9.1. La lutte contre le terrorisme : une nécessité absolue

254. La lutte contre le terrorisme constitue indiscutablement une priorité pour tout gouvernement et, surtout, pour l’ensemble de la communauté internationale. L’usage de la terreur, autrefois surtout instrument pour combattre un gouvernement, est de plus en plus devenu un moyen pour s’attaquer à un modèle politique et social, voire contre un style de vie, une civilisation représentée par de larges parties de la planète. Ces dernières années, le terrorisme a assumé une claire connotation internationale, tirant avantage, lui aussi, des formidables progrès de la technologie en matière d’armements, de télécommunication et de mobilité. Il est dès lors indispensable que la lutte contre le terrorisme soit coordonnée au niveau international.

255. Or, force est de constater que cette coordination présente encore d’importantes lacunes et que l’initiative est trop souvent laissée au bon vouloir, mais aussi à l’arbitraire, des services de renseignements. La connaissance du phénomène, de ses structures, de ses moyens à disposition ainsi que de ses cadres constitue une condition absolument indispensable pour pouvoir faire face avec succès à la menace terroriste. Les services de renseignements jouent ainsi un rôle important, irremplaçable. Leur rôle doit cependant être précisé et délimité dans un cadre institutionnel bien défini et conforme aux principes de la suprématie du droit et de la légitimité démocratique. Cela implique aussi des mécanismes efficaces de surveillance qui, comme les faits que nous sommes en train d’examiner le démontrent, ont indiqué d’inquiétantes défaillances. Il est notoire que les différents services de renseignements américains et européens ont créé des groupes de travail et procédé à des échanges d’informations. Une initiative qu’on ne peut que saluer. Les événements de ces dernières années démontrent cependant que la coordination au niveau international est encore gravement insuffisante. L’enlèvement de l’imam de Milan est à cet égard emblématique : l’opération par des agents de la CIA a réduit à néant les efforts de la justice et de la police italienne engagées dans une importante enquête anti-terrorisme qui avait pour objet justement la mosquée de Milan [1].

256. Les réponses mêmes, données par les gouvernements, surtout leur silence, indiquent bien que le travail des services de renseignements semble s’effectuer de plus en plus en dehors de véritables mécanismes de contrôle. La façon dont les services américains ont pu opérer en Europe, en effectuant des vols en rapport avec le transport de personnes arrêtées illégalement sans aucune vérification, ne peut être que la preuve d’une participation ou d’une complaisance de la part de plusieurs services européens. Ou, alors, d’une incroyable incompétence, une hypothèse que l’on a franchement de la peine à envisager. En fait, tout semble indiquer qu’on a accordé aux services américains une large liberté d’initiative et les laissant agir à leur guise. Et cela même s’il n’était pas possible d’ignorer que leurs méthodes n’étaient pas compatibles ni avec l’ordre juridique national, ni avec les normes européennes en matière de respect des droits de l’homme [2]. Cette passivité de l’Europe des gouvernements et des administrations est déroutante, ce laisser-faire et ce laisser-aller pas dignes.

257. Le Conseil de l’Europe a déjà eu l’occasion de clairement exprimer son inquiétude au sujet de certaines pratiques, notamment dans la lutte contre le terrorisme, telles que l’incarcération indéfinie d’étrangers sans inculpation précise ni accès à un tribunal indépendant, le traitement dégradant au cours des interrogatoires, l’interception des communications privées sans que les intéressés en soient par la suite informés, l’extradition vers des pays susceptibles d’appliquer la peine de mort ou la torture, la détention et les agressions au nom du militantisme politique ou religieux, pratiques qui vont à l’encontre de la Convention européenne des Droits de l’Homme (STE no 5) et des protocoles y afférents, de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (STE no 126), et de la Décision cadre du Conseil de l’Union Européenne [3].

9.2. La force de l’unité et du droit

258. L’Assemblée parlementaire l’a déjà très clairement exprimé : elle partage sans réserve la détermination des États-Unis à combattre le terrorisme international et convient pleinement de l’importance de prévenir les actes terroristes, de poursuivre en justice et de condamner les terroristes, et de protéger les vies humaines [4]. Cette détermination doit être également celle de l’Europe tout entière. En 1986 déjà, l’Assemblée déplorait la lenteur que mettent les États européens à réagir multilatéralement à la menace terroriste, et l’absence à ce jour d’un ensemble cohérent et contraignant de mesures coordonnées adoptées d’un commun accord [5]. Malgré les années passées et le développement spectaculaire de la menace, aucun progrès significatif n’a vraiment été enregistré. Jamais comme aujourd’hui il apparaît nécessaire d’étendre cet ensemble cohérent et contraignant à l’Europe mais aussi à d’autres régions du monde, en tout premier lieu aux États-Unis. L’attitude qui consiste tout simplement à laisser faire les États-Unis et à faire semblant d’ignorer ce qui se passe, souvent même sur son propre territoire, est inadmissible. Seule la mise en place d’une stratégie concertée entre tous les pays concernés peut être à même de contrer avec succès les nouvelles menaces, comme le terrorisme et le crime organisé. Si, comme le pensent les États-Unis, les instruments juridiques actuels ne sont plus adéquats pour contrer les nouvelles menaces, il est indispensable de procéder à une analyse commune et d’en débattre ensemble.

