On dit souvent que les généraux ne voient pas venir les changements et préparent la prochaine guerre comme si elle devait ressembler à la précédente. Il en va de même pour les commentateurs politiques : ils interprètent les nouveaux événements non pour ce qu’ils sont, mais comme s’ils répétaient ceux qui les ont précédés.

Lorsque des mouvements populaires ont renversé Zine el-Abidine Ben Ali en Tunisie et Hosni Moubarak en Égypte, beaucoup ont cru assister à une « révolution du jasmin » [1]et une «  révolution du lotus  » [2], à la manière des révolutions colorées que la CIA et la NED ont organisées à la chaine depuis la disparition de l’URSS. Certains faits semblaient leur donner raison, comme la présence d’agitateurs serbes au Caire ou la diffusion de matériels de propagande [3]. Mais la réalité était toute différente. Ces révoltes étaient populaires et Washington tentait sans succès de les détourner à son profit. En définitive, les Tunisiens et les Égyptiens n’aspiraient pas à l’American Way of Life, mais au contraire à se débarrasser de gouvernements fantoches manipulés par les États-Unis.

Lorsque des troubles sont survenus en Libye, ces mêmes commentateurs ont essayé de récupérer leur retard sur la réalité en nous expliquant que, cette fois-ci, il s’agissait d’un soulèvement populaire contre le dictateur Kadhafi. Ils accompagnaient alors leurs éditoriaux de doux mensonges présentant le colonel comme un éternel ennemi de la démocratie occidentale, oubliant qu’il collaborait activement avec les États-Unis depuis huit ans [4].

Pourtant, à y regarder de plus près, ce qui se passe en Libye est d’abord la résurgence de l’antagonisme historique entre la Cyrénaïque d’un côté, la Tripolitaine et le Fezzan de l’autre. Ce n’est que secondairement que ce conflit a pris une coloration politique, l’insurrection s’identifiant avec les monarchistes, bientôt rejoints par toutes sortes de groupes d’opposition (nassériens, khomeinyistes, communistes, islamistes etc…). En définitive. À aucun moment l’insurrection ne s’est étendue à l’ensemble du pays.

Toute voix qui dénonce la fabrication et l’instrumentation de ce conflit par un cartel colonial rencontre des protestations. L’opinion majoritaire admet que l’intervention militaire étrangère permet au peuple libyen de se libérer de son tyran, et que les bavures de la coalition ne peuvent être pires que les crimes de ce génocidaire.
Or, l’Histoire a déjà démontré la fausseté de ce raisonnement. Par exemple, nombre d’Irakiens opposés à Saddam Hussein et qui ont accueilli en sauveurs les troupes occidentales disent, huit ans et un million de morts plus tard, que la vie était meilleure dans leur pays du temps du despote.

Surtout, ce jugement se fonde sur une série de convictions erronées :

 Contrairement à ce qu’affirme la propagande occidentale et à ce que semble créditer la proximité chronologique et géographique avec la Tunisie et l’Égypte, le peuple libyen ne s’est pas soulevé contre le régime de Kadhafi. Celui-ci dispose encore de légitimité populaire en Tripolitaine et au Fezzan ; régions où le colonel a fait distribuer des armes à la population pour résister à l’avance des insurgés de Cyrénaïque et des puissances étrangères.

 Contrairement à ce qu’affirme la propagande occidentale et à ce que semblent accréditer des déclarations furieuses du « frère Guide » lui-même, Kadhafi n’a jamais bombardé sa population civile. Il a fait usage de la force militaire contre des putschistes sans prendre garde aux conséquences pour la population civile. Cette distinction n’a pas d’importance pour les victimes, mais en droit international elle sépare les crimes de guerre des crimes contre l’humanité.

