La victoire de Viktor Yushchenko à Kiev est une date majeure pour l’Europe. Trop longtemps, l’Europe a cru que la Russie était irrévocablement engagée sur le bon chemin. Aussi, tous ont fait la cour à Vladimir Poutine, qu’ils soient favorable à l’intervention en Irak comme Tony Blair et Silvio Berlusconi ou opposés comme Jacques Chirac et Gerhard Schröder.
Le soulèvement ukrainien devrait mettre la puce à l’oreille des malentendants. Poutine n’a contrôlé ni ses initiatives ni sa langue. Il est intervenu sans pudeur dans les affaires d’un État dont il avait oublié l’indépendance. Ses alliés, les mafias locales, gouvernaient par le mensonge d’État, l’intimidation et le bourrage des urnes, quitte à liquider si nécessaire journalistes et opposants au couteau et par le poison. Il voulait rétablir sa « zone d’influence », n’a pas dissimulé son mépris pour l’équité électorale, il a ignoré l’universalité des Droits de l’homme. Pris au dépourvu par la résistance ukrainienne, il fustigea à la soviétique le « complot » atlantiste. Il ne faut pas plus s’inquiéter de ces déclarations qu’il ne fallait croire à ses déclarations libérales. Poutine appartient à une nomenklatura qui, après soixante-dix ans de communisme et dix de pillages post-communistes, ne croit plus en rien : seul compte pour lui son maintien au pouvoir.
Poutine a dénoncé la « révolution permanente » et ses « désordres dangereux ». Il vilipende la rue qui déboulonna Milosevic à Belgrade, les révolutions des roses et des oranges qui balayèrent les régimes fantoches post-soviétiques en Géorgie et en Ukraine. Il désigne ainsi, à son insu, un phénomène hautement respectable, un soulèvement de très longue durée, qui commence dans le sang à Berlin (1953) et qui au fil des révoltes anti-soviétiques puis de la chute du Mur a vu la lente et douloureuse démocratisation de l’Europe centrale. Le terme même de « révolution permanente » montre bien dans quel schéma mental est coincé le Kremlin. Les révolutions anti-totalitaires n’ont rien à voir avec Trotski, comme en témoignent les débris du trotskisme aujourd’hui, éparpillés dans les facultés occidentales, mobilisés 24 heures sur 24 contre Bush, jamais contre les atrocités russes en Tchétchénie.
Après la chute du communisme, les pays se sont divisés entre ceux qui ont suivi la voie tracée par Vaclav Havel et Lech Walesa et où la liberté prime, et celle de Milosevic où ce qui prime c’est l’alliance des appareils de répression. Nos élites pensent que l’économie de marché engendre mécaniquement la démocratie, pourtant le régime de Weimar a bien fait naître Hitler. Allergique à la liberté de la presse, indifférent à la misère et à ses révoltes, peu respectueux de la dignité des pauvres (voyez les retraités), désinvolte à l’égard des lois et du droit (voyez l’affaire Yukos), paralysé lors des catastrophes (voyez le Koursk), l’homme n’a rien appris après ses classes au KGB. Il semble également incapable d’exiger de sa propre armée un arrêt de la guerre en Tchétchénie. Il est soit incompétent soit c’est un pitre sanglant.
Deuxième puissance nucléaire de la planète, deuxième marchand d’armes mondial, deuxième réserve énergétique du globe, la Russie qu’il promeut est une bombe à retardement à nos frontières. Face à leur grand voisin, les Ukrainiens donnent aux Européens une leçon de courage, un exemple de lucidité et une flamme qui manque à tant d’entre nous.

Source
Le Monde (France)
Clarin (Argentine)

« Poutine et la révolution permanente », par André Glucksmann, Le Monde, 30 janvier 2005.
« El mundo enfrenta un nuevo tipo de despotismo antidemocrático », Clarin, 8 février 2005.