Cette insurrection électorale annoncée, ce Mai 68 à froid, nous oblige à affronter des questions interdites dans nos politiques économique, sociale et européenne. Quelles sont les causes du rejet du traité constitutionnel ? Quelles suites aura-t-il ? Comment agir, maintenant ?
Plus que des problèmes nationaux ou politiciens, le résultat du vote est venu d’un rejet de la construction bureaucratique d’un marché unique. Les mots « intégration politique », Graal pour certains, sonnaient comme une menace pour d’autres. L’élargissement a été asséné à la population de l’union européenne comme une dette morale non discutable. La mise en concurrence généralisée alors que la France n’arrive pas à faire baisser son chômage a été fatale. Le fait de baptiser ce traité « constitution » a encore exacerbé les attentes et les craintes. Enfin, bien sûr, le contexte de politique intérieure française, le sentiment de n’avoir été ni compris ni écouté, les péripéties de campagne et la démagogie des non. Au bout du compte : 15 422 000 voix pour le non. Bientôt suivis par 62 % des électeurs néerlandais et par le gel britannique de son propre référendum, ce qui confirme qu’il n’y a pas un problème français mais européen.
Les Français ne sont pas devenus anti-européens, ils ressentent toutefois un malaise sur l’Europe. Ce qui a tout envenimé, c’est plutôt cet acharnement à ridiculiser tout sentiment patriotique et à présenter comme de la xénophobie toute inquiétude sur l’élargissement. Toutes les critiques ont été balayées avec mépris. C’est tout cela qui, avec l’insécurité sociale, l’insécurité identitaire, le sentiment de dépossession démocratique, a fermé les issues et poussé les Français à frapper aussi fort. Le paradoxe est que les rédacteurs du Traité constitutionnel européen (TCE) pensaient avoir trouvé un bon compromis. C’est ce que je pense aussi. L’avenir confirmera que les Français restent disponibles pour un projet européen, pour peu qu’il soit raisonnablement reformulé.
La question sociale soulevée par ce vote est plus problématique. Il n’y aura jamais d’unanimité ni même de majorité en Europe permettant de garantir le modèle social français, moins encore pour le généraliser. Ce modèle n’en est plus un compte tenu du chômage qu’il génère. Or, c’est au nom de l’ « Europe sociale » que beaucoup d’électeurs de gauche sont devenus pro-européens. Et c’est dans l’espoir de la relancer que beaucoup d’entre eux ont voté non. Surmonter ces contradictions est une obligation très sérieuse pour la gauche.
Aujourd’hui, continuer la ratification n’a plus de sens : en droit international, des pays, quel que soit leur nombre, ne peuvent imposer un traité à un pays qui l’a rejeté. Après deux votes négatifs, tout cela n’a plus de sens. Faire revoter la France sur le même texte n’aurait pas de sens et renégocier est peu vraisemblable. En outre, si une renégociation avait lieu, rien ne dit qu’elle serait à notre avantage. Le traité de Nice va continuer à s’appliquer, complété par quelques dispositions, peut-être enrichi par des coopérations renforcées. Sur le volet social, si l’on veut préserver les acquis européens et éviter que tout se détricote, il est urgent d’abandonner explicitement la logomachie déresponsabilisante et anxiogène de l’intégration européenne sans fin. Il faut oublier également la question des États-Unis d’Europe et revenir à la fédération d’États-nations. Il faut libérer le projet européen du dogme européiste. Nous ne devons plus, comme depuis trop d’années, tout attendre ou tout redouter de l’Europe.
Il faut doter l’Union européenne d’une politique économique et de projets. Sur le plan social, il est temps de redire que, s’il est important de parvenir à une harmonisation européenne générale sur les grandes lignes et que les Vingt-Cinq adoptent à l’OMC des positions plus combatives, « à l’américaine » , le cadre pertinent de la politique sociale demeure l’État-nation.

Source
Le Monde (France)

« Sortir du dogme européiste », par Hubert Védrine, Le Monde, 8 juin 2005.