Nous, Boliviens, allons devoir payer 25 millions de dollars pour en finir avec l’affaire Aguas del Tunari. « Le pays est sur le point de perdre (...) Nous ne voyons pas beaucoup d’issues (...) Ne pas respecter la sécurité juridique a des conséquences non seulement pour un secteur du pays, mais pour tous les Boliviens et nous devrons en assumer les conséquences dans les semaines qui viennent » a prévenu le porte-parole de la Présidence [1], José Galindo [2].

Ces déclarations méritent que l’on s’y attarde, s’agissant d’un fonctionnaire de gouvernement qui devrait en premier lieu défendre nos droits devant le CIRDI (Centre International pour le règlement des différents relatifs aux investissements) de la Banque Mondiale et face au monde entier.

Le porte-parole, sûr de lui et catégorique sur l’éventualité de perdre le procès intenté par la holding Bechtel, actionnaire de référence d’Aguas del Tunari, a prononcé ces mots, il y a quelques semaines, tout en sachant que le jugement n’était pas dans sa phase définitive, mais aussi et très probablement pour effrayer les organisations sociales des Andes quant à leurs revendications sur les eaux d’Illimani . Il a profité également de l’occasion pour commenter la loi relative aux investissements des multinationales dans le secteur des hydrocarbures, et dire qu’il n’est pas bon que nous votions une loi qui remette en cause leurs intérêts dans ce pays.

Quel est l’intérêt du porte-parole à nous mettre au pied du mur ? Mettons les choses au clair et rappelons que Aguas del Tunari exige de nous 25 millions de dollars, bien que ce consortium n’ait pas investi plus d’un million de dollars en Bolivie. Ces pénalités correspondent à ce que la firme « escomptait » gagner en 40 ans de contrat. Elle nous poursuit au nom de ses « projections de profits » pour « expropriation de bénéfices à venir », dans le cadre de la « sécurité juridique » instaurée pour favoriser les grandes entreprises dans le monde aux dépens - tant que faire se peut - des budgets publics.

Mais, ces poursuites de la part d’une transnationale sont elles justes et fondées ? Aguas del Tunari est un consortium regroupant plusieurs entreprises : quatre petits associés boliviens et un espagnol, le tout dirigé par l’états-unien Bechtel. Toutefois le procès a lieu comme s’il s’agissait d’une entreprise néerlandaise. En quoi Aguas del Tunari est néerlandaise ? En rien. Bechtel, qui est à l’origine de la procédure devant le CIRDI, est on ne peut plus états-unienne. Ses bureaux n’ont jamais quitté San Francisco. Il s’agit d’une transnationale très puissante, administrée par l’ancien secrétaire d’État George P. Schultz, qui a fait campagne pour la conquête de l’Irak et y a raflé la majorité des contrats de reconstruction [3].

Cette entreprise n’a été en charge du service que quelques mois, n’a pas réalisé d’investissements, a augmenté les tarifs de 40 % à 300 % et, dans sa recherche du profit maximum, a créé les conditions d’un conflit social de grande ampleur qui non seulement a affecté le droits à l’eau des usagers et irriguants de la région, mais de surcroît a eu pour conséquence une intervention militaire qui a affecté tout le pays, et s’est soldée par la mort d’un jeune homme, des dizaines de blessés et plusieurs prisonniers à Cochabamba.

Bechtel, connaissant et tirant profit de la fameuse « sécurité juridique » à laquelle fait référence avec tant d’insistance le porte-parole, a déménagé son siège social des Îles Caiman aux Pays-Bas, fin 1999. À cette date, le contrat de concession était déjà signé avec l’État bolivien, avec l’assentiment complice de la Surintendance d’assainissement de base (Office des eaux).

Ce « déménagement » s’est opéré pour profiter d’un Traité bilatéral d’investissements que la Bolivie et les Pays-Bas ont signé, de sorte que Bechtel nous poursuit aujourd’hui devant la Banque mondiale en tant qu’entreprise néerlandaise ! Il est clair que la procédure devant le CIRDI est totalement immorale et injuste et porte atteinte aux droits d’un pays pauvre [4] dont le Produit national brut est inférieur de moitié au chiffre d’affaires de cette entreprise. Si l’État bolivien disposait librement de ces 25 millions, il pourrait apporter une réponse aux besoins en eau et en assainissement de base, au moins à Cochabamba.

