Valéry Giscard d’Estaing a raconté que quand il avait remis le texte du Traité constitutionnel européen (TCE) à Silvio Berlusconi, celui-ci l’avait utilisé pour tuer une mouche et avait dit “Au moins cette Constitution aura-t-elle servi à quelque chose !”. Cette anecdote prend aujourd’hui toute sa saveur. Jacques Chirac m’a dit un jour que ce texte était moins une constitution qu’un règlement intérieur. Dans ce cas, pourquoi l’avoir baptisé “Constitution” ?
Ce qui a été rejeté à travers la Constitution, c’est la prétention à “constitutionnaliser” au nom d’un “peuple européen” qui n’existe pas, un corps de règles paralysantes qui ont installé en Europe un chômage de masse et dont les peuples réellement existants ne veulent pas. La seule attitude réaliste est de modifier ce qui dans ce texte fait obstacle à une relance keynésienne à l’échelle européenne. Mais la droite comme le Parti socialiste entendent que le processus de ratification de la Constitution se poursuive comme avant. Aujourd’hui, le peuple et les élites coalisés se regardent en chien de faïence et au cœur de l’incompréhension, il y a la nation. Les élites veulent dépouiller, pour leur bien, le peuple de sa souveraineté nationale et n’entendent rien changer à leur politique. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir comment traduire le formidable signe de santé que vient de donner notre peuple dans un système politique dont la fonction est d’étouffer sa volonté. Ce qui n’a pas été possible en 2002 le sera-t-il en 2007 ?
La gauche est aujourd’hui dans le même état qu’en 1969. Elle n’a toujours rien compris. Hier, elle s’accrochait à la “troisième force”, aujourd’hui au “social-libéralisme”. Elle a choisi de traiter le rejet de la Constitution comme une simple péripétie : nulle autocritique de cette direction mise en place en 1998 et qui s’accroche à sa ligne sociale-libérale. En 2002, elle a imputé son échec électoral à Chevènement, aujourd’hui à Fabius. La recherche d’un bouc émissaire permet de cimenter l’unité de la tribu. Elle dispense de s’interroger sur ses responsabilités. C’est le sens du conseil national pénitentiaire du PS du 4 juin.
Il faut repenser la gauche et pour cela il faut repenser l’Europe. Comme l’a dit Robin Cook, il faut en faire une protection contre la mondialisation. C’est toute la gauche qui doit se réorganiser pour se mettre à la hauteur des défis qui l’attendent en 2007. Rien ne viendra du PS laissé à lui-même. Il est impensable qu’il présente en 2007 un candidat qui se serait prononcé pour le oui s’il veut reconquérir l’électorat populaire. La gauche doit pour cela rompre avec le réflexe conditionné, mais myope, qui trop souvent la conduit à opposer la nation et l’Europe. Celle-ci doit se bâtir dans le prolongement des nations démocratiques.
Dans l’immédiat, il faut relancer économiquement la zone euro. Cela devrait être à l’ordre du jour du conseil européen du 16 et 17 juin. Il faut renforcer l’Eurogroupe et revoir les statuts de la Banque centrale européenne. Il faut construire un « gouvernement économique ». Cette révolution copernicienne permettra de faire surgir l’acteur européen stratégique dont nous avons besoin en tous domaines.

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« Un non, porteur d’avenir », par Jean-Pierre Chevènement, Libération, 9 juin 2005.