Mesdames et messieurs,

Tout d’abord, je voudrais vous souhaiter une bonne année : du succès, de la santé et du bien-être en 2018. Nous vous sommes reconnaissants d’avoir répondu présents à notre conférence de presse traditionnelle.

Je ne vais pas user de beaucoup de votre temps avec mon allocution d’ouverture. Le Président russe a récemment tenu une conférence de presse très détaillée. Qui plus est, Vladimir Poutine s’est entretenu il y a quelques jours avec les dirigeants des médias et des agences de presse russes. Vous avez certainement suivi ces événements importants et, bien entendu, ses commentaires, notamment au sujet de la politique étrangère.

Je voudrais brièvement noter que l’année écoulée a encore une fois été très compliquée en matière de politique étrangère. De nombreux foyers de tensions ont perduré dans plusieurs régions du monde, du Moyen-Orient à l’Ukraine voisine en passant par l’Afrique du nord. Au cours des derniers mois de l’année, on a constaté une aggravation considérable de la situation en conséquence des menaces de Washington de résoudre le problème nucléaire de la péninsule coréenne par la seule voie militaire. On avait entendu par le passé les mêmes menaces concernant le problème afghan, que certains proposaient de résoudre uniquement par la force. Les dernières déclarations visant à torpiller la mise en œuvre du Plan global d’action conjoint sur le dossier nucléaire iranien ne favorisent en aucune façon l’optimisme et la stabilité.

Malheureusement, nos collègues américains et leurs alliés veulent toujours mener les affaires sur la seule base du diktat et des ultimatums et n’ont aucune envie d’écouter les opinions des autres centres de la politique internationale, refusant ainsi de reconnaître les réalités du monde multipolaire en cours de formation. Leurs méthodes visant à freiner leurs concurrents sont dans la plupart des cas assez douteuses et malhonnêtes. Leur éventail est très large : du déploiement du système antimissile global à l’utilisation des sanctions unilatérales en passant par la mise en œuvre extraterritoriale de leur législation nationale et, comme je l’ai déjà dit, les menaces de résoudre tous les problèmes internationaux uniquement selon leur propre scénario, sans rechigner à recourir à la force des armes. En résulte une dévaluation du droit international, un affaiblissement du rôle des institutions internationales, ainsi que la volonté d’un nombre croissant d’États de miser sur l’accroissement de leur puissance militaire, qu’ils considèrent dans le contexte actuel comme pratiquement la seule garantie du maintien de leur souveraineté.

Dans ces circonstances nous avons fait tout notre possible pour, tout d’abord, protéger les intérêts nationaux de la Fédération de Russie dans notre travail sur l’arène internationale, y compris ceux de nos citoyens et de nos entrepreneurs qui font de plus en plus souvent face à des discriminations. En même temps, nous avons déployé tous nos efforts pour protéger le droit et le système internationaux qui se basent sur la Charte de l’Onu. En coopération avec les autres forces constructives de la communauté internationale, nous avons défendu les valeurs universelles de la vérité, de la justice et de la coopération équitable et respectueuse, et tenté de prévenir la dégradation de l’ordre mondial qui est actuellement très déséquilibré. Nous voudrions tout faire pour stopper le mouvement vers le chaos et la confrontation.

Je suis prêt à évoquer des domaines concrets de notre travail en répondant à vos questions. Je voudrais seulement souligner qu’il nous faudra poursuivre cette année nos efforts dans le travail que je viens de mentionner. Cela concerne évidemment la lutte contre le terrorisme, dont nous constatons les succès en Syrie et dont l’étape essentielle réside actuellement dans la transition politique. En coopération avec nos partenaires turcs et iraniens, nous organisons actuellement le Congrès du dialogue national syrien qui devrait impliquer un large éventail de forces syriennes en conformité avec la résolution 2254 du Conseil de sécurité de l’Onu. Nous travaillerons pour maintenir l’accord sur le programme nucléaire iranien et normaliser la situation autour du règlement israélo-palestinien. L’absence de solution dans le cadre de ce dernier aggrave considérablement les problèmes du Proche-Orient. Nous poursuivrons évidemment notre travail sur la question ukrainienne, dont la résolution doit obligatoirement passer par la mise en œuvre complète et cohérente de l’ensemble de mesures adoptées à Minsk en février 2015.

