Nous tous, qui partageons une même passion pour l’Europe, avions espéré que l’année 2004 serait marquée par un nouvel élan européen, mais nous n’avons vu que les doutes sur le projet constitutionnel, la très faible participation aux scrutins européens et une poussée des partis extrémistes anti-européens. C’est sur cette toile de fond qu’un vif débat s’est installé sur le rôle et la place de la Turquie dans l’Union européenne, en France en particulier. Ce débat est lié aux grandes questions que sont les frontières de l’Europe, les relations entre l’Europe et l’islam et le rôle de l’Europe dans le monde, des questions qui reviennent souvent quand il est question de la Turquie, mais qui sont des questions auxquelles la Turquie devra répondre de toute façon.
Face à ces doutes, des Européens convaincus battent en retraite, avancent qu’on ne devrait pas procéder à d’autres élargissement avant d’avoir consolidé l’édifice ou regrettent même l’élargissement de 2004, estimant qu’il aurait mieux valu adopter la Constitution au préalable. En fait personne ne peut connaître l’avenir et on peut se dire que si une Europe plus puissante aurait pu éviter le drame dans les Balkans, sa diffusion rapide dans les pays de l’Est a accéléré la démocratisation de ces pays. Il est vrai qu’il aurait été préférable de mettre en place une nouvelle Constitution avant l’élargissement, mais l’Histoire en a décidé autrement et je pense que refuser le cadre européen aux pays de l’Est aurait créé des problèmes bien plus graves.
Le projet européen a relevé de grands défis en 50 ans : la réconciliation franco-allemande, la reconstruction économique après une guerre dévastatrice, le développement d’une économie de marché à caractère social, la création d’un marché unique et d’une monnaie européenne. À chaque pas, il a fallu donner confiance et vaincre les résistances. Aujourd’hui, le défi auquel fait face l’Europe est d’étendre la zone de paix qu’elle a créée vers le sud et la Méditerranée. Il faut non seulement qu’elle accepte, mais qu’elle encourage le développement en son sein d’une sensibilité culturelle musulmane comme composante à part entière de l’Europe du XXIe siècle. Il faut admettre que ce ne sera pas une chose facile, mais il n’y a pas d’autres voies possibles. Et c’est la raison fondamentale pour laquelle il faut vouloir une Turquie forte et prospère intégrée à l’Europe, non pas dans un avenir très lointain, mais à temps pour que, tous ensemble, nous parvenions à endiguer la marée montante des fanatismes et des angoisses.
Pour réussir, il faut que l’Europe donne l’exemple, génère un enthousiasme par son ambition, conquiert les esprits par sa vision et refuse l’immobilisme. Il est bon de voir que la jeunesse le sent. Les sondages rapportent que plus de 60 % des Français entre 18 et 24 ans évoquent de façon positive le début des négociations d’adhésion avec la Turquie. Le succès de cette nouvelle phase de l’aventure européenne ne sera possible que grâce au courage et à la volonté d’avenir des jeunes Européens.

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« Les atouts de la Turquie », par Kemal Dervis, Le Figaro, 7 décembre 2004.