Le rôle joué par la Banque mondiale est pour le moins troublant. C’est elle qui a poussé le gouvernement à privatiser l’eau à Cochabamba. Elle est co-responsable du conflit social qui s’est produit. Elle est maintenant juge et partie en instruisant les poursuites engagées par Bechtel contre la Bolivie dans une commission d’arbitrage au sein de laquelle la société civile ne peut se défendre, ni même témoigner. Cette commission d’arbitrage est composée d’un représentant de l’entreprise, un de la Banque mondiale et un du gouvernement bolivien (nous voyons déjà comment il nous défend !).

Le gouvernement devrait savoir que des citoyens états-uniens, militants des Droits de l’homme, ont eu le courage d’aller manifester devant les portes du CIRDI contre cette agression de Bechtel envers la Bolivie. Ils ont publiquement invité les membres du CIRDI à discuter de la pauvreté dans notre pays afin de les amener à rejeter la demande de Bechtel. Quelle confiance pouvons-nous avoir dans des dirigeants qui ont entaché l’image du pays en donnant la charge contre des manifestants en quête de justice et de souveraineté et qui ne faisaient que pointer les sérieux problèmes apportés par la privatisation de nos services et de nos ressources naturelles ?

Mais le porte-parole de la Présidence ne cesse de nous surprendre, il va encore plus loin en nous disant : « Maintenant, devrons-nous faire payer tous les Boliviens pour ne pas avoir respecté la stabilité juridique du pays, le Département de Cochabamba devra-t-il payer parce qu’il a décidé de rompre avec cette compagnie ou bien devra-t-il engager des poursuites pour établir les responsabilités ? ».

Selon lui, les Boliviens doivent se battre entre eux pour déterminer qui est coupable, et devraient par ailleurs engager des poursuites judiciaires pour désigner qui va payer la facture. C’est une façon grossière de criminaliser la protestation sociale. Ce sont ceux qui ont signé un tel contrat qui usurpent les ressources en eau des populations indigènes de la région. Ce sont eux qui méritent d’être jugés, eux qui ont attribué le contrat à Aguas del Tunari bien qu’aucune autre entreprise n’ait répondu à l’appel d’offres. Mais peut-on encore parler d’appel d’offres ? Ils ont adopté un profil bas lorsque Aguas del Tunari a illégalement changé l’adresse de son siège social pour bénéficier du Traité bilatéral d’investissements avec les Pays-Bas.

Ce sont les autorités qu’il faut condamner, celles qui signent des contrats réduisant la population bolivienne et particulièrement la plus pauvre et humble à ne pas accéder à l’eau à moins de la payer au prix fort, avec des tarifs indexés au dollar et des retours sur investissement faramineux pour les multinationales. Alors cette supposée « sécurité juridique », qu’on invoque à tort et à travers, porte atteinte à nos droits et à notre dignité. Ceux qui l’invoquent avec tant d’emphase et manque de discernement offensent notre intelligence.

Au-delà des clauses en petits caractères des contrats, de leurs annexes et des astuces pour tirer le plus grand profit possible de ces circonstances, le fait d’abandonner le droit à l’eau au secteur marchand génère toute une chaîne de violations des droits humains comme les rappelle l’expérience d’une femme de Cochabamba : « un service privatisé affecte notre économie familiale et finit par devenir une sombre affaire entre les mains d’une poignée d’individus ».

Il semblerait que la Bolivie ait déjà dépensé plus d’un million de dollars de ses fonds publics pour les seuls honoraires d’avocats et divers voyages au CIRDI à Washington, c’est-à-dire plus que n’a dépensé le consortium en Bolivie.

Le gouvernement bolivien a adhéré au Pacte international sur les Droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU, lequel suppose que l’eau - qui est une condition pour la réalisation d’autres droits humains - « doit être considérée comme un bien social et culturel et non comme un bien économique (...) C’est une condition pour la réalisation d’autres droits », selon le Comité des Nations unies pour les droits économiques et sociaux (résolution du 27 novembre 2002).

Espérons que ce soit ce Pacte de l’ONU, et pas d’autres traités, qui régira la conduite et l’éthique de nos dirigeants quand ils devront répondre aux conflits entre sécurité juridique des multinationales et Droit de l’homme à l’eau et à l’assainissement.

[1Depuis la démission du président élu, la Bolivie est dirigée à titre interimaire par Carlos-Diego Mesa-Gisbert. Les dernières élections locales ont été marquées par la victoire du Mouvement vers le socialisme d’Evo Morales.

[2Conférence de presse du 19 novembre 2004, citée dans Los Tiempos du 20 novembre 2004.

[3Voir « La guerre comme stratégie industrielle » et « Le partage des marchés afghan et irakien » Voltaire du 19 mars 2003 et du 14 novembre 2003.

[4Le produit national brut de la Bolivie était de 21 milliards de dollars en 2003. Le revenu annuel par habitant était de 2 400 $.