A notre agenda figure également l’élection du Président de la Fédération de Russie, qui sera l’événement politique le plus important pour la Russie. Nos établissements à l’étranger - les ambassades, les consulats généraux ainsi que les centres culturels et scientifiques russes - prennent toutes les mesures nécessaires pour que tous les citoyens russes qui se trouvent à l’étranger et veulent participer aux élections puissent le faire le plus confortablement possible.

Question : Monsieur le Ministre, vous savez probablement que la presse publie à la fin de l’année un dictionnaire des expressions et des thèmes les plus marquants. Si vous aviez rédigé ce dictionnaire dans le domaine des relations internationales en 2017, quelles thématiques et expressions principales y auriez-vous incluses ?

Sergueï Lavrov : Je ne vais pas citer d’expressions car je crains qu’on ne me comprenne pas correctement encore une fois.

Concernant les sujets clés, le premier est évidemment la Syrie. Ce problème touche aux intérêts d’un nombre très important d’acteurs. Comme je l’ai déjà dit, nous tentons - par la convocation du Congrès du dialogue national syrien - d’harmoniser les intérêts de toutes les parties syriennes et de tous les acteurs extérieurs qui sont en mesure d’influer sur la situation et veulent garantir leurs intérêts dans la région, notamment dans le cadre du règlement syrien. Il s’agit d’un processus très compliqué. Encore une fois, nous avons des raisons de croire en la persistance du rôle d’initiative de la Russie, de l’Iran et de la Turquie qui a permis de lancer il y a un an le processus d’Astana et de créer les zones de désescalade, qui fonctionnent toujours malgré certaines violations et tentatives de les torpiller. Le processus d’Astana a encouragé le travail de l’Onu, qui n’avait pratiquement pas avancé pendant dix mois avant le début des rencontres à Astana. J’espère que l’initiative du Congrès du dialogue national syrien sera elle aussi un encouragement pour l’Onu, qui poussera l’organisation à intensifier son travail. Dans tous les cas, le Congrès de Sotchi vise à contribuer aux négociations de Genève. Nous l’indiquons clairement à tous nos collègues, notamment aux dirigeants de l’Onu et aux pays qui participent d’une manière ou d’une autre au règlement syrien.

Le deuxième sujet regroupe tous les autres thèmes liés au Moyen-Orient et à l’Afrique du nord. Le règlement syrien n’est qu’une partie du tissu de problèmes très compliqué existant dans la région. Je voudrais souligner notamment la Libye, le Yémen et le règlement israélo-palestinien déjà mentionné, qui se trouve dans une impasse totale. Je reste convaincu que cette "impasse" du règlement israélo-palestinien et l’absence de progrès dans la formation d’un État palestinien influent sur la radicalisation de la rue arabe.

Un autre thème est celui de l’Ukraine, qu’on rend de manière artificielle plus importante qu’elle ne le mériterait. On la présente comme une pierre angulaire dans la confrontation entre la Russie et l’Occident en général. Je pense que cette approche est erronée et absolument politisée. Si l’on avait tenté de se distancer des estimations établies, du prisme de la confrontation entre la "Russie autoritaire" et l’"Occident libéral" à travers lequel on présente la crise ukrainienne, et que l’on s’était concentré au lieu de cela sur le sens des accords de Minsk - dont tous les points sont très clairs et compréhensibles et permettent d’éviter toute double-interprétation - la crise ukrainienne aurait été, selon moi, résolue il y a longtemps. Cela signifie que le renoncement à l’interprétation idéologisée de la situation - selon laquelle cette dernière aurait une importance globale pour les relations entre la Russie et l’Occident - aurait permis à nos collègues occidentaux d’abandonner leur soutien absolu et irréfléchi de la politique de Kiev officiel qui tente de torpiller ses engagements dans le cadre des accords de Minsk.

