le monde entier. Il devrait aussi apporter des avantages à notre économie d’exportation. Mais ces négociations n’ont pas abouti jusqu’à présent. La Conférence des ministres qui était prévue pour décembre 2007 a été annulée.

Pourquoi ?

Le concept ne fonctionne pas. Les raisons en sont simples : Chaque pays a sa propre agriculture et sa propre politique agricole qui diffèrent tout autant que les pays eux-mêmes. Les diverses agricultures ne sont pas comparables et on ne peut pas s’en servir pour compenser autre chose. Dans ce domaine, l’uniformisation est absurde. On savait cela au GATT ; c’est pourquoi on a qualifié les produits agricoles de « produits sensibles » et on ne les a pas intégrés dans le libre-échange, à la différence des produits industriels et des services. Hans Schaffner a contribué à ce que ce point de vue soit accepté peu à peu au sein du GATT. Malheureusement, ce progrès a été oublié. Peut-être aussi parce que nous n’avons plus de personnalités comme lui au Conseil fédéral.

Tout à l’heure, tu as mentionné le conseiller fédéral Josef Deiss. Quel rôle a-t-il joué ?

Le conseiller fédéral Deiss a conduit pour la Suisse les négociations du Cycle de Doha jusqu’à sa démission en 2006. Il a soutenu le nouveau concept de l’OMC, qui intègre l’agriculture dans le libre-échange. Il s’opposait ainsi avec Hans Schaffner, qui avait résolument combattu cette idée au sein du GATT. L’agriculture doit être transformée, a déclaré Josef Deiss aux paysans suisses. Vous devez vous préparer à l’ouverture des frontières. Il n’a jamais cessé d’annoncer le succès imminent du Cycle de Doha. L’accord va être signé sous peu, a-t-il déclaré maintes fois à la télévision.

Qu’est-ce qui s’est passé alors ?

Sous cette pression, l’agriculture suisse a été transformée pendant des années. Ceux qui n’arrivaient pas à s’adapter à la nouvelle politique ont abandonné. A peu près un tiers des paysans ont abandonné jusqu’à présent. Le taux d’autosuffisance du pays est tombé en dessous de 55%. Il est environ au même niveau qu’avant la Première Guerre mondiale. Le négociateur pour la Suisse à l’OMC, l’ambassadeur Luzius Wasescha, a précisé un jour à quoi on pourrait aboutir : le nombre de paysans pourrait passer de 60 000 aujourd’hui à 25 000. Il y a 15 ans, ils étaient encore 100 000.
Aujourd’hui, il faut se poser la question de savoir si le Conseil fédéral se laisse guider par un fantôme. Transformons-nous notre agriculture à cause d’un traité de libre-échange qui n’existe pas encore et qui ne va probablement jamais exister ? Nos enfants vont-ils nous pardonner cela plus tard ?

Est-ce qu’un fantôme est quelque chose comme le monstre du Loch Ness en Ecosse ?

Oui, exactement. Seulement le monstre du Loch Ness est quelque chose d’amusant qui ne fait de mal à personne. Au contraire, le tourisme en profite. L’accord de l’OMC, dont on dit qu’il est imminent mais qui ne vient pas, nuit à nos paysans et à notre pays.

Sur un deuxième point, Josef Deiss se distingue de Hans Schaffner. A peu près au moment où l’OMC a été créé, notre gouvernement a fixé comme but stratégique l’adhésion à l’UE. Deiss en était un partisan convaincu et a fait avancer cette politique. Pour Hans Schaffner, il n’en était pas question : l’indépendance et l’autonomie étaient importantes. Il en allait tout autrement de Josef Deiss. Dans son discours d’adieux, il soulignait encore qu’une adhésion à l’UE était inévitable. Il savait que cet objectif ne pouvait être atteint qu’en alignant l’agriculture suisse sur celle de l’UE. Juste avant de se retirer, il lançait l’idée d’un accord de libre-échange avec l’UE.

Hans Schaffner, par contre, savait où le libre-échange avait sa place et où il ne l’avait pas. A mes yeux, c’est lui qui était le plus lucide.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

La conseillère fédérale Doris Leuthard poursuit la politique de son prédécesseur. Elle dit qu’on est à la veille d’un accord à l’OMC. Au Cycle de Doha, elle veut pousser à un accord et baisser jusqu’à 70% les droits de douane à l’importation des produits agricoles. Elle dit que les agriculteurs doivent s’habituer à l’ouverture des frontières et elle voit des avantages insoupçonnés dans le libre-échange avec l’UE.

