La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 dispose que « toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires. » Deux ans auparavant déjà, on pouvait lire dans la constitution de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : « La possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain […] ». Font partie des soins médicaux le droit au traitement prophylactique, le droit au traitement des maladies et à la lutte contre les maladies, droit à l’accès aux médicaments essentiels compris. [1]

Le droit à la santé dans les pays en développement est-il respecté ?

Le rapporteur spécial de la Commission des Nations unies pour les droits de l’homme, Paul Hunt, nous donne une première impression en 2007 : [2] « 15% de la population mondiale consomme plus de 90% des médicaments disponibles. » La statistique suivante de « Médecins sans frontières » [3] va dans la même direction :
• Chaque année, près de 17 millions de personnes dans le monde meurent des suites d’une maladie infectieuse. 97% des décès surviennent dans les pays en développement.
• Les maladies infectieuses sont respon­sables de plus de la moitié des décès en Afrique subsaharienne.
• A peine 8% des dépenses pharmaceutiques sont consacrés aux pays en développement. Pourtant, ceux-ci totalisent plus de 75% de la population mondiale.
• Un tiers de la population mondiale n’a pas accès aux médicaments essentiels. Dans les régions les plus pauvres d’Afrique et d’Asie, la proportion dépasse 50%.
• Dans de nombreux pays en développement, le coût mensuel d’un traitement antirétroviral pour un malade du sida est 30 fois supérieur au salaire mensuel moyen.
• Sur les 1223 médicaments développés entre 1975 et 1997, seuls 13 servaient au traitement d’une maladie tropicale.

Comment une telle disproportion s’est-elle formée entre pays en développement et pays industrialisés ? Quelles institutions y ont participé ?

En ce qui concerne les médicaments, il faut tout d’abord rappeler que l’accès de pays en développement à de nouveaux produits dépend des droits de brevets détenus par des entreprises pharmaceutiques la plupart étrangères. L’étendue des brevets joue un rôle déterminant à cet égard. Par quoi il faut entendre non seulement leur durée, mais aussi la protection relative au produit et/ou au processus de fabrication. L’industrie pharmaceutique a – contrairement aux pays en développement – intérêt à une protection par brevets aussi étendue que possible.

OMC et accord sur les ADPIC

Fondée en 1995, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) [4] détermine en grande partie les conditions cadres de ce domaine. L’objectif de l’OMC est de réduire les droits de douane et autres barrières commerciales, c’est-à-dire de libéraliser le commerce international [5]. Toutefois, on sait, depuis Friedrich List (1789–1846) au plus tard, que les pays les plus développés profitent du libre-échange international et que les pays peu développés ne peuvent pas s’épanouir dans ce système. L’OMC n’a visiblement pas encore pris connaissance de ces faits.

Parmi les trois accords que tout Etat membre de l’OMC a l’obligation de ratifier, celui sur les aspects de droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) s’applique au domaine pharmaceutique. La motivation des inventeurs à investir en recherche et développement justifie, aux yeux de leurs partisans, que l’accord sur les ADPIC protège les droits de brevet et confère à leurs détenteurs un monopole sur l’emploi de l’objet patenté (en l’espèce, les médicaments). A défaut de brevet, ils n’auraient aucune raison d’y procéder. L’OMC est consciente qu’au droit de l’inventeur correspond un droit du patient à la santé. Ce droit est pris en ligne de compte par l’art. 8 de l’accord sur les ADPIC. Les Etats membres sont habilités à prendre des mesures pour protéger la santé publique et d’autres intérêts publics. Des mesures peuvent également être adoptées afin d’éviter l’abus des droits de la propriété intellectuelle. Toutefois, les Etats ne peuvent le faire que si ces mesures sont compatibles avec les prescriptions de l’accord sur les ADPIC. Le même esprit se reflète dans le commentaire de l’OMC : « L’accord sur les ADPIC s’efforce de réaliser un équilibre entre l’objectif social durable qui consiste à rendre attrayantes les inventions futures et la créativité d’une part, et l’objectif à court terme qui permet au public d’utiliser les inventions et créations existantes. » [6] En bon français, cela signifie que l’entreprise pharmaceutique encaissant un montant pour un médicament contre le sida fait prétendument une largesse alors que le patient passant à la caisse pour payer ce médicament vital n’est qu’un consommateur ! Il faut ajouter cependant que la Déclaration ministérielle de l’OMC faite à Doha le 14 novembre 2001 et relative à l’accord sur les ADPIC et à la santé publique prévoit certaines facilités en faveur des pays en développement, telles les licences obligatoires et les importations parallèles, sur lesquelles nous reviendrons.