On peut parler en abondance des tendances positives car il en existe d’innombrables exemples : il s’agit du développement de l’intégration eurasiatique, de la mise en œuvre du grand projet eurasiatique réunissant l’UEEA, l’OCS et les pays de l’ASEAN, de son ouverture à de nouveaux membres en Orient ou en Occident. Il est évidemment nécessaire de mentionner les processus d’intégration dans un format plus large : dans la région Asie-Pacifique, dans les travaux de l’APEC, du G20 et des BRICS. Ces ensembles ont traduit en pratique les tendances du monde moderne, notamment la formation objective d’un système polycentrique de relations internationales.

J’ai certainement oublié de mentionner quelque chose, mais je me rappelle avant tout des questions sur lesquelles nous travaillons de manière quotidienne.

Question : Avant le Nouvel an, les leaders russe et chinois ont annoncé qu’ils voulaient continuer de coopérer au sujet des affaires internationales. Pouvez-vous citer les principaux problèmes internationaux dans le cadre desquels la Russie compte sur une coopération efficace avec la Chine en 2018 ?

Sergueï Lavrov : Je suis très heureux que vous ayez pris la parole en deuxième, car vous avez évoqué un thème que j’avais oublié de mentionner en répondant à la première question concernant nos sujets prioritaires.

Le dossier nucléaire de la péninsule coréenne est sans doute l’un des plus sérieux de l’agenda international. La Russie et la Chine coopèrent activement dans ce domaine. Comme vous le savez, nous avons lancé avec Pékin une initiative commune pour amorcer la transition de la confrontation vers le règlement politique du problème de la péninsule coréenne. D’abord, nous proposons à tout le monde de se calmer et de geler toutes les actions de confrontation liées notamment aux activités militaires - les tirs de missiles, les tests nucléaires ou les manœuvres de grande envergure que les États-Unis ont organisées et organisent toujours dans la région avec la République de Corée et le Japon. Quand ce gel, ce moratoire sur les actions hostiles et de confrontation entrera en vigueur, nous soutiendrons activement les contacts directs avec les principales parties intéressées. Concernant le dossier nucléaire, il s’agit tout d’abord de Pyongyang et de Washington. Nous serons néanmoins prêts à favoriser leur dialogue bilatéral dans le cadre du "processus à six" réunissant également la Russie, la Chine, le Japon et la République de Corée. Il s’agit probablement de la partie la plus importante de l’agenda commun russo-chinois.

Je voudrais souligner que le travail sur cette question est très compliqué. J’ai déjà mentionné que les États-Unis parlaient presque ouvertement de l’inéluctabilité d’une solution militaire, bien que tout le monde comprenne parfaitement les répercussions catastrophiques que pourrait avoir telle aventure. Alors que les conditions du dialogue commencent à être réunies, on ne constate dans la plupart des cas que des actions provocatrices sous la forme de manœuvres militaires de plus en plus importantes autour de la Corée du Nord, qui ne font que provoquer une nouvelle étape de tensions. Nous avons avec la Chine une "feuille de route" commune que nous promouvrons de manière très active.

Nous coopérons également pour le règlement syrien. Nos collègues chinois ont les mêmes positions que la Fédération de Russie en ce qui concerne la nécessité d’obtenir un règlement politique inclusif sur la base des décisions du Conseil de sécurité de l’Onu, qui imposent un dialogue politique sans aucune condition préalable et réunissant tout l’éventail de la société syrienne, du gouvernement et tous les mouvements-clés d’opposition représentant la diversité des groupes politiques, ethniques et religieux de la population syrienne.