Oui, Doris Leuthard dit que la Suisse est un îlot de luxe et que nous payons beaucoup trop cher les produits alimentaires.

C’est faux. La Suisse est non seulement un « îlot de luxe » mais aussi un « îlot de salaires élevés ». Par rapport à nos revenus, nous payons les produits alimentaires moins cher que les habitants de l’UE. Ce sont les médias qui mettent en avant les différences de prix si bien que les consommateurs s’imaginent qu’ils sont désavantagés.

Les médias disent que le libre-échange mondial des produits agricoles est moderne et orienté vers l’avenir.

Probablement parce que beaucoup de journalistes souhaitent que la Suisse entre dans l’UE. En vérité, cette politique est dépassée car elle s’est révélée inappropriée. Les observateurs de l’UE et de l’OMC qui ne sont pas aussi obstinés que Deiss et Leuthard le disent depuis longtemps. Ainsi, ces dernières semaines, les prix du riz ont explosé sur le marché mondial car il y a pénurie de cette denrée alimentaire de base. De toute façon, les produits alimentaires deviennent rares. Il y a de nombreuses années que les réserves n’avaient été aussi faibles. Cela tient à diverses causes dont nous parlerons une autre fois. Dans différents pays, il y a eu des émeutes de la faim. Au Japon, la situation est différente : les politiques ont protégé et soutenu leurs riziculteurs. Ils reçoivent un prix fixe qui leur permet de vivre et d’approvisionner le pays, comme chez nous autrefois. Aujourd’hui, le taux d’autosuffisance a baissé énormément. Près de la moitié de nos produits alimentaires vient de l’étranger.

Pourquoi les produits agricoles sont-ils meilleur marché à l’étranger ?

Les réglementations de l’OMC et de l’UE ont favorisé énormément l’agriculture industrielle. Ainsi, on peut engraisser cent mille volailles dans un seul élevage. Elles ne peuvent pratiquement pas bouger et sont abattues sans avoir jamais vu la lumière du jour. Dans le sud de l’Espagne, il y a des contrées entières qui produisent des légumes sous des bâches en plastique. Des boat people africains travaillent pour 5 euros par jour et sans assurances sociales. Les légumes produits avec beaucoup de chimie arrivent sur les rayons de Migros et de Coop. Nos maraîchers de Thurgovie et du Seeland bernois ne peuvent pas tenir le coup, car ils doivent payer nos salaires et respecter nos directives. Lorsque le libre-échange avec l’UE arrivera et que l’importation des légumes ne sera plus limitée, nos champs de légumes vont être transformés en terrains de golf ou bien on construira des usines immenses comme cela a failli se passer à Galmiz. Il ne faut pas que cela se produise.

C’est grave.

En effet, l’agriculture industrielle peut produire moins cher, mais les dégâts dans le domaine de la santé, des ressources, de la nature et aussi pour la vie rurale sont énormes. En même temps on spécule sur les produits alimentaires. Les fonds spéculatifs misent sur des hausses de prix. Ils achètent même des fermes, pas pour y travailler mais pour les revendre peu après à un prix beaucoup plus élevé. D’autres spéculateurs se laissent contaminer par la fièvre boursière et font ainsi monter les prix. Les actions des multinatio­nales agroalimentaires se négocient à des cours très élevés. Cela ne peut pas continuer ainsi. L’idée loufoque de fabriquer de l’essence avec des produits alimentaires appartient à ce chapitre. Nous en parlerons une autre fois.

Que pouvons-nous faire ?

Le ministre de l’Agriculture de la République fédérale d’Allemagne Horst Seehofer a bien résumé la situation ces jours derniers en déclarant à la télévision qu’une renaissance de l’agriculture paysanne était à l’ordre du jour et qu’elle était d’autant plus urgente que les produits alimentaires deviennent de plus en plus rares et que cela pourrait devenir dangereux de dépendre de l’étranger.

Que dit notre conseillère fédérale Leuthard à ce sujet ?

Elle poursuit imperturbablement la politique de Joseph Deiss : OMC, UE, libre-échange et transformation de l’agriculture. On a l’impression qu’elle s’engage encore moins en faveur des paysans que Joseph Deiss. Le président de l’Union suisse des paysans tire les mêmes conclusions. Il a déclaré récemment que Deiss s’était engagé davantage pendant les négociations.

Donc Doris Leuthard fait fausse route. Si notre gouvernement ne veut pas voir les signes des temps, c’est à nous d’agir.