"Pourquoi vous exprimez-vous maintenant, alors que vous avez toujours gardé le silence ?"

Alfred Sirven : "J’ai été interrogé sur ce dossier au tribunal, ainsi qu’à la Cour d’appel, et j’ai dit tout ce que je savais.
Je ne parle que sur un point inattaquable, les deux contrats signés avec la Russie en 1993. Pendant dix ans la justice française a prétendu qu’ils étaient bidon. Or la Cour d’appel vient de confirmer qu’un accord portant sur des centaines de millions de dollars a bien été approuvé par la Russie, mais que la compagnie Elf ne l’a pas respecté. Ces forages dans l’ex-URSS auraient accru de 30 % la richesse de la compagnie pétrolière française. Grâce aux ressources russes, Elf aurait été dans une tout autre position dans sa confrontation avec Total."

"En quoi êtes-vous concerné par ce contrat russe ?"

"La Russie ne faisait pas partie de ma sphère d’activité, mais le président d’Elf me tenait au courant de nos activités là-bas.
Elf utilisait les services de Maurice Mallet, un ancien de Rhône Poulenc que le président avait repris dans les mêmes fonctions chez Elf. Mallet n’obtenait aucun résultat.
Le président a mis près d’un an avant de décider de choisir un mandataire plus efficace, en l’occurrence André Guelfi, que nous connaissions déjà et dont les possibilités semblaient plus sérieuses. Ainsi, le 19 octobre 1992, j’ai confié à André Guelfi la responsabilité de régler les problèmes existants et de faire aboutir nos projets."

"Pourtant un accord avait bien été signé au début de 1992 entre François Mitterrand et Boris Eltsine ?"

"Ce genre de contrat signé entre chefs d’Etat ne règle pas tous les problèmes. Une clause spécifiait que le contrat était conditionné par l’approbation du Soviet suprême. Et cette approbation ne venait pas. De plus la Russie est un Etat fédéral. Il fallait ainsi, en plus, obtenir l’accord des Soviets locaux, et notamment celui de Saratov. La zone pétrolière en question se trouvait dans la région de Saratov-Volvograd. La partie la plus ardue de l’opération se situait au niveau des autorités provinciales."

"Voulez-vous dire que rien ne se fait si des hommes de l’ombre ne mettent pas les mains dans le cambouis ?"

"C’est cela. Une heure après avoir signé un contrat, un président de la République passe à autre chose.
C’est le travail d’hommes comme moi de regarder si le directeur de cabinet n’a pas mis le contrat sous la pile. Et ainsi de suite.
Cet accord pétrolier comprenait un point très important pour la région de Saratov-Volvograd, la construction d’un stade et d’une piscine olympiques. Sans le soutien du Comité olympique russe, Elf n’avait aucune chance de pénétrer le marché russe."

"Il faut construire une piscine pour avoir du pétrole, recruter des filles pour mettre la main sur des mines de diamant, et ouvrir des comptes en banque aux îles Vierges pour s’approvisionner en gaz. Tout le monde le sait, mais personne ne veut le reconnaître ?"

"Voulez-vous un exemple ?
Le dossier irakien était sous ma responsabilité chez Elf. Croyez-vous que, malgré l’embargo, toutes les grandes sociétés du monde, américaines comprises, ne passaient pas des accords sous la table avec Saddam Hussein ? Pour faire des affaires, il faut tirer la queue du diable. On me l’a reproché au tribunal. Nous lisons tous la presse, et nous voyons éclater des affaires de plus en plus énormes dans ce domaine. Nous saurons peut-être un jour où sont passés les milliards de dollars du programme « Pétrole contre nourriture », ou nous ne le saurons pas."

"Pourquoi un contrat, signé par les Russes, et qui aurait dû rapporter 500 millions de dollars par an à Elf pendant vingt-cinq ans, n’a pas été respecté par la compagnie pétrolière française ?

"En 1993 la droite gagne les élections. Loïk Le Floch-Prigent, nommé par Mitterrand, attend la reconduction de son poste à la tête d’Elf. Il retarde son voyage à Moscou. Finalement, c’est Philippe Jaffré, proche d’Edouard Balladur, qui lui succède.
Par suffisance, ainsi que par hostilité envers son prédécesseur, Jaffré va détruire dans une broyeuse à papier -l’information a été confirmée au tribunal- tous les contrats signés. Il a bradé les éponges à pétrole que sont la Russie, mais aussi le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, où se bousculaient depuis dix ans les pétroliers mondiaux. Et malgré cela, Philippe Jaffré a quitté l’entreprise avec un très gros chèque de plusieurs dizaines de millions de francs en stock-options."

Source : Le Matin