Nous avons avec la Chine une autre initiative commune très importante : le projet de Traité sur le non-déploiement d’armes dans l’espace. Il a été présenté il y a quelques années lors de la Conférence du désarmement de l’Onu. Malheureusement, la position des États-Unis a empêché de lancer l’examen de ce traité. Le reste du monde comprend l’importance de cet objectif, mais les États-Unis poursuivent leurs plans de militariser l’espace et d’y déployer des armes, ce qui pourrait donner une dimension négative supplémentaire aux problèmes de sécurité internationale. Par ailleurs, concernant la Conférence du désarmement, la Chine est coauteure avec nous d’un autre projet important : la Convention pour la prévention des actes de terrorisme chimique et biologique. A ma grande surprise, ce projet est lui aussi freiné par les États-Unis.

L’espace eurasiatique consolide ses efforts en matière d’intégration. La Chine a lancé l’initiative baptisée "la Ceinture et la Route". Le Président russe Vladimir Poutine et le Président chinois Xi Jinping sont convenus de promouvoir l’intégration eurasiatique et l’initiative la Ceinture et la Route. Les membres de la Communauté économique eurasiatique élaborent un accord de coopération commerciale et économique avec la Chine. Parallèlement, il faut souligner les contacts entre l’UEEA et l’OCS qui, comme je l’ai déjà mentionné, ouvrent la voie à la participation des pays de l’ASEAN. De nombreux pays de l’ASEAN ont déjà signé des accords de libre-échange avec l’APEC ou sont en train de les finaliser. Le "Grand projet eurasiatique" mentionné par le Président russe Vladimir Poutine est une initiative très prometteuse. Il faudra certainement prendre en considération beaucoup de facteurs concrets car on constate ici beaucoup d’intérêts économiques croisés. Mais l’avantage de cette initiative réside dans le fait qu’elle s’appuie sur la "vie". Sa mise en œuvre ne prévoit pas la formation prioritaire d’un certain cadre qui doit précéder au travail pratique. Je voudrais citer en exemple l’approche britannique du tracé des routes traversant une pelouse : on observe d’abord les gens pour définir ensuite l’itinéraire le plus convenable avant de commencer à paver. C’est exactement la méthode de nos processus que nous regroupons sous la dénomination commune de "Grand projet eurasiatique".

On peut probablement citer beaucoup d’autres initiatives communes que la Russie et la Chine promeuvent sur l’arène internationale. Mais, par souci de concision, je voudrais m’arrêter à ces questions principales.

Question : La Russie a ratifié en 1998 le Traite d’amitié et de coopération avec l’Ukraine. Le Ministère russe des Affaires étrangères avait fait tout son possible pour y parvenir. Ce traité ne correspond pourtant plus aux réalités depuis 2014. Qu’envisagez-vous de faire compte tenu du fait que ce texte est automatiquement prolongé pour dix ans s’il n’est pas dénoncé ? Est-ce qu’on prolongera ou dénoncera cet accord ? Si la décision en ce sens n’a pas encore été prise, que pouvez-vous, en tant qu’expert en relations internationales, recommander aux dirigeants ?

Sergueï Lavrov : Comment puis-je le faire si je ne sais pas moi-même quoi conseiller ? Le député de la Douma Konstantin Zatouline a récemment évoqué ce sujet publiquement. Il a attiré l’attention sur le fait que l’un des articles principaux de ce texte - sur le respect mutuel de l’intégrité territoriale de la Russie et de l’Ukraine - ne semblait plus être d’actualité compte tenu du référendum libre des Criméens. Ces derniers ont obtenu leur indépendance en résultat de ce vote, et ont volontairement rejoint la Fédération de Russie.

Vous savez, pour moi cette question n’a pas vraiment d’importance. Les textes du droit international sont essentiels mais c’est l’affaire des juristes. A mon avis, du point de vue politique, nous respectons toujours l’intégrité territoriale de l’Ukraine dans les frontières formées après le référendum en Crimée et sa réunification avec la Fédération de Russie. Nous avons répondu à beaucoup de questions très techniques, notamment concernant le mémorandum de Budapest de 1994 que nous avons également mentionné il y a peu de temps. Selon ce texte, l’Ukraine renonce à ses armes nucléaires et la Russie, les États-Unis et la Grande-Bretagne garantissent le non-recours aux armements nucléaires contre l’Ukraine. Je voudrais rappeler que nous n’avons pas utilisé d’armes nucléaires contre l’Ukraine ou menacé de le faire. C’est pourquoi on ne peut pas parler d’une violation du mémorandum de Budapest. Parallèlement à ce dernier, l’Ukraine a déclaré de manière séparée son engagement à ne pas encourager des tendances néonazies et xénophobes antirusses. Les événements survenus après le Maïdan ont constitué une violation grossière de ces engagements de nos voisins ukrainiens.