259. Il est tout à fait vraisemblable qu’une adaptation des moyens et des structures soit nécessaire pour combattre efficacement le terrorisme international. Telle est notamment l’opinion du gouvernement des États-Unis [6]. Il est évident que les instruments d’enquête policière et les règles de la procédure pénale doivent tenir compte de l’évolution de formes plus graves de la criminalité. Une telle adaptation exige toutefois une concertation multilatérale et présuppose un dialogue, un débat, même une confrontation franche et ouverte, ce qui n’a manifestement pas encore eu lieu. Au contraire, les États de l’Union Européenne viennent de donner un signal particulièrement négatif : cédant à ce qui paraît un réflexe nationaliste, ils ont refusé, à la fin du mois d’avril 2006, une proposition de la Commission allant dans le sens d’une intensification de la collaboration judiciaire et policière dans le cadre de l’Accord de Schengen [7].

260. Un élément crucial du combat contre le terrorisme est certainement la lutte contre l’impunité. Il est regrettable que l’Administration américaine se soit systématiquement opposée à la création d’une juridiction universelle, refusant ainsi de ratifier l’Accord de Rome sur la création de la Cour Pénale Internationale [8]. La remise de suspects terroristes (sans par ailleurs qu’aucune autorité judiciaire en vérifie le bien fondé des accusations) à des États dont on sait, ou doit présumer, que les droits fondamentaux ne seront pas respectés est inacceptable. Se fonder sur le principe de la confiance et sur des garanties diplomatiques données par des États non démocratiques et notoirement non respectueux des droits de l’homme est tout simplement lâche et hypocrite.

261. La restitution est un instrument fondamental dans la lutte contre le terrorisme international, affirme l’Administration américaine [9]. Nous estimons qu’une restitution peut être acceptable, voire souhaitable, seulement si certaines conditions très précises sont respectées (ce qui, à quelques exceptions près [10], n’a pas été le cas dans toutes les restitutions connues jusqu’à ce jour). Si un État n’est pas à même ou ne veut pas poursuivre un suspect, on devrait pouvoir faire valoir le principe suivant : aucune personne, sérieusement suspectée d’un acte grave de terrorisme, ne doit se sentir en sécurité nulle part dans le monde. Dans ces cas, toutefois, la remise ne peut avoir lieu qu’à un État qui est à même d’assurer pleinement les garanties d’un procès équitable, ou - encore mieux - à une juridiction internationale qu’il nous paraît urgent de créer.

262. Le Haut Commissaire de l’ONU pour les droits de l’homme, Louise Arbour, a publiquement dénoncé la pratique qui consiste à livrer des détenus en marge de la justice à des pays connus pour utiliser la torture, tout en réclamant des assurances que ces prisonniers ne seront pas maltraités. Elle a ajouté que la détention secrète est une forme de torture [11].

263. L’abandon ou la relativisation de la dignité et des droits fondamentaux de l’homme n’est en aucun cas envisageable. L’histoire entière démontre comment l’arbitraire, le mépris des valeurs humaines et la torture n’ont jamais été efficaces, n’ont rien résolu et n’ont finalement abouti qu’à une exacerbation ultérieure de la violence et de la brutalité. Ces exactions n’ont finalement servi qu’à conférer un sentiment et une apparence de légitimité à ceux qui combattent les institutions. Céder à cette tentation est, en fait, concéder une première et importante victoire à ceux-là mêmes qui s’en prennent à nos valeurs. En outre, vouloir privilégier le seul aspect sécuritaire, comme cela semble être le cas aujourd’hui – avec un bilan plus que douteux – fait le jeu des seigneurs de la terreur. Une stratégie globale contre le terrorisme doit impérativement considérer les volets politiques et sociaux. On doit surtout être conscient de la force des valeurs de la société pour laquelle on s’engage [12]. Comment ne pas penser à Benjamin Franklin ? Sa pensée paraît plus actuelle que jamais : quiconque renonce à la liberté pour accroître la sécurité sera, au bout du compte, perdant sur les deux tableaux [13].

