Six ans après le déclenchement de la grande crise financière et économique de 2008-09, aucune des causes fondamentales qui l’ont provoquée n’a été combattue. Au contraire, les gouvernements européens ainsi que les institutions de l’UE ont intensifié les politiques de « libéralisation » qui sont justement la racine du mal, en libéralisant davantage une économie déjà complètement déréglée. Gouvernements et institutions européens ont refusé de procéder à une intervention anticyclique (« saine », bien entendu) dans la conjoncture économique, ont ajouté de nouvelles dettes aux dettes privées et publiques déjà démesurées de l’Europe, ont augmenté encore plus les inégalités sociales et la pauvreté dans le continent. Dans certains pays-« pilotes », ils ont entièrement démoli l’État social et miné la démocratie, en installant des rapports profondément inégaux et dans certains cas colonialistes à l’intérieur même de l’UE.

Durant un demi siècle, l’argument par excellence de l’« Occident » face au « communisme soviétique » a été le « bonheur », le niveau de vie élevé, la sécurité et les libertés du « citoyen et consommateur occidental ». Le tiers-monde était appelé à suivre l’exemple des pays développés de l’Ouest et non pas, bien entendu, celui du communisme, afin d’élever son niveau de vie en le rapprochant progressivement de celui des pays « occidentaux ».

Déjà avec la chute du communisme soviétique, en 1989-1991, une grande partie de l’ancien « monde socialiste » a rejoint le tiers-monde. À la place du mur de Berlin on a dressé, en Europe, un Mur invisible mais bien plus élevé, celui de l’Argent. Après le déclenchement de la crise économique de 2008-09, et pour la première fois dans l’histoire, la question du tiers-monde s’est posée en sens inverse. On ne cherche plus comment rapprocher graduellement le « tiers » monde du « premier » monde, leurs niveaux de prospérité et de libertés. Or, il s’agit maintenant de faire en sorte que, au nom de la « compétitivité », les pays occidentaux développés se rapprochent des normes sociales et politiques du tiers-monde ! Les forces du capital, notamment du capital financier, et leurs représentants politiques exigent que les peuples européens abandonnent leurs principaux acquis sociaux, politiques et culturels. Le mécanisme de la dette et les troïka des créanciers, qui se mettent à gouverner des pays entiers, tendent à ôter toute substance aux institutions étatiques et politiques de l’Europe encore formellement démocratiques, qui ont fait l’orgueil de l’« Occident » durant la Guerre froide et sa confrontation au « socialisme réel ». Cependant, même là où on n’a pas encore installé de troïka, parlements et gouvernements dépendent directement ou de l’Argent, ou bien légifèrent et agissent sous l’épée de Damoclès de « l’automatisme » manipulé des « marchés ».

La situation actuelle de l’Europe représente la plus sérieuse menace apparue, depuis la victoire sur le fascisme, pour le niveau de vie, la souveraineté populaire, les droits sociaux mais aussi politiques, humains et nationaux dont jouissent les citoyens européens. Non seulement on n’a pas su faire face à la crise économique et sociale, qui menace de resurgir encore plus rigoureuse qu’en 2008-2009, mais celle-ci a été utilisée et continue d’être utilisée, dans le contexte d’ une « stratégie du choc » néolibérale classique, contre les peuples européens et leurs conquêtes. Les pays de la « périphérie » européenne, en réalité la moitié de l’Europe, connaissent une régression économique sans précédent. Dans le cas de la Grèce, un pays qui sert de cobaye pour toute l’Europe, la catastrophe économique et sociale déjà accomplie, à cause de la gouvernance colonialiste par une troïka des créanciers et d’un plan orwelien de soi-disant « sauvetage », a dépassé les précédents historiques de la Grande dépression aux États Unis ou de la République de Weimar. Sans même que ce pays soit amené à une réduction de sa dette publique démesurée, qui a connu, au contraire, une augmentation de près de 50 % de son PIB entre 2010 et 2014. Mais, dans le cas de la Grèce, plus importantes encore que les pertes matérielles, ont été les pertes morales, l’effort de briser, moyennant des méthodes kafkaïennes, la confiance et le respect de soi du peuple grec, à savoir le fondement de la revendication démocratique à l’époque moderne.

