La déferlante anti-syrienne à Beyrouth, dans la rue et au Parlement, après l’assassinat de Rafic Hariri, n’est que l’expression finalement étalée au grand jour d’un ressentiment refoulé contre une mainmise de Damas sous couvert d’une démocratie de façade. Il s’agit d’un sabotage systématique de l’esprit même de cette société consensuelle, fruit d’une longue tradition reflétée par le pacte - constitutionnel - de 1943 et qui est en réalité notre vraie, peut-être notre seule raison d’être. Cette mainmise perverse s’attaque au sens des mots et affaiblit toute résistance. Certes, une opposition se développe, mais pour oser donner leur vraie signification aux mots "souveraineté" ou "indépendance", elle se trouve paradoxalement accusée de trahir une sémantique officielle, qui les traduit systématiquement par le mot "Syrie". Une presse disposant encore d’une timide marge de liberté s’offre quelquefois le luxe d’un peu de mauvaise humeur.
Certes tous les maux ne sont pas d’origines syriennes et beaucoup sont inhérents au Liban. Toutefois, c’est sous le joug syrien aujourd’hui qu’ils se développent et restent impunis. Le rêve d’expansion syrien vers le Liban est aussi vieux que la Syrie. Damas a profité des évènements avec une belle dextérité pour s’offrir une suprématie longtemps convoitée. La Syrie a exploité au mieux la situation internationale et cette présence a été utile. Mais de là à exercer une mainmise totale sur nos affaires, il y a quelque abus ; auquel il faut ajouter le maintien au Sud du Liban d’une véritable armée privée - le Hezbollah - qui, il est vrai, a héroïquement combattu l’occupation israélienne et en a triomphé. Tout en reconnaissant les sacrifices du Parti de Dieu, on pourrait s’interroger sur les raisons invoquées par la Syrie et ses acolytes libanais pour empêcher indéfiniment sa démobilisation.
Le 11 septembre 2001 a considérablement changé la donne. Pour nous limiter à ce qui nous concerne, un fait nouveau, presque surprenant, est l’usage de ce qu’on pourrait appeler la "carte libanaise" par les Etats-Unis pour obtenir de la Syrie un certain nombre de prestations qui, elles, ne se rapportent pas directement au Liban. Il s’agit du Syrian Accountability Act, qui demande à Damas, dans un de ses paragraphes, d’évacuer le Liban, suivi par la résolution 1559.
Le Liban doit revenir à l’esprit de 1943. Nul besoin que le monde extérieur se mêle de résoudre ou d’aggraver nos problèmes. Pour peu que la sagesse l’emporte sur les appétits démesurés des uns et les intérêts immédiats des autres, un dialogue serein peut s’ouvrir qui aboutirait à des formules acceptables par tous. Il faut souhaiter que l’intervention de l’étranger - puisqu’il y a eu intervention, quoique non sollicitée - serve au moins à sortir les acteurs politiques et leurs maîtres d’un aveuglement plein de périls.

Source
Le Monde (France)

« Revenir au "pacte de 1943" », par Michel Béchara el-Khoury, Le Monde, 4 mars 2005.