Je vous assure que, comme l’a répété récemment le Président russe Vladimir Poutine, nous avons un intérêt politique à ce que les accords de Minsk soient mis en œuvre complètement et sans aucune exception. Cela correspond à notre politique de respect complet de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine dans ses frontières actuelles formées suite au référendum de Crimée organisé en conformité absolue avec le droit international.

Question : Le Traité se base sur les frontières de 1998. Est-il nécessaire d’adopter un texte modernisé ?

Sergueï Lavrov : Le sujet que vous évoquez ne fait que nous éloigner du sens de la question. Ce dernier réside dans le fait que l’Ukraine a signé les accords de Minsk qui ne touchent en aucune façon la Crimée. Il faut mettre en œuvre ces accords. Si nous débattions actuellement de l’interprétation de telle ou telle ligne de ces accords au lieu d’obliger les autorités de Kiev à tenir leur promesses fixées par la décision du Conseil de sécurité de l’Onu, nous créerions tout simplement de nouveaux prétextes pour continuer de faire traîner en longueur la réalisation de ce texte très important qui, je le rappelle encore une fois, a été adopté à l’unanimité par le Conseil de sécurité de l’Onu. Comme le montrent nos entretiens, nos collègues occidentaux, en Europe et aux États-Unis, comprennent parfaitement la tactique mise en œuvre par les dirigeants ukrainiens actuels envers les accords de Minsk. Ils voient clairement que nos voisins ukrainiens tentent toujours de provoquer une phase musclée de ce bras de fer pour détourner l’attention du fait qu’ils torpillent tout simplement la réalisation des accords de Minsk. Il vaut mieux pourtant qu’on en finisse avec les spéculations : je ne veux pas qu’on considère ma position comme un non-respect du droit international. Le non-respect absolu de ce dernier est l’apanage de ceux qui ont suscité, organisé et soutenu le Maïdan. Je voudrais rappeler que l’ancien Président ukrainien Viktor Ianoukovitch avait signé en février 2014 un accord avec les leaders de l’opposition. Ce texte avait été paraphé par les ministres des Affaires étrangères de l’Allemagne, de la Pologne et de la France. Un jour après, il a été déchiré par l’opposition. Ainsi, ceux qui ont signé cet accord au nom de l’UE ont de fait trompé le peuple ukrainien car ce texte prévoyait la formation d’un gouvernement d’unité nationale. Au lieu de cela on a créé le "gouvernement des vainqueurs", comme l’a baptisé Arseni Iatseniouk. Vous l’avez peut-être oublié, mais on a organisé le lendemain à Kharkiv le congrès des députés du sud-est de l’Ukraine et de la Crimée qui avaient été élus conformément à la Constitution ukrainienne. Ils ont décidé de prendre le pouvoir entre leurs mains dans les régions jusqu’au rétablissement de l’ordre sur le territoire ukrainien. Ils n’ont entrepris aucune action musclée contre les putschistes. Mais ces derniers ont adopté le 23 février la loi sur les langues. Bien qu’elle n’ait pas été signée, son message était évident pour tout le monde : il s’agissait d’une loi absolument antirusse voire russophobe.