L’accord sur les ADPIC met l’utilisateur du brevet – en l’occurrence le consommateur de médicaments, par opposition au détenteur du brevet – dans une situation pire, à maints égards, à celle créée par les réglementations antérieures. La durée des brevets, c’est-à-dire la période pendant laquelle tout détenteur de brevet peut faire ce qu’il veut de la découverte des médicaments qu’il a acquise, joue un grand rôle. Egale ou supérieure à 20 ans, celle fixée par l’accord sur les ADPIC dépasse la durée déterminée par les réglementations antérieures. Cette situation désavantage les pays en développement, qui disposent de moins de brevets que les pays industrialisés. Alors que les brevets protégeaient antérieurement les processus ou les produits, l’accord sur les ADPIC les protège tous deux, ce qui avantage les groupes pharmaceutiques. Un handicap supplémentaire des entreprises fabricant des génériques et, partant, des pays en développement, est le renversement du fardeau de la preuve en matière de brevet de fabrication. Jusqu’à maintenant, le détenteur du brevet devait prouver que le fabricant du générique utilisait son processus breveté. Depuis la conclusion de l’accord sur les ADPIC, le fardeau de la preuve est assumé par le fabricant du générique. Enfin, les contrôles nécessités par l’enregistrement des brevets provoquent des frais et un besoin de personnel considérables. Ceux-ci privent les pays en développement de ressources qu’ils pourraient consacrer à de meilleures fins.

Bien que l’accord sur les ADPIC soit défavorable en soi aux pays en développement, des Etats tels que les Etats-Unis ont conclu des traités bilatéraux, les accords ADPICplus, encore plus défavorables à ces pays. Ainsi, la durée de la protection par les brevets est portée à plus de vingt ans, les critères de brevetabilité sont étendus, les facilités permises par l’accord sur les ADPIC passées sous silence.

Non seulement les Etats-Unis, mais aussi la Suisse, par ses accords de libre-échange de l’AELE, ont conclu des accords ADPICplus. Le conseiller fédéral Deiss faisait preuve de cynisme lorsqu’il écrivait en 2003 à un représentant de « la déclaration de Berne » qui venait de se plaindre que les pays en développement fussent désavantagés : « De manière générale, il faut […] garder à l’esprit que la protection des droits de la propriété intellectuelle n’est pas dans l’intérêt unilatéral d’un seul partenaire commercial. Il s’agit plutôt de l’établissement de conditions cadres qui contribuent, dans leur ensemble, à un climat de prospérité dans tous les Etats participants. C’est justement dans les pays en développement que la protection de la propriété intellectuelle revêt une certaine importance pour le développement et la prospérité des PME et, généralement, pour le développement de branches générant une valeur ajoutée supérieure. » Ce mélange d’idéalisation des PME des pays en développement et de prosaïsme opiniâtre en ce qui concerne les intérêts de la Suisse laisse pantois !

Tentative de réduire les effets négatifs des droits de brevet

Pour réduire les effets négatifs des droits de brevet, des possibilités d’ajustement ont été insérées dans l’accord sur les ADPIC sous le nom de licences obligatoires et d’importations parallèles. Une licence obligatoire est constituée lorsque les autorités permettent à un tiers, sans l’accord du détenteur du brevet, de générer le produit ou le processus brevetés. L’art. 31 de l’accord sur les ADPIC détermine dans quelles circonstances une licence obligatoire peut être octroyée. Tout octroi de licence sera examiné séparément. Le tiers devra prouver qu’il a tout tenté, sans succès, pour convaincre le détenteur du brevet de lui octroyer volontairement une licence. Une licence obligatoire est accordée non pas gratuitement, mais contre une « indemnité adéquate », qui correspond à la « valeur économique » de l’autorisation. Ces conditions peuvent être réduites dans certains cas, telle l’urgence. Bien que la lettre f) de l’art. 31 prescrive que l’utilisation du brevet sans permission de son détenteur sera autorisée principalement pour l’approvisionnement du marché intérieur de l’Etat membre qui a autorisé cette utilisation, il a été bientôt constaté que le besoin de pays en développement dépourvus d’industrie pharmaceutique ou pourvus d’une industrie particulièrement peu développée n’est pas couvert. Cela a nécessité l’octroi, par les pays, de licences obligatoires destinées à des exportations. En novembre 2001, la Déclaration ministérielle de Doha en a ouvert la voie. En décembre 2005, l’accord sur les ADPIC a été modifié en conséquence.

Le Canada [7] joue un rôle de pionnier dans ce domaine. En 2004, il a adopté une loi permettant aux entreprises pharmaceutiques canadiennes d’exporter, grâce à une licence obligatoire valable pendant deux ans, des produits pharmaceutiques brevetés Ainsi, les pays en développement qui ne sont pas en mesure d’acheter des médicaments essentiels au prix du brevet ni de fabriquer leurs propres médicaments peuvent importer de tels médicaments canadiens à certaines conditions. Depuis lors, quelques autres pays industrialisés ont imité cet exemple.