En réalité, une alliance des classes supérieures de l’ « Euro-Allemagne » et d’un « Empire de l’Argent » mondial, avec le concours d’institutions telles que le FMI, la BCE et la Commission européenne, ont utilisé la crise pour lancer une offensive contre les conquêtes fondamentales des peuples européens après la victoire contre le fascisme, éventuellement même pour poser les bases du rejet des conquêtes des Lumières et des grandes révolutions européennes. Il ne s’agit cependant pas uniquement ou essentiellement des pertes matérielles, quelles qu’elles soient. Il s’agit surtout d’ une « contre-révolution » morale et culturelle majeure qui veut soumettre les peuples à la dictature des forces monstrueuses et insensées, obscurantistes et totalitaires d’un Argent lié de moins en moins à la valeur, à la production, à la société et à l’Homme. Si un tel plan ne rencontre à court terme de grandes résistances populaires, nous risquons d’être conduits vers une nouvelle forme extrêmement dangereuse de totalitarisme métamoderne, comme celle décrite par les écrivains Zamyatin, Huxley, Orwell ou Kafka.

Les « marchés » et, derrière eux, ceux qui contrôlent le grand capital financier mettent les peuples européens face à l’éventualité soit d’être contraints de se soumettre à une Union européenne qui se transforme en une infrastructure d’un « Empire de l’Argent » totalitaire, soit d’affronter chacun séparément et à partir d’une position de faiblesse et d’inégalité l’offensive des marchés.

Parallèlement à l’évolution de la situation économique et aux « guerres de dette », une alliance de néoconservateurs (à savoir des forces les plus extrémistes de l’estabishment international, directement responsables des guerres, du chaos et de la destruction de la quasi totalité du monde arabe) et d’une aile de l’ « État profond » des USA (Brzezinski) a contribué, par des interventions sans précédent dans les affaires intérieures de l’Ukraine, au déclenchement d’une guerre civile au cœur de l’Europe, en perturbant les rapports de l’Europe de l’Ouest avec la Russie de manière inédite même pendant la période de le Guerre froide. Il faudrait retourner à la crise de Berlin pour retrouver une ambiance aussi belliqueuse dans notre continent. À l’époque de Staline, de Khrouchtchev et de Brejnev, les pays de l’Ouest avaient en général de meilleurs rapports avec la Russie que ceux d’aujourd’hui ! Les grands médias européens, contrôlés également par l’oligarchie financière, ont déclenché une campagne hystérique contre Moscou qui n’a rien à envier aux pires pages de propagande de la Guerre froide et qui reflète l’importance du recul de la démocratie dans nos sociétés.

Depuis l’époque où le président Charles De Gaulle parlait de l’Europe « de l’Atlantique jusqu’à l’Oural » et le chancelier Willy Brandt adoptait la fameuse Ostpolitik, depuis l’époque même où Chirac, Schröder et Poutine s’unissaient contre l’aventurisme des USA en Irak, l’entente entre l’Ouest et l’Est en Europe a été la principale condition de la prospérité et de l’indépendance européennes. Par contre, les guerres de dette à l’intérieur de l’UE, la guerre civile chaude en Ukraine, la guerre froide contre la Russie ne pourront avoir d’autre résultat, si elles continuent et qu’elles s’intensifient, que la consolidation de la domination de forces extérieures à l’Europe, comme cela est arrivé dans le passé lors des Première et Seconde Guerres mondiales. Les affrontements intra-européens qui s’intensifient, combinés avec l’offensive contre l’État social européen, la conquête la plus importante de la civilisation et de la démocratie européennes, ouvrent la voie à une Europe dominée par les forces de l’Argent et des USA.

