Je vais bientôt aller au Japon pour la quarante-quatrième ou la quarante-cinquième fois, et cela pour trois raisons. D’abord, je vais apporter le soutien de la France à la candidature d’Aichi pour l’Exposition universelle. Ensuite, les relations politiques, économiques et culturelles entre nos deux pays sont excellentes et il était normal que j’aille faire le point avec M. Junichiro Koizumi. Enfin, cela faisait longtemps que je n’étais pas allé au Japon, près de cinq ans, et cela était devenu insupportable pour moi. Cette visite me donnera l’occasion d’assister à une journée du tournoi de sumo et de dîner avec les lutteurs.
On dit que les relations entre la Chine et le Japon ne sont pas bonnes, mais je n’irai pas jusque là. Je fais confiance à la sagesse des dirigeants des deux pays pour régler ce problème dans la tolérance et dans la paix. La politique étrangère de la France a pour objectif prioritaire, comme celle du Japon, la paix et la sécurité internationales. C’est donc d’abord au regard de cet objectif qu’est examinée la question de la levée de l’embargo sur les armes à destination de la Chine, en ayant bien entendu à l’esprit les préoccupations de nos partenaires et alliés. Je tiens à rassurer les Japonais, cette levée de l’embargo ne signifie pas que nous allons vendre des armes à la Chine, qui d’ailleurs ne le demande pas. Il s’agit d’un moyen de normaliser nos relations avec la Chine. Cette mesure ne correspond plus à la réalité des faits après 15 ans. La Chine n’est plus un pays marginalisé comme le prouve le choix de Pékin pour les Jeux olympiques de 2008 et de Shanghaï pour l’Exposition universelle de 2010. Le Japon, l’Australie, le Canada et bien d’autres l’ont compris depuis longtemps. En outre, la levée de l’embargo ne veut pas dire non plus levée des contrôles sur les exportations d’armement. Nous mettrons en place des systèmes de contrôle rigoureux dont nous discuterons avec M Koizumi. Plus généralement, ma conviction est que le dialogue que l’Europe développe avec la Chine contribue au progrès de nos valeurs, au respect des règles internationales et à la stabilité du monde. Je note qu’Européens et Japonais se rejoignent pleinement sur la nécessité de favoriser l’engagement et la responsabilisation de la Chine sur la scène internationale.
Contrairement à ce qu’on entend, je ne pense pas que le Japon recule face à l’économie chinoise. Le Japon reste une économie plus importante que celle de la Chine, dont il est l’un des principaux partenaires économiques. Il a su tirer profit de la croissance chinoise. Il ne m’appartient pas de me prononcer sur ce que devraient être les relations entre le Japon et la Chine, mais j’observe que l’Asie et le monde ont tout à gagner de relations politiques et économiques aussi structurées et denses que possible entre ces deux grandes puissances. Comme la France et l’Allemagne l’ont compris, de bonnes relations entre voisins viennent aussi de l’acceptation commune de leur passé.
La France a toujours soutenu l’entrée du Japon et de l’Allemagne au Conseil de sécurité de l’ONU. Le Japon a une place éminente sur la scène internationale. Nous apprécions son soutien au multilatéralisme et son sens des responsabilités ; en témoignent le niveau élevé de son aide publique au développement ou sa participation à des missions de paix. Nous sommes unis par les mêmes valeurs démocratiques et nous pouvons favoriser l’affirmation d’un ordre international plus juste et plus sûr, fondé sur les principes de la Charte des Nations Unies. Sur les grandes questions internationales, j’observe que la France et le Japon ont des positions proches. Nous l’avons observé lors du sommet de Kyoto sur le réchauffement de la planète et lors du sommet du G8 d’Okinawa où nous avons défendu côte à côte la création du Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme.
La France partage la préoccupation du Japon sur la question nucléaire nord-coréenne. Il est hors de question qu’un pays puisse rompre ses engagements internationaux. Par contre, il est normal que les pays qui respectent leurs obligations en matière de non-prolifération et qui apportent la preuve de la nature pacifique de leurs ambitions puissent bénéficier des technologies nucléaires. C’est le sens des négociations du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de la France avec l’Iran. Tel est aussi le but des négociations qui se déroulent dans le cadre à six avec la Corée du Nord et qui sont fermement soutenues par la France et toute l’Union Européenne. L’Europe est prête, si les parties le souhaitent, à s’impliquer plus directement dans la recherche d’un règlement de la crise nord coréenne. Elle conçoit son rôle en appui des pays de la région avec lesquels nous sommes en contact étroits.