 Enfin, contrairement à ce qu’affirme la propagande occidentale et au romantisme révolutionnaire d’opérette de Bernard Henry Lévy, la révolte de Cyrénaïque n’a rien de spontanée. Elle a été préparée par la DGSE, le MI6 et la CIA. Pour constituer le Conseil national de transition, les Français se sont appuyés sur les renseignements et les contacts de Massoud El-Mesmari, l’ex-compagnon et confident de Kadhafi qui a fait défection en novembre 2010 et a reçu asile à Paris [5]. Pour rétablir la monarchie, les Britanniques ont réactivé les réseaux du prince Mohammed el-Senoussi, prétendant au trône du Royaume-Uni de Lybie, actuellement réfugié à Londres, et ont distribué partout le drapeau rouge-noir-vert au croissant et à l’étoile [6]. Les États-uniens ont pris le contrôle économique et militaire en rapatriant de Washington des Libyens en exil pour occuper les principaux ministères et l’état-major du Conseil national de transition.

Au demeurant, ce débat sur la pertinence de l’intervention internationale est l’arbre qui cache la forêt. Si nous prenons un peu de recul, nous nous rendons compte que la stratégie des grandes puissances occidentales a changé. Certes, elles continuent à user et à abuser de la rhétorique de la prévention du génocide et du devoir d’intervention humanitaire des grands frères, voire du soutien fraternel aux peuples en lutte pour leur liberté pourvu qu’ils ouvrent leurs marchés, mais leurs actes sont différents.

La « doctrine Obama »

Dans son discours à la National Defense University, le président Obama a défini plusieurs aspects de sa doctrine stratégique en soulignant ce qui la distinguait de celles de ses prédécesseurs, Bill Clinton et George W. Bush [7].

Il a d’abord déclaré : « En un mois seulement, les États-Unis ont réussi, avec leurs partenaires internationaux, à mobiliser une vaste coalition, à obtenir un mandat international de protection des civils, à stopper l’avance d’une armée, à éviter un massacre et à établir, avec leurs alliés et partenaires, une zone d’exclusion aérienne. Pour bien mettre en perspective la rapidité de notre réaction militaire et diplomatique, rappelons que dans les années 1990, lorsque des populations se faisaient brutaliser en Bosnie, il a fallu plus d’un an à la communauté internationale pour intervenir avec des moyens aériens afin de protéger ces civils. Il nous a fallu cette fois seulement 31 jours. »

Cette rapidité contraste avec la période de Bill Clinton. Elle s’explique de deux manières.
D’une part les États-Unis de 2011 ont un projet cohérent —nous allons voire lequel—, alors que dans les années 90, ils hésitaient entre profiter de la disparition de l’URSS pour s’enrichir commercialement ou pour édifier un empire sans rival.
D’autre part, la politique de la « réinitialisation » (reset) de l’administration Obama, visant à substituer la négociation à l’affrontement, a porté partiellement ses fruits avec la Russie. Bien que celle-ci soit une des grandes perdantes économiques de la guerre de Libye, elle en a accepté le principe — même si les nationalistes Vladimir Poutine [8]ou Vladimir Chamov [9] en ont des aigreurs d’estomac—.

Puis, dans le même discours du 28 mars 2011, Obama a poursuivi : « Notre alliance la plus efficace, l’OTAN, a pris le commandement de l’application de l’embargo sur les armes et de la zone d’exclusion aérienne. Hier soir, l’OTAN a décidé de prendre la responsabilité supplémentaire de la protection des civils libyens. (…) Les États-Unis joueront (…) un rôle d’appui - notamment au niveau du renseignement, du soutien logistique, de l’assistance à la recherche et au sauvetage, et du brouillage des communications du régime. Du fait de cette transition vers une coalition plus vaste, fondée sur l’OTAN, les risques et les coûts de ces opérations - pour nos soldats et nos contribuables - se trouveront considérablement réduits. »

Après avoir mis la France en avant et avoir feint de traîner les pieds, Washington a admis avoir « coordonné  » toutes les opérations militaires depuis le début. Mais ce fut pour annoncer immédiatement le transfert de cette responsabilité à l’OTAN.
En termes de communication intérieure, on comprend bien que le Prix Nobel de la paix Barack Obama ne souhaitait pas donner l’image d’un président entrainant son pays dans une troisième guerre en terre d’islam après l’Afghanistan et l’Irak. Néanmoins cette question de relations publiques ne doit pas faire oublier l’essentiel : Washington ne veut plus être le gendarme de la planète, mais entend exercer un leadership sur les grandes puissances, intervenir au nom de leur intérêt collectif et en mutualisant les coûts. Dans cette perspective, l’OTAN est appelée à devenir la structure de coordination militaire par excellence, à laquelle la Russie, voire plus tard la Chine, devraient être associées.

