Le président Viktor Yanukovych et le ministre de l’Énergie Eduard Stavytsky, signent un contrat d’exploitation à Davos avec le Premier ministre hollandais, Mark Rutte, et le patron de Royal Dutch Shell, Peter Voser.

L’ignorance volontaire par l’Ukraine de l’Union eurasienne, l’enlisement des négociations gazières avec la Russie poussent le pouvoir ukrainien à rechercher une solution pour obtenir l’indépendance énergétique du pays. Cette recherche se traduit peu à peu par des accords passés avec les multinationales occidentales. L’empressement du pouvoir ukrainien pose une question assez évidente : à quel prix l’Ukraine pourra-t-elle atteindre son indépendance énergétique et est-ce que ce but peut être réalisé ?

207 milliards de dollars sur l’autel de l’indépendance énergétique

Les experts de l’Agence internationale de l’Énergie (IEA) ont calculé le prix que devra payer l’Ukraine pour atteindre l’indépendance énergétique ; ils l’estiment à 207 milliards de dollars. Ils ont compris dans cette somme la modernisation des entreprises existantes, l’augmentation des volumes extraits de charbon et de gaz naturel, la mise en valeur des gisements gaziers en Mer Noire, mais aussi le début de l’exploitation du gaz de schiste. L’Ukraine est absolument incapable de supporter toutes ces dépenses — il manque de l’argent même pour les dépenses sociales.

Dans ces conditions, l’État ne peut même pas mettre en œuvre les programmes de développement, dans quelque secteur que ce soit. C’est pourquoi, l’élite ukrainienne n’a qu’une seule solution : tomber dans la dépendance économique vis-à-vis de l’Occident en proposant une coopération entre l’Ukraine et les multinationales. Aujourd’hui, trois d’entre elles sont présentes sur le marché ukrainien de l’énergie : ExxonMobil, Chevron et Royal Dutch Shell.

La part d’Exxon Mobil

Les majors ExxonMobil (USA), Shell (Pys-Bas, UK) et Petron (Philippines) ont reçu le droit d’extraire le gaz naturel sur « l’aire scythe » des gisements offshore ukrainiens [1]. La participation de la compagnie nationale Tréfonds ukrainiens (Nadra Ukraina) se résume à la fourniture de documents techniques. La production sera divisée ainsi : 70 % à l’investisseur étranger, 20 % à l’État ukrainien et 10 % aux intermédiaires. Il s’agit ici d’une entreprise inconnue, Géoservice Tchaoud [2] que le pouvoir a mis dans la partie. Résultat : en donnant cette aire aux multinationales, l’Ukraine ne reçoit presque rien en échange.

La venue de Royal Dutch Shell

Le 10 janvier 2013, l’ambassadeur états-unien en Ukraine et le ministre de l’Énergie et des Charbonnages Edouard Staviski se sont rencontrés et se sont mis d’accord sur les délais de signature des accords sur le partage de la production entre l’État ukrainien et Royal Dutch Shell, ainsi que Chevron. Ils n’ont pas traîné — ainsi l’accord avec Royal Dutch Shell est signé à ce jour, mais a été gardé secret tant par l’Ukraine que par l’entreprise elle-même —. Cependant, il y a eu une fuite et le texte de l’accord préalable est devenu accessible à tous sur le web [3].

Comment a-t-on pu faire venir Shell en Ukraine ? Cette entreprise s’y intéresse à l’extraction du gaz et du pétrole de schiste. La loi « sur les accords de partage de la production » prévoit que la production est divisée entre l’État et l’investisseur à raison d’une proportion 70/30. Mais dans le texte de l’accord lui-même, à l’article 14.15, il est prévu que la part de la production réservée à Shell atteindra de 31 à 69 % en liaison avec plusieurs critères. Ainsi, la part de l’État ukrainien dans la production des hydrocarbures de schiste dépendra directement des dépenses de Shell, des volumes extraits et des impôts payés au Trésor public. Or, la compagnie pourra sans difficulté augmenter sans cesse le total de ses dépenses, s’ouvrant ainsi potentiellement la possibilité de reculer au maximum le moment où l’Ukraine pourra recevoir les 69 % du gaz qui lui reviennent.