Encore quelques jours après, le 26 février, les putschistes qui avaient pris le pouvoir à Kiev ont directement approuvé le recours à la force par le Secteur droit, ainsi que par le mouvement Hizb ut-Tahrir et les wahhabites afin de lancer l’assaut contre le Conseil suprême de la Crimée. Beaucoup de personnes ont oublié ce fait. Tous ces événements ont eu lieu cinq jours après que les grands d’Europe se sont montrés incapables d’obtenir de l’opposition la mise en œuvre des engagements qu’elle avait signés le 20 février. Ce n’est qu’après ces faits qu’on a constaté le déclenchement des autres tendances. L’approbation d’une opération musclée contre le Conseil suprême de la Crimée a donc immédiatement démontré que les Criméens n’avaient rien en commun avec ce pouvoir illégal. Cela constitue également une violation du droit international, notamment du mémorandum de Budapest que j’ai mentionné et qui impose à l’Ukraine de ne pas soutenir les sentiments xénophobes.

Nous soutenons absolument le droit international, mais voulons d’abord que tous ceux qui lancent la destruction des textes juridiques internationaux reprennent leurs sens et se comportent de manière appropriée.

Question : En lui-même, le sondage réalisé en janvier par le centre Levada a constitué une sorte de bilan de l’année, qui montre que 68% des Russes qualifient les États-Unis de "pays hostile". De l’autre côté, la situation est semblable : entre 64 et 70% des Américains considèrent la Russie comme un ennemi. Pouvez-vous commenter ces chiffres peu réjouissants ? Avez-vous essayé de répondre à la question de savoir à cause de qui ou de quoi les Russes voient les USA comme un ennemi et inversement ?

Sergueï Lavrov : Le Président russe Vladimir Poutine s’est déjà exprimé à plusieurs reprises à ce sujet. Ce n’est pas un problème de "l’œuf et de la poule" mais plutôt de vision du monde. Le sentiment de sa propre exclusivité s’est enraciné aux USA. Cela a été ouvertement et directement exprimé à multiples reprises par le Président américain Barack Obama. Le Président américain Donald Trump n’a pas utilisé ce terme mais toutes les actions de l’élite américaine et les démarches concrètes des USA sur la scène internationale indiquent qu’ils continuent d’agir selon cette psychologie. Ce ne serait pas la même chose s’ils promouvaient leur exclusivité par des exemples positifs dans une lutte et une concurrence loyales. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Au fur et à mesure que les USA et tout l’"Occident historique" perdent les positions absolument dominantes dont ils ont joui au moins pendant cinq siècles, au fur et à mesure de l’apparition objective, résultant d’un déroulement naturel de l’histoire, de nouveaux centres de croissance économique, d’aide financière, d’influence politique, au fur et à mesure qu’il faut adapter le système international à l’implication de ces nouveaux centres de force dans le processus d’un dialogue équitable et d’élaboration de solutions constructives mutuellement acceptables, malheureusement, les USA emploient des méthodes illégitimes par lesquelles ils tentent de stopper la diminution de leur rôle relatif dans la politique mondiale.

La Charte de l’Onu est une chose très importante. Elle implique un ensemble de normes qu’il faut respecter. Je ne pense pas que ce document nécessite des modifications. Même si, indéniablement, nous soutenons le processus de réforme du Conseil de sécurité des Nations unies qui est en cours. Le plus important dans ce document est l’égalité souveraine des États, le respect réciproque et la nécessité de concerter les positions. Et cet aspect n’est manifestement pas à l’honneur aux USA, notamment avec l’administration actuelle. Dès qu’une initiative américaine rencontre une résistance ou même une proposition différente, les représentants américains éprouvent une immense impatience et brandissent la menace des sanctions. Les exemples sont nombreux.

