Nous assistons en Russie à une dérive autoritaire du régime de M. Vladimir Poutine avec une limitation raffinée de la liberté de parole, une manipulation des médias, une lutte un peu spéciale contre les oligarques, une répression violente en Tchétchénie, des nominations de gouverneurs auparavant élus. C’est un danger auquel les pays d’Europe centrale sont particulièrement sensibles. Il ne s’agit pas de ressentiment anti-russe, il existe simplement une bonne connaissance des méthodes totalitaires et aussi une plus grande résistance à la manipulation.
La Russie ne sait pas vraiment où elle commence, ni où elle finit. Dans l’Histoire, la Russie s’est étendue et s’est rétractée. La plupart des conflits trouvent leur origine dans des querelles de frontières et dans la conquête ou la perte de territoires. Le jour où nous conviendrons dans le calme où termine l’Union européenne et où commence la Fédération russe, la moitié de la tension entre les deux disparaîtra. Ce n’est pas une honte de ne pas être membre de l’Union européenne. La ligne de fracture se situe au large de l’Ukraine. L’Europe n’a pas encore compris toutes les implications de la « révolution orange », une révolution contre la dérive mafieuse du post-communisme. Nous voudrions tous que les Russes suivent cette direction et respectent les Droits de l’homme et les libertés. Mais la Russie sera toujours un autre monde. C’est un pays immense avec une autre histoire, une autre tradition, toutefois, les deux révolutions montrent que quand les choses empirent vraiment, ces sociétés sont capables de sursaut. La Russie ne va pas toujours dans la mauvaise direction, mais quand quelque chose ne nous plait pas dans son attitude, nous devons le lui dire. Nous ne pouvons pas discuter avec la Russie comme avec un membre handicapé de la famille à qui, par compassion, nous n’osons pas dire toute la vérité. Nous devons discuter d’ami à ami, d’égal à égal.
La relation transatlantique est très importante pour les États-Unis et l’Europe, même s’il y a des tensions. En fait l’Europe a trop souvent tendance à se montrer apaisante avec les dictatures et j’ai récemment condamné son attitude vis-à-vis de Cuba. Les pays européens devraient prendre davantage conscience de leur coresponsabilité dans l’état du monde, et faire davantage pour leur sécurité et celle du monde. Ils ne devraient pas attendre que les gros problèmes soient toujours résolus par les États-Unis comme ces derniers ont contribué à mettre fin aux deux guerres mondiales que les pays européens avaient provoquées. De son côté, l’Amérique doit aussi faire des efforts et avoir plus de tact, c’est ce qu’ils auraient dû faire avec la Guerre en Irak.

Source
Le Monde (France)

« Il est nécessaire de poser des questions dérangeantes à M. Poutine », par Vaclav Havel, Le Monde, 24 février 2005. Ce texte est adapté d’une interview.