Chaque pays ne se comporte pas de manière aussi exemplaire que le Canada. Les Etats-Unis, par exemple, ont exercé des pressions sur le Brésil en l’assignant devant le tribunal arbitral de l’OMC. Par cette stratégie, ils ont empêché que de nombreux pays intègrent dans leur législation des licences obligatoires comme instrument potentiel. Toutefois, ils ont retiré rapidement leur plainte parce qu’ils avaient menacé simultanément le groupe allemand Bayer d’émettre une licence obligatoire pour un antibiotique. » [8]

Par importations parallèles de médicaments, on entend des produits importés d’un pays à l’autre hors des canaux d’exploitation officiels et mis en circuit dans ce dernier pays. Lors d’importations parallèles, les prescriptions appliquées à des produits brevetés fabriqués dans un autre pays sont décisives. A cet égard, le système d’« épuisement du droit » de propriété intellectuelle qui détermine le point à partir duquel les droits du détenteur du brevet sont considérés comme « épuisés » est essentiel. Si l’épuisement international des droits s’applique aussi en droit interne, les importations parallèles sont autorisées. Théoriquement, les importations parallèles sont donc un moyen d’abaisser les prix des médicaments si l’écart de prix entre deux pays est prononcé. Pratiquement, la mesure dans laquelle l’abaissement est transmis aux patients joue un rôle décisif. [9]

Principaux protagonistes du droit à la santé

Outre l’OMC, les organisations inter­nationales suivantes déterminent l’ac­cès des pays en développement aux médicaments. L’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) collabore la plupart du temps avec l’OMC. En revanche, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’efforce, conformément à sa mission, de promouvoir des mesures en faveur des patients, dans les pays en développement avant tout. Dans ce sens, l’Assemblée mondiale de la santé a chargé la direction « to undertake work that ensures that its medicines strategy addresses the important issue of impact of international trade agreements on public health and access to medicines. » d’opérer de manière à assurer que sa stratégie des médicaments résout la question importante de l’effet des accords commerciaux internationaux sur la santé publique et l’accès aux médicaments. Son travail est soutenu par certaines ONG, en Suisse par la « Déclaration de Berne » notamment. Les « Médecins sans frontières » jouent aussi un rôle positif. Ils mènent actuellement une campagne pour l’accès aux médicaments essentiels (Campaign for Access to Essential Medicines).

En collaboration avec « Alliance Sud », la Déclaration de Berne a lancé le 30 juin dernier une brochure [10] qui examine dans un esprit critique la politique commerciale suisse concernant les pays en développement. Actuellement, la Suisse, constate cette étude, négocie plus d’une douzaine d’accords, dans le cadre de l’Association européenne de libre-échange (AELE), avec des pays dont environ les deux tiers sont en développement. Cette nouvelle tendance doit compléter les négociations de l’OMC (cycle de Doha), qui ont échoué en juillet. Les deux associations reprochent au Conseil fédéral de ne prendre en considération que les possibilités de vente d’entreprises suisses et de ne se soucier ni de l’environnement, ni de la lutte contre la pauvreté menée par les pays en développement. Parmi les six exigences qu’elles adressent au Conseil fédéral, mentionnons la renonciation à des prétentions qui excèdent celles de propriété intellectuelle inscrites dans les accords de l’OMC. Il s’agit du sinistre secteur des accords sur les ADPICplus, dans lequel les Etats-Unis et la Suisse semblent s’être spécialisés. On se rappellera que les droits des brevets les plus favorables aux pays en développement fixés conformément à l’accord sur les ADPIC sont plus défavorables que le droit des brevets antérieur. Que les Etats-Unis, patrie du capitalisme rapace, tentent d’accentuer le caractère négatif de ces conditions, semble malheureusement normal. Mais la Suisse ?

Dans l’ensemble, la situation sanitaire des pays en développement est si mauvaise et les pays industrialisés sont si convaincus de la justice de leurs prétentions que la réalisation d’un modus vivendi au moyen des instruments forgés par l’accord sur les ADPIC paraît utopique. Seule une solution passant par l’abolition de l’OMC et son remplacement par une organisation plus équitable semble souhaitable.

Source
Horizons et débats (Suisse)

[1Les médicaments qui correspondent aux besoins de la majorité de la population sont considérés comme essentiels.

[2Human Rights Guidelines for Pharmaceutical Companies in Relation to Access to Medicines

[3Campaign for Access to Essential Medicines

[4Voir Reinhard Koradi. « Un avenir sans OMC », dans Horizons et débats n° 38 du 22/9/08

[5Centrale Sanitaire Suisse Romande Propriété intellectuelle et accès aux médicaments. L’impact de l’Accord sur les Aspects de Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC) sur l’accès aux médicaments essentiels. Sous la direction d’Andrea Onori, Genève 2006, 121 pages, peut être téléchargé en français, en anglais pu en espagnol du site Internet www.css-romande.ch ; p. 74. Norman Paech, Les droits de l’homme sociaux, économiques et culturels dans le système juri­dique de l’ordre économique et commercial international, Bonn 2005, 100 pages, sur commande de la fondation Friedrich Ebert, pages 75–88 notamment.

[6Fichier récapitulatiif de l’OMC L’accord sur les ADPIC et les brevets pharmaceutiques, p. 2924

[7Centrale Sanitaire Suisse Romande op. cit., p. 64

[8Centrale Sanitaire Suisse Romande op. cit., p. 64

[9OMS Santé publique, innovation et droits de propriété intellectuelle, 204 pages, Genève, 2006, p. 124

[10Liaisons dangereuses – Accord de libre-échange Nord-Sud, Zurich et Lausanne 2008