Je reviens à votre question. Le processus de formation d’un espace mondial polycentrique est très long. Il a commencé et sera douloureux pour ceux qui perdent leurs positions simplement parce que l’économie mondiale évolue en cycles. Actuellement, les USA et l’Occident sont loin d’être les leaders de la croissance mondiale. Il est évident qu’il faut s’y habituer et que c’est assez douloureux, comme je l’ai dit, mais il n’y a pas d’autre voie viable. Une autre méthode existe, que les USA et certains de leurs alliés tentent de suivre : celle des menaces, des ultimatums, des punitions, notamment contre les compagnies et les entreprises européennes (quand Volkswagen n’a pas rempli certaines normes ou quand quelqu’un n’a pas donné l’argent à qui il fallait). Tout cela est fait dans le cadre de l’application extraterritoriale de la législation américaine. Pour être bref, je trouve que cet héritage se manifeste dans les actions de l’administration actuelle tout comme dans les actions de l’administration de Barack Obama avant elle. Malheureusement, cet héritage, malgré la ligne affichée par le Président américain Donald Trump pendant la campagne électorale, s’est maintenu, quelque part il est même devenu plus chargé et agressif. Dans les actions de l’administration, on ressent la crainte d’une concurrence honnête dans différents secteurs – l’énergie, les fournitures de gaz en Europe. Vous savez qu’au lieu du gaz russe on impose aux acheteurs le gaz liquéfié américain, plus cher. En parlant d’énergie, on peut aussi évoquer l’opposition au gazoduc Nord Stream 2, qualifié de "politisé, conduisant à la division de l’Europe et à l’étouffement de l’Ukraine". Tout cela est dit ouvertement par les USA. Ils forcent les Européens à renoncer au Nord Stream 2 même si la fourniture de gaz en Allemagne via cet itinéraire est plus courte de 2 000 km et coûte 1,5 à 2 fois moins cher que via l’Ukraine.

Le complexe militaro-industriel – les sanctions qui frappent les exportations et les entreprises militaires russes fabriquant du matériel ont indéniablement pour objectif, à mes yeux, d’empêcher avant tout le renforcement de nos positions au détriment de celles des USA. Cette aspiration est compréhensible mais il faut agir selon les règles d’une concurrence loyale au lieu d’interdire simplement aux pays tiers – ces exemples sont de plus en plus nombreux – d’acheter des produits russes en les menaçant de prendre des sanctions contre eux.

On peut encore parler du domaine médiatique qui vous est proche. Après tout, c’est également une restriction de la concurrence, qu’il s’agisse de Russia Today et de Sputnik aux USA et en France, de l’expulsion de nos journalistes ou de la fermeture de nos chaînes en Moldavie, en Ukraine, en Lettonie et dans d’autres pays. Ou encore évoquer la récente initiative du Président français Emmanuel Macron d’instaurer des règles pour combattre les fake news, sachant qu’une seule partie déterminera la "fausseté" des informations. Aucun débat, preuve ou argument n’est prévu, du moins dans la version annoncée aujourd’hui.

Enfin, dans le domaine du sport, il faut observer ce qui se passe en prévision des JO, les décisions qui ont été prises vis-à-vis des sportifs russes. Il ne fait aucun doute - et le Président russe Vladimir Poutine en a parlé - que certains de nos sportifs ont eu recours au dopage, mais personne n’a jamais imposé une punition collective à qui que ce soit. Hormis l’aspiration de piquer au vif d’une certaine manière la Fédération de Russie, j’y perçois la peur d’une concurrence loyale.

Bien sûr, notre société assimile et analyse ce qu’écrivent les médias sur les relations russo-américaines, sur les USA (j’ai cité les exemples qui paraissent régulièrement dans les journaux, sur les écrans et sur les sites). La question de l’opinion publique est un indicateur important. Mais je pense tout de même qu’en diabolisant la Russie le gouvernement américain apporte une grande contribution à la situation que vous avez mentionnée. Nous ne pouvons pas ne pas réagir aux actes hostiles dont j’ai parlé. Nous cherchons toujours à le faire prudemment, nous n’appliquons pas aveuglement la loi du talion. On ne peut pas tolérer toutes les actions absolument illégales (je n’ai pas mentionné le cas sans précédent de saisie de la propriété diplomatique russe, au sujet duquel nous lançons actuellement les procédures judiciaires dont la préparation est déjà terminée), on ne peut pas ne pas y réagir et bien évidemment on ne peut pas ne pas écrire à ce sujet, comme vous l’écrivez. Si notre spectateur, lecteur ou utilisateur des réseaux sociaux voit les faits que j’ai décrits (or ils sont bien plus nombreux), alors je ne vois pas comment on peut convaincre les gens qui répondent à la question "Que pensez-vous de l’Amérique ?" d’en dire du bien ou que "c’est le meilleur pays du monde" et "je veux que ce soit la même chose chez nous". Je vais probablement m’arrêter là.

