280. C’est une véritable « toile d’araignée à travers le monde » que nous dévoile l’analyse du programme des « restitutions » de la CIA, analyse basée sur les données officielles fournies par les autorités de contrôle du trafic aérien, ainsi que sur d’autres informations, y compris des sources internes aux services de renseignements, notamment américains. Cette « toile » présentée sur notre carte [1] se compose de plusieurs points d’atterrissage, que nous avons distingués en différentes catégories, reliés entre eux par des avions civils volant pour le compte de la CIA, ou par des avions militaires.

281. Ces points d’atterrissage incluent de simples escales servant au ravitaillement en cours de mission ; d’autres sont de véritables plaques tournantes - ou relais - où les « circuits de restitutions » que nous avons identifiés se recoupent, et où les équipes spécialement formées à cette tâche (« rendition units ») se reposent, et préparent leurs missions. Nous avons également marqué les points où se trouvent des centres de détention connus (Guantanamo Bay, Kaboul, Bagdad…), ainsi que des points dont nous pensons avoir pu établir qu’ils ont servi à « embarquer » une victime de restitution.

282. Le rôle de deux autres points d’atterrissage en Europe – en Roumanie et en Pologne – n’apparaît pas encore tout à fait clairement : ils ne rentrent dans aucune des catégories évoquées ci-dessus, bien que plusieurs éléments nous conduisent à penser qu’ils font vraisemblablement partie des « circuits de restitution » [2]. Ils ne font donc pas partie des 98% des vols des avions de la CIA servant à des fins purement logistiques [3], mais bien des 2% qui nous intéressent tout particulièrement. Ces éléments de fait, corroborés par bien d’autres, permettent de renforcer la présomption – déjà fondée sur d’autres éléments – qu’il s’agit bien de points de débarquement de détenus, à proximité de centres de détention secrets.

283. L’analyse du fonctionnement de ce système et de dix cas de restitutions nous permet de tirer des conclusions à la fois quant aux violations des droits de l’homme qui se sont produites dans ce cadre - et dont certaines durent toujours - et quant aux responsabilités d’un certain nombre de pays membres du Conseil de l’Europe.

284. Car c’est bien aux États membres du Conseil de l’Europe que ce rapport s’adresse. Les États-Unis d’Amérique, État observateur auprès de notre Organisation, ont effectivement mis en place un système répréhensible, que nous estimons critiquable à la lumière des valeurs partagées de part et d’autre de l’Atlantique. Mais nous pensons avoir établi que c’est seulement grâce à la collusion – intentionnelle ou gravement négligente – des partenaires européens que cette « toile » a pu s’étendre aussi à travers notre continent.

285. L’impression que certains de nos gouvernements ont tenté de donner au début de ce débat – à savoir que l’Europe avait été simple victime des agissements secrets de la CIA – ne semble pas correspondre à la réalité. Il est désormais clair – même si on est encore loin d’avoir pu établir toute la vérité – que les autorités de plusieurs pays européens ont activement participé, avec la CIA, à des activités illégales, que d’autres les ont ignorées en connaissance de cause, ou n’ont pas voulu savoir.

286. Dans le projet de résolution - qui résume d’ailleurs les conclusions de ce rapport - je n’ai pas directement nommé les pays considérés comme étant impliqués, pour la simple raison qu’un tel texte, par sa nature même, ne permet pas de présenter correctement toutes les nuances de chaque cas d’espèce. D’autre part, comme nous venons de le dire, nous ne connaissons encore qu’une partie seulement de la vérité et d’autres pays pourraient encore être concernés lors de prochaines recherches ou révélations. Dans le présent exposé des motifs, par contre, j’ai pu présenter les éléments de fait découverts à ce jour de manière bien plus détaillée. Enfin, le but du rapport n’est certainement pas de distribuer des « notes » aux différents États membres, mais bien d’essayer de comprendre ce qui s’est vraiment passé sur l’ensemble du continent et d’éviter que certaines dérives constatées ne se reproduisent à l’avenir. J’ajouterai qu’un élément essentiel me paraît être la nécessité absolue d’améliorer la réponse internationale qu’il convient de donner à la menace du terrorisme. Cette réponse nous paraît être aujourd’hui largement inadéquate et insuffisamment coordonnée.

