Herman Van Rompuy, Fredrik Reinfeldt, Jose Manuel Barroso, Catherine Ashton

Le traité de Lisbonne, qui vient d’entrer en vigueur après une gestation laborieuse, constitue le point culminant de la construction européenne. Il aurait du être une « Constitution Européenne », pierre de touche d’un demi siècle de construction communautaire. Après un premier rejet de ce texte par les électeurs français et les irlandais, il a été finalement adopté dans les 27 pays, au terme d’un processus peu démocratique et de quelques retouches mineures. Cette « constitution » rabaissée au rang de traité, fige pour des années une architecture institutionnelle confuse, illisible, et met fin à ce qui a été un magnifique projet de société, mélange assez réussi de libertés individuelles, de solidarité et de protection sociale. Conformément au Traité, le Parlement Européen a ratifié le 9 février la composition de cette très libérale Commission, avec l’appui d’une partie du groupe socialiste.

L’Europe politique a toujours été un vœux pieux. Le seul projet européen qui ait vraiment prospéré pendant cinq décennies est l’organisation d’un marché, conforme aux orientations politiques et économiques libérales dominantes dans le « monde libre », promues par les Institutions Financières Internationales nées après la seconde guerre mondiale. L’urgence était de créer, par l’économie, de très fortes interdépendances qui devaient garantir la paix à partir de la réconciliation franco-allemande. Cet objectif a été atteint mais la question de fond a été constamment renvoyée à plus tard : quelle serait la nature politique de l’Europe de l’Ouest ? Quelle autonomie aurait l’Europe au sein de l’espace euro-atlantique dominé par les Etats-Unis dans le contexte de la guerre froide ?

Dévasté par la guerre en 1945, l’espace européen de l’Ouest s’est transfiguré en peu de temps à l’échelle de l’histoire, pour devenir un paradigme du progrès social, de la démocratie et plus récemment, un modèle de la prise de conscience environnementale. Il est vrai que le marché était tempéré par la mise en œuvre, par les Etats, sous la pression de forces sociales puissantes, de politiques publiques qui ont permis d’opposer le « modèle social européen » à la brutalité du modèle libéral nord-américain. Dans le même esprit, des mécanismes de solidarité intergouvernementaux ont permis aux pays et régions les moins avancés de connaître des progrès spectaculaires : la Grèce, l’Italie du sud, le Portugal, l’Espagne, l’Irlande, maintenant les pays ex-communistes, ont largement bénéficié des fonds européens.

Sur le plan institutionnel, l’édifice politique européen est devenu de plus en plus complexe, au rythme des traités (Acte Unique 1987, Maastricht, 1992, Amsterdam 1999, Nice 2001, puis Lisbonne 2010). Au fil des années, les gouvernements de droite ou de gauche ont accepté de se soumettre par conviction ou par renoncements successifs aux règles de plus en plus contraignantes et intrusives de l’économie libérale, présentées comme les seules viables après la disparition du socialisme. C’est ainsi que malgré un discours invariable sur la spécificité du modèle social européen et au nom de la modernisation de l’économie, les acquis sociaux et les services publics qui faisaient l’originalité et la force de l’Europe communautaire ont été l’objet d’une entreprise inexorable de démolition. Au nom d’une logique financière pure, on remet désormais en question les systèmes de retraite par répartition, les régimes de sécurité sociale. La crise financière de 2008-2009 qui a mis à mal les fonds de pension privés et ruiné de nombreux épargnants n’a pas servi de leçon et les gouvernements, aidés par les idéologues fondamentalistes de l’OCDE, continuent à affirmer, sans le démontrer, que le régime par répartition n’est plus soutenable. La Commission européenne a milité inlassablement et avec succès pour que le rôle régulateur des états s’amenuise pour laisser le champ libre aux seules forces du marché, ce que stipule une annexe du Traité.

Sur le plan extérieur, avec la disparition de l’URSS et l’absorption de l’Europe de l’Est par le camp occidental victorieux, on a cru qu’un monde multipolaire allait naître, dont l’Europe serait un pilier aux côtés des Etats-Unis, de la Russie, de la Chine et des autres puissances émergentes. Il n’en a rien été. Pour les Etats-Unis cette éventualité était absolument exclue, le monde multipolaire était une utopie européenne, une mauvaise idée (surtout française) à laquelle il fallait tordre le cou définitivement. L’arrivée des dix nouveaux membres venant de l’Est a mis un point final à ces espoirs de « la vieille Europe ». Le glissement vers une Europe sous contrôle américain, qui était une constante depuis des années, s’est brusquement accéléré et imposé sans discussion à tous les gouvernements de droite ou de gauche. Les nouveaux membres, fortement poussés par Washington, ont vu leur adhésion à l’UE comme le volet économique d’une « assurance sur la vie » contre la « menace russe » dont l’OTAN était le volet politico-militaire.