Enfin, le président Obama a conclu à la National Defense University : «  Il y aura des occasions où notre sécurité ne sera pas directement menacée mais où nos intérêts et nos valeurs le seront. L’histoire nous met face à face parfois avec des défis qui menacent notre humanité et notre sécurité communes - intervenir dans le cas de catastrophes naturelles, par exemple ; ou prévenir un génocide et préserver la paix ; assurer la sécurité régionale et maintenir le flot du commerce. Ce ne sont peut-être pas des problèmes uniquement américains mais ils nous sont importants. Ce sont des problèmes qui méritent d’être résolus. Et dans ces circonstances, nous savons que les États-Unis, en tant que nation la plus puissante du monde, seront souvent appelés à apporter leur aide  ».

Barack Obama rompt avec le discours enflammé de George W. Bush qui prétendait étendre au monde entier l’American Way of Life par la force des baïonnettes. S’il admet déployer des moyens militaires pour des causes humanitaires ou des opérations de maintien de la paix, il n’envisage la guerre que pour « assurer la sécurité régionale et maintenir le flot du commerce ».

Ceci mérite une explication approfondie.

Le changement stratégique

Par convention ou par commodité, les historiens appellent chaque doctrine stratégique du nom du président qui la met en œuvre. En réalité, la doctrine stratégique est aujourd’hui élaborée au Pentagone et non plus à la Maison-Blanche. Le changement fondamental n’a pas eu lieu avec l’entrée de Barack Obama dans le Bureau ovale (janvier 2009), mais avec celle de Robert Gates au Pentagone (décembre 2006). Les deux dernières années de la présidence Bush ne ressortent donc pas de la « doctrine Bush », mais préfigurent la « doctrine Obama ». Et c’est parce qu’il vient de triompher que Robert Gates envisage de se retirer avec la fierté du travail accompli [10].

Pour me faire mieux comprendre, je distinguerai donc une « doctrine Rumsfeld  » et une « doctrine Gates ».
Dans la première, l’objectif est de changer les régimes politiques, un à un, partout dans le monde, jusqu’à ce qu’ils soient tous compatibles avec celui des États-Unis. Ce qui est appelé « démocratie de marché  » étant en réalité un système oligarchique dans lequel de pseudos-citoyens sont protégés de l’arbitraire de l’État et peuvent choisir leurs gouvernants à défaut de pouvoir choisir leurs politiques.
Cet objectif a conduit à l’organisation de révolutions colorées comme à l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak.

Or, indique Barack Obama dans le même discours : « Grâce aux sacrifices extraordinaires de nos troupes et la détermination de nos diplomates, nous sommes pleins d’espoir quant à l’avenir de l’Irak. Mais le changement de régime a pris huit ans, a coûté des milliers de vies américaines et irakiennes et près de mille milliards de dollars. Nous ne pouvons nous permettre que cela se reproduise en Libye. »

Bref, cet objectif d’une Pax Americana, qui à la fois protégerait et dominerait tous les peuples de la terre, est économiquement irréalisable. De même d’ailleurs que l’idéal de convertir l’humanité entière à l’American Way of Life.

Une autre vision impériale, plus réaliste, s’est progressivement imposée au Pentagone. Elle a été vulgarisée, par Thomas P. M. Barnett dans son ouvrage The Pentagon’s New Map. War and Peace in the Twenty-First Century (La Nouvelle carte du Pentagone. Guerre et paix au XXIe siècle).

Le monde futur serait divisé en deux. D’un côté le centre stable, constitué autour des États-Unis par des pays développés et plus ou moins démocratiques. De l’autre une périphérie, livrée à elle même, en proie au sous-développement et à la violence. Le rôle du Pentagone serait alors de garantir l’accès du monde civilisé qui en a besoin aux richesses naturelles de la périphérie qui ne sait pas s’en servir.

