Dans une longue interview au quotidien japonais Asahi Shimbun, le président français, Jacques Chirac, passe en revue les grandes questions de politiques internationales actuelles. Il profite de cet entretien pour rappeler son attachement au Japon où il se rendra le 26 mars pour la quarante-cinquième fois. Il exprime son souhait de voir le traité constitutionnel ratifié pour donner plus de poids à l’Europe et demande le soutien du Japon pour ramener les États-Unis sur la voie du multilatéralisme. Il rappelle d’ailleurs son opposition à l’implication de troupes françaises en Irak et s’associe à la demande de Gerhard Schröder de réformer l’OTAN. Toutefois, une bonne part de l’entretien porte sur des questions ayant un intérêt plus direct pour les Japonais. Ainsi, le président français soutient l’effort de négociation multipartite avec la Corée du Nord et affirme que la France milite en faveur de l’entrée du Japon au Conseil de sécurité de l’ONU. Mais, la grande question qui intéressait les Japonais était la levée de l’embargo sur les armes en direction de la Chine décidée par l’Union européenne. Pour Jacques Chirac, il s’agit d’une levée symbolique de sanctions qui n’ont plus lieu d’être. Cela ne signifie pas que l’UE équipera Pékin en matériel militaire dont la Chine n’est pas demandeuse. Cette levée de l’embargo permettra d’ouvrir un meilleur dialogue et donc de mieux intégrer la Chine dans la scène internationale, pré-condition de sa libéralisation. Il invite le Japon à se rapprocher de la Chine en s’inspirant du modèle franco-allemand afin de constituer un pôle du monde multipolaire qu’il appelle de ses vœux. La Chine ne sera plus un risque pour le Japon si leur partenariat s’instaure.
Cette vision géopolitique n’est évidemment pas partagé par les analystes atlantistes qui poursuivent la dénonciation du mercantilisme européen et plus spécifiquement français. Dans le Taipei Times, l’ancien vice-Premier ministre suédois Per Ahlmark accuse ainsi Paris et Pékin de corruption des gouvernements européens. Ces deux pays se seraient entendus pour faire pression sur les groupes industriels européens pour qu’ils poussent les gouvernement à lever l’embargo. A cause de leur action, les armes européennes seront bientôt utilisées contre les États-Unis. Comme la Suède a accepté la levée de l’embargo, l’auteur appelle les citoyens suédois à faire battre aux élections, les dirigeants s’étant associées à cette décision. Il se montre toutefois confiant sur le report de cette levée de l’embargo. Même son de cloche chez l’analyste Timothy Garton-Ash. Dans le Guardian et le Los Angeles Times, il préconise que l’UE cesse d’écouter le mercantilisme français et s’entende avec les États-Unis sur la conduite à adopter, c’est à dire, qu’elle suive l’avis de Washington.
Ces deux auteurs répètent les mêmes arguments et insistent sur le fait que si l’Europe vend des armes à la Chine, c’est pour qu’elles soient utilisées contre les troupes états-uniennes. Il s’agit là d’une façon de reconnaître que, dans leur analyse, le conflit entre Washington et Pékin est inévitable.

Dans ce possible conflit à venir, le Kirghizistan est une place stratégique de choix compte tenu de sa position géographique. Cet État accueille, en outre, des bases militaires russes et états-uniennes.
Or dans ce pays vient de commencer ce que certains qualifient de « révolution des tulipes », en référence aux autres « révolutions colorées » organisées par la NED/CIA dans les anciennes Républiques soviétiques. Beaucoup d’observateurs ont été surpris du caractère soudain d’un coup de force que beaucoup pensaient ne devoir advenir qu’avec les élections présidentielles du 25 octobre. Toutefois, cette « révolution » ressemble bien plus à un putsch classique qu’à la forme employée en Géorgie et en Ukraine et s’appuie sur des divisions ethniques fortes. Quoi qu’il en soit, ces événements sont interprétés par la presse russe comme un nouveau coup de force de l’Occident contre la sphère d’influence russe, alors même qu’il n’y a aucune manifestation anti-russe.
Pour l’analyste Alexeï Makarkine dans le journal anti-Poutine EJ, personne ne contrôle actuellement ce qui se passe au Kirghizistan. L’opposition du Sud, a voulu utiliser des techniques inspirés des « révolutions colorées », mais elle a mêlé à cette apparence de putsch post-moderne des techniques plus proches de celles des révolutionnaires soviétiques de 1917. Aujourd’hui, rien ne dit que les initiateurs de la rébellion contrôlent encore la rue. Ces propos sont démentis par les dirigeants de l’opposition kirghize. Ainsi, dans une interview aux Izvestia accordée avant la prise du palais présidentiel par l’opposition, l’ancienne ambassadrice kirghize à Londres et leader de l’opposition, Rosa Otunbaeva, affirme que l’opposition dirige bien les manifestants et que l’objectif est de renverser le pouvoir central. Elle demande à l’OSCE de servir d’intermédiaire avec le pouvoir, même si elle refuse toute négociation directe de l’opposition avec Askar Akaïev. Elle reconnaît également avoir pris contact avec l’ambassadeur des États-Unis dans le pays. Cette après midi, les manifestants ont libéré l’ex-général Félix Koulov, dont la libération était exigée par le Congrès états-unien et la Freedom House de James Woolsey.
L’ancien Premier ministre Kirghize et aujourd’hui membre de l’opposition, Kurmanbek Bakiev, déclare pour sa part dans une interview à Trud que l’opposition n’avait pas l’intention de lancer une « révolution colorée », mais que le pouvoir l’y a poussé. Il affirme que si le pouvoir ne bouge pas, le Sud du pays pourrait faire sécession. Or, le Sud est une région où les Ouzbeks sont majoritaires et qui a été parcourue par des tensions séparatistes dans les années 80 et 90, il ne s’agit donc pas d’une menace à prendre à la légère, tout comme il n’est pas certain que l’opposition n’a pas lancé une mécanique qui va entraîner une guerre civile. Toutefois, depuis la publication de ce texte, l’auteur a été désigné président et Premier ministre par intérim jusqu’à l’organisation d’élections, mais le flou demeure sur la démission réelle ou non d’Askar Akaïev, président élu et légitime du Kirghizistan.
Toute cela peut encore dégénérer en guerre civile. C’est ce que redoute l’ancien député vert autrichien et ancien observateur de l’OSCE, Karl Öllinger. Pour lui, la crise est multidimensionnelle et cache aussi bien des revendications sociales qu’ethniques. Dans Der Standard, il affirme que le principal problème des élections a été le passage d’un scrutin proportionnel à un scrutin majoritaire qui a fait disparaître certaines populations de la représentation nationale, pas l’absence de transparence du vote. Il craint que cette crise n’entraîne le pays dans un chaos qu’il sera bien difficile d’arrêter.
Aucun commentateur n’envisage que Moscou ait pu délibéremment précipiter les événements, pour court-circuiter l’opération programmée par la NED/CIA à l’occasion de l’élection présidentielle d’octobre, pour se débarasser d’Askar Akaïev et placer au pouvoir les leaders pro-russes qui étaient passés dans l’opposition.