Si les chefs d’État et de gouvernement choisissent d’ouvrir les négociations d’adhésion à la Turquie lors du prochain Conseil européen, cela signifiera qu’inévitablement, dans quelques années, la Turquie figurera parmi les États membres de l’Union. Jamais depuis trente ans on n’a vu un candidat ne pas être reçu... Le chemin peut être jalonné de difficultés, mais il débouche toujours sur l’entrée dans l’Union. Ceux qui prétendent le contraire ne le font que pour atténuer dans l’opinion la portée de l’acceptation de la candidature turque. Un éventuel référendum qui laisserait la liberté de choix aux Français est un leurre et je constate que nous n’avons jamais eu de véritable débat sur le bien fondé de la candidature turque. On prétend qu’on a promis l’adhésion à la Turquie depuis 1963, mais c’est faux, on a évoqué l’adhésion turque à ce qui n’était qu’un marché commun à un moment où il fallait à tout prix éviter que la Turquie ne bascule dans le camp soviétique. Depuis, il y a eu bien des événements majeurs dont l’invasion de Chypre par l’armée turque et la dictature militaire en Turquie. En fait l’adhésion turque ne se pose que depuis dix ans.
L’absence totale de débat à ce sujet en France est un véritable outrage à la démocratie ! Quand avons-nous entendu le président de la République - qui conduit la politique étrangère de la France - nous expliquer les raisons de son choix et les motifs pour lesquels les Français devraient dire oui à l’entrée de la Turquie ? Jamais. Il s’agit de l’orgueilleux exercice solitaire du pouvoir. En France, il existe un Parlement et notre Constitution est une Constitution parlementaire ou, au moins, semi-parlementaire. Les élus sont les représentants du peuple. Quand ont-ils été consultés au sujet de la Turquie ? Jamais. Je vois là une forme de mépris pour le Parlement et l’opinion publique. Je crains que ce mépris n’entraîne une abstention massive et un vote négatif au référendum sur la Constitution.
En Turquie, l’armée est un État dans l’État, la torture policière est encore pratiquée à grande échelle, l’égalité homme-femme n’est pas garantie et les Kurdes sont discriminés. Beaucoup de Turcs veulent entrer dans l’Union européenne pour voir leurs droits améliorés, mais un mariage se fait à deux. Cela fait des décennies que la Turquie s’est engagée à faire respecter les Droits de l’homme, qu’elle tienne ses engagements. Je trouve blessant pour les Turcs l’argument que seule l’entrée dans l’UE les amènera au respect des Droits de l’homme. Il faut aussi que la Turquie reconnaisse Chypre et le génocide arménien. Il ne faut pas non plus oublier que dès son entrée, vue sa démographie, la Turquie aura un poids supérieur à celui de la France, pays fondateur du projet européen. La question de la religion est pour moi une question qui n’a pas d’importance, par contre l’aspect économique me préoccupe. La Turquie a un PNB trop faible et une économie trop rurale. Cela pose trop de complication alors que nous sommes en train d’intégrer dix nouveaux pays auxquels il faudra ajouter la Bulgarie, la Roumanie et la Croatie. Puis viendra le tour de la Macédoine, de la Bosnie, de la Serbie et des derniers États balkaniques alors que MM. Jacques Chirac et Gerhard Schröder refusent d’augmenter le budget européen. Je crains aussi que cette entrée contribue à repousser aux calendes grecques les progrès nécessaires en matière de cohésion sociale et fiscale dans l’Union. La Turquie est un pays en forte croissance, à la main-d’œuvre capable et peu coûteuse, qui va attirer les délocalisations.
Avec l’adhésion de la Turquie, l’UE franchira le Bosphore, dépassera l’Euphrate et s’enfoncera profondément en Asie mineure. Nous aurons, nous, Européens, des frontières communes avec la Géorgie, l’Arménie, l’Iran, l’Irak et la Syrie. Je vous le demande : dans le projet des pères fondateurs, qu’est-ce qui justifie des frontières communes avec ces pays ? C’est une région dangereuse où la Turquie ne peut servir ni d’exemple, ni de modèle car les Turcs n’inspirent pas les Arabes en raison de leur histoire et de leurs liens avec Israël et les États-Unis. Moi, je souhaite une « Europe puissance », une Europe qui compte sur la scène mondiale comme un acteur de premier rang, aux côtés des États-unis et de la Chine, pas seulement une Europe qui soit une aire de prospérité économique et de respect des Droits de l’homme. Plus l’UE s’élargit, plus ses capacités d’action diminuent. Croyez-moi, si le président George W. Bush est le premier champion de l’entrée de la Turquie dans l’UE, ce n’est sûrement pas pour voir émerger une Europe plus forte ! Les pays des Balkans doivent adhérer et après il faut faire une pause. Que l’Union fixe ses limites, qu’elle se fortifie et qu’elle maintienne avec la Turquie les relations mutuellement les plus avantageuses. Mais qu’elle ne l’accueille pas parmi ses membres !

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« L’adhésion de la Turquie serait une décision aberrante ! », par Robert Badinter, Le Figaro, 13 novembre 2004. Ce texte est adapté d’une interview.