Cette vision suppose que les États-Unis en soient plus en compétition avec les autres États développés, mais deviennent leur leader de sécurité. Cela paraît posible avec la Russie, dans la mesure où le président Dmitry Medvedev a ouvert la voie à une collaboration avec l’OTAN lors du défilé commémoratif de la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis lors du sommet de Lisbonne. Ce sera peut-être plus compliqué avec la Chine dont la nouvelle équipe dirigeante semble plus nationaliste que la précédente.

La division du monde en deux zones, stable et chaotique, où la seconde n’est que le réservoir de richesses naturelles de la première, pose évidemment la question des délimitations. Dans l’ouvrage de Barnett (2004), les Balkans, l’Asie centrale, presque toute l’Afrique, les Andes et l’Amérique centrale sont rejetées dans les ténèbres. Trois États membres du G20 —dont un est également membre de l’OTAN— sont voués au chaos : la Turquie, l’Arabie saoudite et l’Indonésie. Cette carte n’est pas figée et des repêchages restent possibles. Ainsi, l’Arabie saoudite est en train de gagner ses galons en écrasant dans le sang la révolte à Bahreïn.

Puisqu’il n’est plus question d’occuper de pays, mais uniquement de tenir des zones d’exploitation et de procéder à des raids lorsque c’est nécessaire, le Pentagone se doit d’étendre à toute la périphérie le processus de fragmentation, de « remodelage  », amorcé au « Proche-Orient élargi » (Greater Middle-East). Le but de la guerre n’est plus l’exploitation directe d’un territoire, mais la déstructuration de toute possibilité de résistance. Le Pentagone se concentre sur le contrôle des voies maritimes et les opérations aériennes pour sous-traiter autant que possible les opérations terrestres à ses alliés. C’est ce phénomène qui vient de débuter en Afrique avec la partition du Soudan et les guerres de Libye et de Côte d’Ivoire.

Si, au regard du discours démocratique, le renversement du régime de Mouammar Kadhafi serait un objectif gratifiant, il n’est ni nécessaire, ni souhaitable du point de vue du Pentagone. Dans la « doctrine Gates », mieux vaut le maintien d’un Kadhafi hystérique et humilié dans un réduit tripolitain qu’une Grande Libye capable un jour de résister à nouveau à l’impérialisme.

Bien sûr cette nouvelle vision stratégique n’ira pas sans mal. Il y aura ces flux de migrants, toujours plus nombreux, fuyant l’enfer de la périphérie pour accéder au paradis du centre. Et il y aura ces incorrigibles humanistes pour penser que le paradis des uns ne doit pas s’édifier sur l’enfer des autres.

C’est ce projet qui est en jeu en Libye et c’est par rapport à lui que chacun doit se déterminer.

Source
Komsomolskaïa Pravda (Russie)

[1« Washington face à la colère du peuple tunisien », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 23 janvier 2011.

[2« L’Égypte au bord du sang », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 31 janvier 2011.

[3« Le manuel états-unien pour une révolution colorée en Égypte », Réseau Voltaire, 1er mars 2011.

[4« Mon album de famille, par Mouammar Kadhafi » (pastiche), Réseau Voltaire, 25 mars 2011.

[5« La France préparait depuis novembre le renversement de Kadhafi », par Franco Bechis, Réseau Voltaire, 24 mars 2011.

[6« Quand flottent sur les places libyennes les drapeaux du roi Idris », par Manlio Dinucci, Réseau Voltaire, 1er mars 2011.

[7« Allocution à la Nation sur la Libye », par Barack Obama, Réseau Voltaire, 28 mars 2011.

[8« Remarks on the situation in Libya », par Vladimir V. Putin, Voltaire Network, 21 mars 2011.

[9« L’ambassadeur Chamov accuse Medvedev de trahison en Libye », Réseau Voltaire, 26 mars 2011.

[10« Robert Gates sur le départ », Réseau Voltaire, 7 avril 2011.