Mais il a fallu les attentats du 11 septembre 2001 pour que cet alignement devienne totalement explicite. Dans sa « Stratégie européenne de sécurité » adoptée en 2003, l’UE a repris à son compte la perception américaine manichéenne et simpliste d’un « monde dangereux », se mettant du côté du « bien » contre le « mal » et justifiant la guerre préventive au nom de la protection contre une « menace globale ». En France, la droite gaulliste a plus ou moins résisté à ce ralliement, la dernière velléité d’indépendance ayant été exprimée avec brio par Dominique de Villepin aux Nations Unies lors du débat sur la guerre contre l’Irak. Mais c’était un baroud d’honneur, et le gouvernement français, bien que la suite des événements lui ait donné raison, n’a eu de cesse de chercher à se faire pardonner cette désobéissance spectaculaire. En 2007 Président Sarkozy a fait de la réintégration totale de la France dans la « famille occidentale » notamment via l’OTAN et le rapprochement avec les Etats-Unis de Bush puis d’Obama, l’axe idéologique de son quinquennat. Cette décision, qui n’a suscité que quelques timides réactions de la gauche et de la droite souverainiste, marque un tournant historique pour la France, et un renoncement à la politique d’indépendance nationale suivie avec constance par tous les présidents depuis le général de Gaulle. La participation européenne à la guerre en Afghanistan, l’acceptation de l’occupation de l’Irak, l’indépendance du Kosovo imposée par Washington, ont mis fin définitivement à l’émergence d’une Europe politique autonome.

Et pourtant, la construction européenne avait suscité un immense espoir dans le monde. Celui d’une puissance économique, technologique et culturelle indépendante des Etats-Unis, ouverte sur le monde et désireuse d’entretenir des relations équilibrées avec les différentes régions dans le respect des civilisations non occidentales et des différentes religions. L’immense majorité des pays non occidentaux ou à la marge du monde occidental (comme l’Amérique latine) ne se fait plus d’illusion et constate avec regret que l’Europe, devenue cet « ensemble gazeux incertain et trop dilaté » décrit par Hubert Védrine, se contente de son rôle d’auxiliaire docile des Etats-Unis, convaincue qu’elle participe avec eux à une mission civilisatrice au nom de « valeurs occidentales » considérées comme universelles. Son côté donneur de leçons sur la démocratie et les droits de l’homme, l’application d’un double standard selon les circonstances, son incapacité à mettre en forme une vision réaliste du monde, ont ruiné sa crédibilité. Les Européens n’ont pas conscience que leur comportement aggrave la fracture entre le monde occidental (c’est à dire euro-atlantique) et le reste de la planète (the West and the Rest). C’est pourquoi la voix de l’Europe n’est pratiquement plus audible sur les dernières grandes crises (Irak, Iran, Afghanistan, Palestine, le changement climatique ou la crise financière…). Les nouvelles grandes puissances comme la Chine et l’Inde voient en l’Europe un acteur subsidiaire du camp atlantique et la Russie est obligée de rappeler, parfois avec véhémence, comme elle l’a fait lors de la crise géorgienne, que l’Europe a des intérêts objectifs qui ne sont pas ceux des États-Unis. Le rêve que de nombreux européens ont pu avoir d’une Europe-puissance autonome par rapport aux Etats-Unis, est fini. La question des frontières de l’Europe est essentielle, et on voit bien que conformément au schéma euro-atlantiste dessiné à Washington et Bruxelles, l’Europe devrait s’étendre toujours plus à l’Est pour couvrir autant que possible la zone d’intervention de l’OTAN. Le traité de Lisbonne place d’ailleurs ouvertement la défense européenne sous le chapeau de l’OTAN, celle-ci devenant « le pilier européen » du dispositif transatlantique. C’est ainsi que des troupes européennes se trouvent engagées sur des théâtres d’opérations militaires éloignés au nom de la défense des intérêts suprêmes de l’Occident (dissimulés sous des vocables divers comme la démocratie, la liberté et les droits de l’homme). Et toutes les occasions sont bonnes pour afficher ostensiblement la solidité du lien transatlantique.Tant pis si c’est au prix d’un silence complice sur des questions fondamentales comme Guantanamo, les vols secrets de la CIA, les atteintes aux libertés individuelles au nom de la lutte contre le terrorisme, la justification de la torture ou un soutien inconditionnel à Israël. « L’accord de rehaussement » des relations UE-Israël de novembre 2008 a fait de ce pays un quasi membre plein de l’UE, mettant fin du même coup à la position équilibrée que l’Europe avait toujours maintenue sur le conflit du Proche-Orient et ignorant délibérément les graves violations du droit international commises par Israël. A tel point que de nombreux responsables politiques européens (comme Berlusconi récemment) demandent ouvertement l’admission d’Israël comme membre plein de l’UE.