264. Le droit et l’équité n’excluent en rien la fermeté, mais ils confèrent une véritable légitimité et crédibilité à l’inévitable action de répression de l’État. À cet égard, certaines attitudes de la communauté internationale apparaissent comme déroutantes. J’ai déjà signalé la pratique inacceptable en matière de sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU appliquées sur la base de listes noires. Ajoutons la situation au Kosovo, où la communauté internationale est intervenue pour rétablir, la paix, la justice et la démocratie : les habitants de cette région continuent à être les seuls en Europe –exception faite du Belarus – à ne pas avoir accès à la Cour européenne des Droits de l’Homme et les prisons constituent un véritable trou noir, inaccessibles aux visites et au contrôle du Comité pour la Prévention de la Torture. Au nom de quelle légitimité et avec quelle crédibilité cette même communauté internationale est-elle habilitée à donner des leçons à la Serbie ? L’exemple touche plus que ne le fait la menace (Corneille).

Sommaire

Résumé
Les droits de l’homme : une simple option pour le beau temps ?
La « toile d’araignée » mondiale
Des exemples concrets documentés de restitutions
Les lieux de détention secrets
Détentions secrètes en République tchétchène
L’attitude des gouvernements
Cas individuels : procédures judiciaires en cours
Les enquêtes parlementaires
L’engagement contre le terrorisme
Perspectives juridiques
Conclusion

[1Circonstance qui a été encore expressément confirmée par le Procureur Général adjoint de Milan, lors de son audition devant la Commission Temporaire du Parlement Européen, le 23 février 2006 à Bruxelles.

[2Dans une interview avec la revue allemande DIE ZEIT du 29 décembre 2005, M. Michael Scheuer, ancien chef de l’unité « Bin Laden » de la CIA et un des architectes du système des « restitutions », d’ailleurs développé encore sous la présidence de Bill Clinton et avec l’accord de celui-ci, a fait la déclaration suivante : la CIA a le droit de violer toutes les lois, sauf la loi américaine. (Entretien du 12 mai 2006 avec Michael Scheuer, ancien chef de l’unité Ben Laden au sein du centre de lutte contre le terrorisme de la CIA).

[3Recommandation 1713 (2005) de l’APCE sur le Contrôle démocratique du secteur de la sécurité dans les États membres.

[4Résolution 1433 (2005), relative à la légalité de la détention de personnes par les États-Unis à Guantánamo Bay, §1.

[5Résolution 863 (1986) relative à la réponse européenne au terrorisme international, § 3.

[6Au XXIe siècle, les terroristes que l’on arrête rentrent difficilement dans le système traditionnel de justice pénale ou militaire qui avait été créé pour d’autres besoins. Nous avons dû nous y adapter (Mme Rice, déclaration du 5 décembre 2005).

[7Voir, par exemple Le Figaro du 28 avril 2006.

[8Voir par exemple Résolution 1336 (2003) Menaces qui pèsent sur la Cour pénale internationale.

[9La restitution est un outil crucial pour combattre le terrorisme international (Mme Rice, dans sa déclaration du 5 décembre 2005).

[10Il s’agit notamment du cas du terroriste Carlos, cité d’ailleurs par Mme Rice. Cette dernière semble toutefois oublier que Carlos, enlevé au Soudan où il jouissait de la totale impunité, a été transporté en France où il a été jugé selon une procédure conforme à la Convention européenne des Droits de l’Homme.

[11Le Monde du 9 décembre 2005.

[12Dans un jugement de la Cour suprême israélienne, appelée à se prononcer sur une plainte pour violation du principe de l’égalité à la suite d’une distribution de masques anti-gaz en Cisjordanie lors de la guerre du Golfe, on peut lire ce passage remarquable, du à la plume du président de la Cour, Aaron Barak, lui-même rescapé du ghetto Kovnus en Lituanie : quand les canons parlent, les Muses se taisent. Mais quand les canons parlent, les commandements militaires doivent respecter les lois. Une société qui veut être à même d’affronter ses ennemis, doit avant tout être consciente qu’elle est en train de lutter pour des valeurs qui méritent d’être protégées. L’État fondé sur la primauté du droit constitue une de ces valeurs ; in : Aaron Barak, Democrazia, Terrorismo e Corti di giustizia, Giurisprudenza Costituzionale, 2002, 5, p. 3385.

[13Cité encore tout récemment par Heinrich Koller, Kampf gegen Terrorismus – Rechtstaatliche Grundlagen und Schranken, conférence tenue le 19 janvier 2006 à Zurich devant la Schweizerische Helsinki Vereinigung für Demokratie, Rechtsstaat und Menschenrechte.