287. Si des preuves au sens classique du terme ne sont pas encore disponibles, de nombreux éléments, cohérents et convergents, indiquent que des centres secrets de détention et des transferts illégaux de détenus ont bel et bien existé en Europe. Une telle affirmation ne prétend pas être le jugement d’une cour pénale, qui nécessite une preuve « au-delà de tout doute raisonnable » au sens anglo-saxon du terme beyond reasonable doubt ; elle reflète plutôt une conviction basée sur l’évaluation soigneuse du rapport des probabilités (balance of probabilities), ainsi que sur une déduction logique des éléments de fait clairement établis. Il ne s’agit pas de déclarer les autorités de ces pays « coupables » d’avoir toléré des lieux secrets de détention, mais de les tenir pour « responsables » de ne pas s’être conformées à l’obligation positive qui leur incombe de diligenter une enquête sérieuse en cas d’allégations crédibles de violation des droits fondamentaux.

288. Dans ce sens, force est de constater qu’à ce jour les États membres suivants peuvent être tenus pour responsables, à des degrés divers et pas toujours établis de façon définitive, de violations des droits des personnes dont l’identité est indiquée ci-après (en respectant autant que possible l’ordre chronologique) : - la Suède, dans les cas d’Ahmed Agiza et de Mohamed Alzery ; - la Bosnie-Herzégovine, dans les cas de Lakhdar Boumediene, de Mohamed Nechle, d’Hadj Boudella, de Belkacem Bensayah, de Mustafa Ait Idir et de Saber Lahmar (le « groupe d’Algériens ») ; - le Royaume-Uni, dans les cas de Bisher Al-Rawi, Jamil El-Banna et Binyam Mohamed ; - l’Italie, dans les cas d’Abou Omar et de Maher Arar ; - l’« ex République yougoslave de Macédoine », dans le cas de Khaled El-Masri ; - l’Allemagne, dans les cas d’Abou Omar, du « groupe d’Algériens » et de Khaled El-Masri ; - la Turquie, dans le cas du « groupe d’Algériens ».

289. Certains des États mentionnés ci-dessus, et d’autres encore, peuvent être tenus pour responsables de collusion – active ou passive (dans le sens d’avoir toléré ou d’avoir été négligent dans l’obligation de surveillance) – en matière de détentions secrètes et de transferts interétatiques illégaux d’un nombre non spécifié de personnes dont l’identité n’est pas encore connue : - la Pologne et la Roumanie dans le fonctionnement de centres de détention secrète ; - l’Allemagne, la Turquie, l’Espagne et Chypre en tant que « plateformes » pour les vols liés à des transferts illégaux de détenus ; - l’Irlande, le Royaume Uni, le Portugal, la Grèce et l’Italie en tant qu‘« escales » pour les vols liés à des transferts illégaux de détenus.

290. D’autres États encore devraient manifester plus de volonté et de zèle dans la recherche de la vérité lorsque des indices sérieux indiquent que leur territoire ou leur espace aérien a pu être utilisé, même à leur insu, pour des opérations illégales (nous avons ainsi cité l’exemple de la Suisse).

291. La communauté internationale est enfin instamment appelée à créer plus de transparence dans les lieux de détention au Kosovo, ceux-ci étant jusqu’à aujourd’hui de véritables « trous noirs », inaccessibles même au CPT. Ce qui est franchement intolérable si l’on considère que l’intervention internationale dans cette région a eu lieu pour rétablir l’ordre et la légalité. 292. Au regard de ces allégations extrêmement graves et sérieuses, il est urgent - et c’est cela l’objectif principal de notre rapport – que tous les États membres du Conseil de l’Europe concernés se conforment enfin à l’obligation positive qui leur incombe au titre de la Convention européenne des Droits de l’Homme de diligenter des enquêtes. Il est également nécessaire que les mesures proposées dans les projets de résolution et de recommandation soient effectivement prises afin que le terrorisme puisse être combattu efficacement, tout en respectant les droits de l’homme.

Sommaire

Résumé
Les droits de l’homme : une simple option pour le beau temps ?
La « toile d’araignée » mondiale
Des exemples concrets documentés de restitutions
Les lieux de détention secrets
Détentions secrètes en République tchétchène
L’attitude des gouvernements
Cas individuels : procédures judiciaires en cours
Les enquêtes parlementaires
L’engagement contre le terrorisme
Perspectives juridiques
Conclusion

[1Voir carte annexée au rapport : « La toile d’araignée » mondiale des détentions secrètes et des transferts illégaux de détenus.

[2voir para. 51 ci-dessus.

[3Voir para. 49 ci-dessus.