Pendant ce temps, les forces dominantes de la social-democratie européenne, du syndicalisme et des mouvements sociaux, mais aussi plus largement, les forces politiques qui ont représenté des courants historiques d’une certaine dignité et indépendance européennes, tel le gaullisme français à son époque, ou encore qui ont incorporé certains éléments de tradition sociale, semblent être entrées depuis longtemps dans une période de décadence profonde soit en se soumettant à l’Argent, soit en étant dans l’incapacité d’élaborer une stratégie efficace quelconque, se limitant désespérément à un cadre national qui est relativement, et en tout cas à long terme, insuffisant pour affronter les forces de l’oligarchie financière qui, elles, disposent de moyens et d’une stratégie régionale et mondiale intégrée. C’est d’ailleurs là justement une de nos différences les plus importantes avec une extrême droite qui, de nos jours, s’approprie souvent de façon démagogique les notions de Nation et de Peuple et qui soutient qu’il est possible de trouver une solution exclusivement nationale aux problèmes posés par l’offensive de l’Argent, des marchés, à l’échelle européenne et mondiale. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’un pays (ou un groupe de pays) qui subit une pression insupportable ne doit pas essayer de trouver une solution « nationale ». Mais cela signifie que l’on peut difficilement espérer une inversion durable et viable de la situation à long terme « dans un seul pays » et que cela serait possible uniquement au niveau d’au moins un nombre important de pays.

Tout cela imposait depuis longtemps une meilleure coordination des forces qui veulent véritablement s’opposer à cette offensive inouïe contre la civilisation européenne. Pourtant nous semblons, malheureusement, nous trouver encore dans une situation pas bien meilleure que celle des premières années de la Première Guerre mondiale, lorsque la majeure partie du mouvement socialiste européen cédait aux sirènes belliqueuses et votait, pleine d’enthousiasme, les dépenses militaires. À l’époque, seule une poignée de socialistes, qui étaient restés fidèles à la politique de la paix se sont rencontrés aux conférences historiques de Zimmerwald, de Kendal et de Stockholm pour s’opposer au massacre. À l’époque, elles s’étaient soumises au militarisme des gouvernements capitalistes, aujourd’hui, la majorité écrasante des forces politiques du continent sont soumises à la logique de la Finance, ce qui rend absolument nécessaire pour les forces qui s’opposent à cette perspective, de se rencontrer le plus rapidement possible et de coordonner leur action, en vue des futures crises qui vont surgir rapidement, et essayer de travailler pour la création d’une alternative européenne à la mondialisation libérale et au « capitalisme de la catastrophe », pour donner du courage aux peuples qui sont les premiers à subir l’offensive du capital, notamment financier.

Il est impératif depuis longtemps d’élaborer une stratégie cohérente contre l’offensive des marchés, qui va inclure l’élaboration d’une alternative programmatique globale pour l’Europe (y comprise la discussion sur les nouvelles formes de keynésianisme, la nécessite éventuelle de formes de protectionnisme, la lutte pour un « complément » social et écologique de Maastricht, mesures pour le contrôle des banques, l’annulation de la dette et l’avenir de la croissance…). Il faux répondre aussi de façon urgente aux cas des « colonies de dette » en voie de destruction (Grèce, Chypre), et aussi débattre des questions relatives a une intégration alternative européenne.

Il nous faut nous orienter vers la création d’ un forum d’échange d’ idées permanent, à l’échelle européenne, sans exclusions préalables d’idées et de personnes, avec la participation d’hommes et de femmes politiques, de militants, de syndicalistes, d’intellectuels, de scientifiques, de personnalités et de mouvements qui ont une activité dans le continent européen, inspirée de points de vue tels que ceux exposés dans cet appel.

Si nous échouons, si nous ne parvenons pas à dresser un mur de résistance contre le totalitarisme rampant des marchés, il est fort probable qu’une éventuelle nouvelle vague de la crise économique conduira à l’imposition de nouvelles formes d’autoritarisme, de totalitarisme et de fascisme, mais aussi à de nouvelles guerres économiques ou conventionnelles, froides ou chaudes en Europe, facilitant en même temps considérablement la prédominance soit de formes totalitaires de gouvernance planétaire soit d’un chaos géopolitique et écologique sur toute la planète, l’un n’excluant pas l’autre.