L’influence de Washington sur de nombreux gouvernements européens et sur la Commission Européenne est puissante. Les innombrables consultations transtlantiques officielles et officieuses permettent en permanence de « verrouiller » les positions sur les grands dossiers, la ligne rouge étant pour l’UE de ne jamais rien faire qui puisse aller contre les intérêts américains, même si c’est à son détriment. C’est sans complexe qu’Hillary Clinton se permet de téléphoner au président et au chef de l’opposition socialiste du Parlement européen pour exiger d’eux qu’ils ratifient l’accord euro-américain sur la communication aux services américains (sans réciprocité) de données personnelles et bancaires (SWIFT) au nom de la lutte contre le terrorisme. Les européens ont été soulagés par le départ de G. Bush, rejeté par les opinions publiques européennes et devenu imprésentable, et l’arrivée d’Obama qui leur a permis de réaffirmer enfin fortement et sans états d’âme leur appartenance à la même sphère politico-culturelle occidentale. Malheureusement pour l’Europe cette symbiose se produit à un moment où l’hégémonie américaine est fortement remise en question par les pays émergents et le reste du monde non-occidental.

L’UE, nous disait la propagande officielle, devait avoir enfin un président fort, voix et visage de l’Europe sur la scène internationale. Mais c’est un inconnu, sans poids politique ni charisme qui a été choisi, le belge Van Rampouy, pour présider le Conseil Européen. En plus, la présidence semestrielle tournante continue à fonctionner, et pour rien au monde le président (actuellement l’espagnol JL Zapatero,) ne cèderait sa place à un bureaucrate bruxellois évanescent. La confusion institutionnelle est telle que le Président Obama a décidé de ne pas se rendre à Madrid pour le sommet bisannuel UE-Etats-Unis. Selon la presse américaine, le président américain ne saurait pas qui est son « alter ego », le président du Conseil (Von Rampuy), le président tournant (Zapatero) ou le président de la commission européenne (Barroso) ! Quel camouflet pour les Européens ! Sur le plan financier, la Banque Centrale européenne est totalement autonome et ne répond à aucun « gouvernement économique ». Les tensions entre le président de la Banque centrale européenne et le président de l’Eurogroupe, voire le Commissaire aux affaires économiques, pour savoir qui est « M. Euro » révèlent une véritable ambiguïté. Faute d’une meilleure gouvernance de la zone euro, l’Europe a du mal à maîtriser les crises financières grecque, espagnole et portugaise qui risquent de mettre à mal la « forteresse euro ».

Le poste de vice-président de la Commission et « Haut représentant pour la politique extérieure » a été confié à une britannique, Lady Ashton, dont la priorité semble être de conserver un « profil bas », ligne sans doute conforme à la vision britannique de l’Europe. Sa comparution devant le Parlement européen a été d’une médiocrité frisant le ridicule, sans ambition ni hauteur de vues, mais très révélatrice. Elle a surtout mis l’accent sur l’indispensable concertation avec les Etats-Unis (elle a rappelé qu’étant ministre de la Justice de Blair, elle avait soutenu la guerre en Irak). Quant aux relations avec l’Amérique Latine, elle ne les a pas mentionnées, et ne semblait pas informée de la tenue prochaine du sommet bisannuel UE-Amérique latine. Sur la redéfinition des relations entre l’UE et Cuba soumises à une « position commune » adoptée il y a 13 ans à la demande d’Aznar, elle a tout simplement affirmé, peu après sa nomination, qu’elle devait d’abord consulter… Washington ! Le Service d’Action extérieure Européen prévu par le Traité de Lisbonne se met en place dans la confusion, les rôles respectifs des Délégations de l’Union et des ambassades des pays membres étant loin d’être définis, tout comme le financement de cet improbable réseau diplomatique.

Tout ceci ne peut que surprendre ceux qui croyaient encore qu’une puissance européenne autonome pouvait voir le jour. Depuis la disparition du camp soviétique et encore plus depuis le 11 septembre 2001, il est clair que l’Europe a fait un choix stratégique et de long terme, celui d’être inconditionnellement aux côtés des Etats-Unis. En prenant ce chemin, elle devient un acteur de second plan dans la nouvelle architecture mondiale qui se met en place, comme elle l’a montré au sommet de Copenhague sur le changement climatique. Alors qu’elle avait des positions assez avancées sur les questions d’environnement, l’UE a capitulé en rase campagne, laissant les ténors européens (Angela Merkel, N. Sarkozy, Gordon Brown) se mettre d’accord avec Obama et un petit groupe de pays du G20 pour imposer au reste du monde le « non-accord » de Copenhague. De fait, l’Europe a renoncé au rôle possible de pont entre les civilisations qu’elle aurait pu jouer. Ce qui semble compter plus que tout, c’est l’unité du bloc occidental euro-atlantique face aux nouveaux centres de pouvoir dans le monde.

L’Europe politique est morte à Lisbonne, et avec elle le rêve européen. De profundis !

Version française : Geopolintel.fr