Ce que masquent le cynisme et l’hypocrisie de Vladimir Poutine

Le chef du Kremlin veut étendre à des pays voisins la tyrannie qu’il impose à son propre peuple.

On peut généralement arriver à comprendre ce que fait le président russe Vladimir Poutine et pourquoi en notant les actions et les valeurs qu’il projette, à tort, sur les autres.

Depuis plusieurs semaines, par exemple, il accuse le gouvernement ukrainien de priver les régions orientales d’autonomie, alors que dans le même temps il s’emploie à mettre fin aux élections locales en Russie.

Il prétend que des soi-disant mercenaires américains ont agi aux côtés des forces ukrainiennes, alors que dans le même temps il infiltrait des forces spéciales russes pour s’emparer de la Crimée et organiser la violence dans l’est de l’Ukraine.

Il a qualifié l’internet de création de la CIA, alors que dans le même temps il essaie d’assujettir les médias sociaux au contrôle d’un État dominé par une police secrète.

Conclusion : quand M. Poutine a justifié son intervention en Ukraine en accusant son gouvernement de violations des droits de l’homme, c’était mauvais signe pour les Ukrainiens qui seraient bientôt soumis à son autorité.

Les nouvelles autorités de Kiev ne sont pas parfaites. Mais des organisations internationales n’ont trouvé aucune preuve qu’elles suppriment actuellement, ou qu’elles l’ont fait avant, les droits de la minorité de souche russe en Crimée ou dans l’est de l’Ukraine. Les séparatistes pro-Kremlin, par contre, attaquent leurs opposants sans armes avec une désinvolture croissante. Toute infraction que la Russie attribue à tort à Maïdan est en fait commise par ses propres forces et ses hommes de main.

Le scénario a commencé en Crimée. Peu après l’intervention de la Russie, les autorités locales ont annoncé que les Tatars ethniques – revenus en Crimée au fil des ans après leur déportation en masse par Joseph Staline – devraient quitter leurs terres. Avant le 70ème anniversaire de leur déportation cette semaine, la police a fait des perquisitions en masse au domicile de Tatars.

À plus d’une douzaine de reprises dans les jours qui ont suivi, des hommes armés ont attaqué ou détenu des journalistes locaux et étrangers. Des forces pro-russes ont kidnappé et torturé des militants civiques ukrainiens. Deux au moins ont été tués pendant leur détention, leurs corps balancés dans la forêt ; d’autres, plus nombreux, sont toujours portés disparus. Des organisations internationales signalent qu’environ 5 000 personnes – dont des minorités chrétiennes, juives et au moins 3 000 Tatars – ont fui la Crimée et cherché refuge ailleurs en Ukraine.

Dans l’est de l’Ukraine, des sondages montrent que la grande majorité des gens – qu’ils aient soutenu la révolution de Maïdan ou non – ne veulent pas être rattachés à la Russie. Mais quand les citoyens de Donetsk, de Slovyansk et de Kharkiv ont pris le parti de s’opposer à l’intervention de Moscou, des milices pro-russes les ont agressés à de multiples reprises ; dans l’est, plus d’une centaine de manifestants pacifiques ont été hospitalisés après de telles attaques.

Les enlèvements, la torture et les exécutions se sont également intensifiés dans l’est. Les corps de trois partisans du gouvernement de Kiev ont été rejetés sur la berge d’une rivière de Slovyansk, portant des marques de torture. Agissant sur les ordres du maire auto-proclamé de Slovyansk, des milices pro-russes ont commencé à chasser les familles roms de leurs foyers.

Ainsi et par d’autres moyens encore, M. Poutine étend dans l’est de l’Ukraine la répression qu’il impose en Russie depuis ces dernières années, en opposition directe avec ce dont jouiraient les Ukrainiens de l’Est dans une Ukraine unie : l’autonomie locale, la liberté d’expression et des élections libres et équitables, sous surveillance internationale. Ce n’est pas simplement l’effet de l’intervention de M. Poutine ; c’est sans aucun doute l’intention visée. L’exemple ukrainien de Maïdan – de simples gens qui renversent un dirigeant autoritaire et corrompu pour pouvoir se rapprocher des démocraties européennes – constituait une menace pour le dirigeant du Kremlin. Pour cette raison, dans l’esprit de M. Poutine, il fallait punir et humilier l’Ukraine, voire la morceler.

Les actions de la Russie sont une menace à l’ordre international de l’après-guerre qui avait été conçu pour en finir une fois pour toutes avec l’absorption des petits États par de grandes puissances. Mais la crise en Ukraine est aussi une lutte entre des valeurs. C’est une lutte non pas entre l’Occident et la Russie, mais entre les gens partout –y compris à Moscou – qui estiment que les États existent pour servir leurs citoyens, et les régimes qui pensent que cela devrait être le contraire.

Les sanctions que Washington et Bruxelles ont imposées pour stopper l’agression russe ont des coûts. C’est le cas de toutes les sanctions, et parce que les coûts potentiels sont plus élevés en Europe, payer ce prix n’est pas un geste symbolique. Mais il est frappant qu’en Europe les pays les plus vulnérables aux contre-mesures de la Russie – de l’Estonie à la Pologne et à la République tchèque – ont été au nombre de ceux qui ont poussé le plus à la roue pour qu’on en adopte.

L’effet est encore plus prononcé parmi les dissidents russes que j’ai rencontrés récemment – des hommes et des femmes qualifiés de « traîtres », d’« agents étrangers » et d’« extrémistes » pour mettre en doute le Kremlin, mais qui nous demandent encore instamment de résister à ce que fait leur gouvernement. Plus on est près du cœur du problème, mieux on voit les enjeux.

Ceux qui sont plus éloignés devraient voir la situation de manière aussi claire. Nous avons eu raison de rechercher une coopération pragmatique avec la Russie et d’encourager son intégration dans les institutions mondiales en sa qualité de puissance respectée. J’espère que le temps viendra où ce sera de nouveau possible. Mais dans la crise actuelle, nous avons raison de ne pas commettre l’erreur qui consiste à projeter nos espoirs sur le dirigeant de la Russie, comme lui projette son cynisme sur nous.

Source
Wall Street Journal (États-Unis)