Lors de la visite du président George W. Bush à Bruxelles, nous avons noté avec satisfaction son attachement à l’OTAN et à la construction européenne. La rencontre avec les membres du Conseil européen a souligné la nécessité pour les États-Unis et l’Europe, confrontés aux mêmes défis, de travailler ensemble. Le monde dans lequel nous vivons est un. Personne ne peut en résoudre seul les problèmes. Nous sommes tous conscients que notre action n’est jamais aussi efficace que lorsque l’Europe et les États-Unis, mais aussi d’autres puissances comme le Japon, unissent leurs forces. Les États-Unis et la France ont une histoire commune aussi vieille que l’indépendance. Notre relation est riche et elle s’est approfondie ces dernières années, malgré nos divergences sur l’Irak. Nous coopérons d’ailleurs dans de nombreux domaines avec ce pays. Nous souhaitons toutefois, comme de nombreux pays de la communauté internationale, que Washington se réengage dans la voie du multilatéralisme. C’est vrai par exemple du Protocole de Kyoto, de la Cour Pénale Internationale, du développement. Le déplacement du Président Bush a confirmé la nécessité pour les Américains et les Européens de travailler ensemble. La France y est évidemment prête. Cela passera peut-être par une refonte de l’OTAN, comme l’a suggéré Gerhard Schröder.
Pour l’Irak, la France pense qu’il faut au plus vite au peuple irakien la pleine maîtrise de son destin. Nous participons donc à la formation de la police irakienne et nous avons fait un effort de plusieurs milliards de dollars pour supprimer 80 % de la dette irakienne. Nous poursuivrons les coopérations engagées avec le Japon et l’Allemagne en Irak dans les domaines de la formation des cadres, des responsables régionaux d’irrigation et archéologues. Cependant toutes les composantes de la société irakienne ne se reconnaissent pas encore dans le processus politique. Il faut donc le poursuivre en créant les conditions d’un vaste dialogue national.
Au Proche-Orient, la France constate avec satisfaction que l’élection de M. Mahmoud Abbas et le souhait du gouvernement israélien de se désengager de la bande de Gaza, offrent une occasion de relance du processus de paix que la communauté internationale s’attache à saisir. La France soutient ces mouvements et souhaite la mise en œuvre de la " feuille de route ". Nous plaidons pour l’organisation d’une conférence internationale dans la période qui suivra le désengagement de Gaza.
En Europe, le traité instituant une constitution pour l’Europe est à la fois le couronnement de l’œuvre européenne engagée avec le Traité de Rome et le point de départ d’une nouvelle ambition pour notre continent. Il était naturel, dans la pratique française de la démocratie, qu’un texte d’une telle envergure, qui engage l’avenir, soit directement présenté à l’approbation des citoyens. Nous avons devant nous quelques semaines pour informer les Français sur la nature de ce texte. Je souhaite souligner son importance pour la France car l’Europe est aujourd’hui le cadre naturel de notre action, le lieu où s’enracine un modèle de développement économique et social qui nous est propre, mais aussi qui nous est cher. L’enjeu du traité constitutionnel, c’est bien de confirmer solennellement cette volonté, de consolider une communauté de valeurs, autour d’objectifs partagés. Nous le faisons en améliorant encore un ensemble institutionnel qui est plus qu’une organisation internationale classique, mais qui n’est pas un État. Nous devons, en nous appuyant sur nos diversités, construire une Europe forte. Car dans le monde, l’Europe a aussi un rôle à jouer. Elle doit faire entendre sa voix dans ce monde multipolaire : elle a un message à porter, des valeurs à défendre, une certaine conception des relations internationales.

Source
Asahi Shimbun (Japon)

« Interview accordée par M.Jacques CHIRAC au quotidien japonais Asahi Shimbun », par Jacques Chirac, Asahi Shimbun, 21 mars 2005. Ce texte est adapté d’une interview. La référence fournie ici est la transcription en Français de l’interview fournie par les services de presse de l’Élysée.