L’accord prévoit aussi la possibilité pour Shell d’exporter les hydrocarbures extraits sans limites et de décider librement du devenir du profit ainsi générer, notamment d’exporter ces capitaux hors de l’Ukraine sans contrôle de l’État sur ces mouvements de fonds. Enfin, le fait que Shell ait été exonérée de l’impôt n’a pas été un facteur sans importance.

Rassasier l’appétit de Chevron

Sur le territoire de l’Ukraine il reste encore un gisement d’hydrocarbures de schiste qui n’est pas encore mis en valeur, « l’aire d’Olessk » dans la partie occidentale du pays, dans les régions de Lviv et d’Ivano-Frankivsk. Il est prévu que cette aire soit transmise à Shell. Puisque les intérêts de l’entreprise hollandaise Shell ont été compris, ceux de Chevron ont été jusqu’alors laissés de côté.

Après l’autorisation d’exploitation de l’aire d’Olessk qui devrait arriver incessamment sous peu, les intérêts géopolitiques et géoéconomiques de l’Occident sur le territoire de l’Ukraine seront entièrement assurés. Après l’entrée définitive des multinationales occidentales sur le marché ukrainien, le pays, d’après l’envoyé spécial et coordonnateur du département d’État US Carlos Pascual, devrait « se transformer en un puissant centre énergétique de l’Europe orientale », évidemment en contrepoids à la Russie.

Conclusions

En refusant de participer à l’Union eurasienne, les politiciens ukrainiens ont choisi la cession complète des vestiges de leur souveraineté aux multinationales occidentales, leur permettant l’accès à l’extraction des hydrocarbures sur le territoire national. En concluant des accords avec ExxonMobil, RoyalDutchShell et Chevron, l’Ukraine a perdu le contrôle de ses réserves d’hydrocarbures offshore et de schiste sans atteindre l’indépendance énergétique. De plus, suite au début de l’extraction du gaz de schiste après 2015, quatre régions ukrainiennes peuvent devenir impropres à l’agriculture ; des problèmes avec la fourniture d’eau potable pour 10 millions de personnes sont probables. Tout cela se passe sur la toile de fond de la vie politique ukrainienne « d’une élection sur l’autre », entre lesquelles l’élite politique nationale, très préoccupée par son maintien au pouvoir à n’importe quel prix, n’est absolument pas prête à discuter de l’avenir de l’Ukraine au sein d’une intégration eurasienne.

Or, c’est justement ce cadre de discussion qui permet de poser la question qui fâche : est-ce que l’indépendance énergétique est si indispensable à l’Ukraine ? Le gaz à 185$ [4] à n’importe quelles conditions sera toujours plus profitable que ses propres hydrocarbures extraits par des multinationales étrangères selon des accords léonins.

Traduction
Louis-Benoît Greffe
Source
Оdnako (Russie)

[1La major russe Loukoïl était dans la compétition avec ExxonMobil pour la mise en valeur de la même aire des gisements offshore, mais a été écartée par l’État ukrainien disposé à ne laisser aucune chance aux entreprises russes.

[2Geoservice Tchaoud est une filiale d’une SARL Géoservice. Les recherches menées par des journalistes ukrainiens ont permis de constater qu’il s’agit d’une quasi-coquille vide créée avec l’appoint, sinon l’appui, des ministres actuels de l’Énergie et de l’Écologie. Il est probable que l’on trouve, derrière cette compagnie fantôme dont les filiales ont pris des participations dans l’extraction du gaz offshore sur toutes les aires ukrainiennes, une prise illégale d’intérêts de la part des ministres concernés et de leur administration. Cf. « Газовые посланцы и урок потомкам »

[3Il est téléchargeable ici.

[4185 $ pour 1000 m3 est le prix de vente du gaz russe à la Biélorussie pour 2013. L’intégration eurasienne prévoit une union économique et énergétique de la Russie et de plusieurs états anciennement membres de l’URSS dans le but de créer une intégration supranationale de ceux-ci à l’horizon 2015. Il est notamment prévu que la Russie et le Kazakhstan, gros producteurs d’hydrocarbures, fourniront ceux-ci à tarifs préférentiels aux pays de l’Union eurasienne. Actuellement, la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan sont les membres fondateurs de l’Union à laquelle le Kirghizstan et le Tadjikistan aimeraient se joindre.