La France n’en finit pas d’être malade de l’Algérie. Les gestes de réconciliation entre les deux rives de la Méditerranée s’entrechoquent avec des paroles blessantes. Dernier avatar en date : dans la loi française du 23 février 2005 portant « reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », qui avait été conçue par Michèle Alliot-Marie comme ultime étape d’un « devoir de mémoire et de vérité », a été inséré un amendement qui a suscité la colère des historiens français, puis celle du parti majoritaire en Algérie.

Le 7 juin 2005, le FLN a publié un communiqué signé par son secrétaire général, Abdelaaziz Belkhadem, par ailleurs représentant personnel du président de la République algérienne, Abdelaziz Bouteflika. On peut y lire que le parti « s’élève contre cette loi qui consacre une vision rétrogade de l’Histoire et condamne, avec la plus grande fermeté, cette volonté de justification de la barbarie du fait colonial en gommant les actes les plus odieux tels que les exterminations de populations et tribus, les enfumades collectives, les déportations massives de populations entières déplacées et réduites en esclavage, les massacres du 8 mai 1945, la répression des manifestations d’octobre 1961, les crimes impunis de l’OAS et, d’une manière générale, toutes les exactions commises contre les populations civiles innocentes ».

Comment et pourquoi a-t-on pu passer du projet de traité d’amitié entre les deux pays, dont les principes ont été posés lors de la visite de Jacques Chirac en Algérie, en mars 2003, et qui devait être prochainement signé, à cette exaspération ?

À ce stade de notre article, il importe de rappeller notre méthode pour dissiper toute ambiguïté sur notre démarche. Nous cherchons simplement à comprendre le monde qui nous entoure. Nous distinguons donc par principe l’étude des faits et des comportements, leur analyse clinique la plus neutre possible, des jugements moraux que l’on peut émettre à leur sujet en fonction de sa situation particulière et de la morale que l’on professe.

La mémoire n’est revenue que lentement aux Français. Il aura fallu attendre le procès de Maurice Papon pour entendre parler du massacre commis à Paris en octobre 1961. Il aura fallu attendre la loi du 18 octobre 1999 pour que les autorités françaises acceptent de qualifier les « évènements d’Algérie » de « guerre d’Algérie ».

Premier chef d’État algérien a être reçu à l’Assemblée nationale française, Abdelaziz Bouteflika déclarait, le 14 juin 2000 : «  De vénérables institutions, comme l’Église, des États aussi vieux que le vôtre, Monsieur le président, n’hésitent pas, aujourd’hui, à confesser les erreurs, et parfois les crimes les plus iniques, qui ont, à un moment ou à un autre, terni leur passé. De Galileo Galilei à la Shoah, qui fit vaciller sur ses bases la condition humaine, toutes ces mises à plat de l’histoire sont une contribution inappréciable à l’éthique de notre temps (...) Elles gagneraient certainement à être poursuivies et étendues à d’autres contextes. Le fait colonial, notamment, ne saurait être ignoré. Que vous sortiez des oubliettes du non-dit la guerre d’Algérie, en la désignant par son nom, ou que vos institutions éducatives s’efforcent de rectifier, dans les manuels scolaires, l’image parfois déformée de certains épisodes de la colonisation, représente un pas encourageant dans l’œuvre de vérité que vous avez entreprise, pour le plus grand bien de la connaissance historique et de la cause de l’équité entre les hommes ».

Lorsque, deux jours plus tard, le même président Bouteflika explicita sa vision du passé, son message fut rejeté. Il justifiait le maintien du bannissement des harkis, c’est-à-dire des troupes supplétives algériennes qui combattirent pour l’Algérie française, en les comparant à des « collaborateurs ».

Le président Chirac, qui œuvre aujourd’hui à une reconnaissance lucide du passé, avait suivi l’esprit du temps, lorsqu’il avait réagi en avril 2001 à la publication des mémoires du général Aussaresses. Dans son ouvrage Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Paul Aussaresses décrivait la pratique de la torture et revendiquait ses responsabilités. Il affirmait avoir agi sur ordres et s’être accompli de sa tâche avec succès. Il déclarait regretter que de telles circonstances puissent exister, mais pas d’avoir obéi aux ordres reçus. Il avait alors été publiquement condamné par le chef des armées qui ne pouvait accepter qu’un officier supérieur donne un tel exemple alors que le nouveau Code des armées fait obligation aux militaires non seulement de refuser de tels ordres, mais d’arrêter ceux qui les donnent ou s’en rendent complices. Aussi se vit-il interdire de continuer à arborer ses insignes de commandeur de la Légion d’honneur, avant d’être condamné par les tribunaux pour apologie de crimes de guerre. Or ces sanctions, tant qu’elles auront cours, interdisent toute vision d’ensemble de cette période et toute compréhension des événéments.
Observons que le tollé provoqué en France n’a pas eu d’équivalent en Algérie. Dans un entretien accordé à Jean-Pierre Elkabbach pour la télévision Public Sénat, le président Bouteflika, loin de s’offusquer du témoignage de Paul Aussaresses, déclara sobrement que la général avait « fait son devoir d’officier dans l’honneur ».
Un ouvrage sur les crimes français est donc considéré comme un document historique en Algérie et comme une obscénité en France. Paradoxalement, les décisions des tribunaux français, qui expriment à leur manière un remords collectif, sont considérées comme du négationisme par les victimes algériennes. On retrouve-là la même contradiction qu’à propos des harkis. Il est insupportable aux Français qu’ils soient assimilés à des « collabos », alors que les Algériens n’ont pas de difficulté à considérer qu’ils soient du point de vue français de « fidèles serviteurs de la nation ».

Dans la foulée de l’inauguration du Mémorial national de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie, le 5 décembre 2002, le président Chirac a souhaité édifier une fondation pour les harkis. S’engouffrant dans cette brèche, deux députés de l’époque, Jean Leonetti et Philippe Douste-Blazy, ont voulu faire reconnaître par la République « l’œuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française  » [1]. Une formulation qui revient purement et simplement à juger positive la sanglante colonisation de l’Algérie et qui, à la faveur des travaux parlementaires, fut insérée à la demande de l’UDF dans la loi du 23 février 2005 dont l’objet initial était de reconnaître enfin la contribution des harkis et de les indemniser. Il fut même fait obligation d’enseigner à l’école cette « œuvre positive ».
En outre, les mêmes parlementaires firent adopter un autre amendement pénalisant les insultes envers les harkis, c’est-à-dire interdisant a posteriori la comparaison avec les « collaborateurs » que le président Bouteflika avait employé quelques années plus tôt.

Ainsi, la France, qui ne supporte pas d’entendre le témoignage des crimes qu’elle a ordonnés, dénie maintenant qu’ils aient existés. Ce comportement régressif ne pouvait que décevoir les Algériens, d’autant que la composition du nouveau gouvernement français ne peut les rassurer. L’actuel Premier ministre, Dominique de Villepin, a notoirement encouragé les éditions Plon/Perrin avant la sortie du livre du général Aussaresses pour mieux faire volte-face et le condamner lors de sa parution : son impatience à clarifeir les choses s’était heurtée à l’aveuglement de sa propre majorité. Quant au ministre des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy, il est le co-auteur de la réhabilitation de la colonisation. Il faudra beaucoup de temps encore pour cicatriser les blessures.

[1Proposition de loi n°667, enregistrée à l’Assemblée nationale le 5 mars 2003.