Question : Que pensez-vous des huit cycles de négociations intra-syriennes d’Astana, et de ceux qui ont eu lieu à Genève ?

Sergueï Lavrov : Le processus d’Astana est couvert de manière assez détaillée. Comme je l’ai déjà dit, nous avons lancé ce processus après que l’administration Obama s’est montrée incapable d’accomplir ses engagements de faire la distinction entre l’opposition qu’elle soutenait, d’une part, et le Front al-Nosra et les autres terroristes de l’autre. L’accord à ce sujet avait été conclu par les présidents Vladimir Poutine et Barack Obama après leur rencontre en Chine en septembre 2016. Ensuite, le Secrétaire d’État américain John Kerry et moi-même l’avions porté sur le papier. Les Américains ont été incapables de l’accomplir car ils n’ont pas pu ou n’ont pas voulu supprimer réellement le Front al-Nosra. Nos suspicions restent toujours vives et obtiennent de plus en plus de confirmations.

Parallèlement, on a constaté l’inaction totale de l’Onu. Ainsi, nous avons décidé avec la Turquie et l’Iran de lancer un processus ne se basant pas sur des spéculations mais sur la situation réelle sur le terrain. Nous avons lancé le travail avec l’opposition armée et le gouvernement syrien, qui se sont ensuite réunis à Astana dans le cadre de plusieurs cycles de négociations. Le résultat préliminaire de ces derniers a été la formation de quatre zones de désescalade, dont l’une a été formée avec la participation de la Russie, des États-Unis et de la Jordanie. Ces zones ont connu une chute rapide du niveau des hostilités.

Il faut dire que les provocateurs tentent actuellement de déséquilibrer la situation à Idleb et dans la Ghouta orientale. A Idleb, les structures qui ont signé l’accord au nom des opposants et dont sont responsables nos collègues turcs, font visiblement l’objet d’une pression supplémentaire. Ainsi, ils ont récemment lancé plusieurs attaques contre le contingent syrien. On a constaté en même temps des provocations contre notre base de Hmeimim. Il était impossible d’ignorer ces actes, qui constituent des violations directes des accords sur les zones de désescalade. Aujourd’hui, les tentatives de nos collègues occidentaux de présenter la situation de leur propre manière et d’affirmer que c’est la partie syrienne qui viole les accords sont absolument malhonnêtes. C’est tout le contraire. Nous espérons que nos collègues turcs mèneront le plus rapidement possible à son terme le déploiement des postes d’observation restants autour de la zone de désescalade d’Idleb. Les accords prévoient la création de vingt postes et il n’en existe toujours que trois. Cette question a été évoquée lors des contacts de nos dirigeants. On nous a assuré que ce travail serait accéléré. J’espère que cela aidera à stabiliser la situation à Idleb et à éviter de nouveaux échecs.

La situation dans la Ghouta orientale est similaire. Les médias et politiciens occidentaux font beaucoup de bruit en disant que l’armée syrienne poursuit son opération dans la Ghouta orientale malgré les accords sur la zone de désescalade. Mais toutes les actions de l’armée syrienne constituent une riposte aux combattants de la Ghouta orientale qui, à notre connaissance, sont proches du Front al-Nosra et bombardent régulièrement les quartiers résidentiels de Damas, y compris celui où se trouve l’ambassade russe. Il serait donc absolument injuste de faire semblant que rien de sérieux ne se passe et de ne pas tenter de mettre fin à ces actions illégales.

Dans tous les cas, le travail se poursuit. Le processus d’Astana a permis d’adopter des accords sur des mesures humanitaires supplémentaires, les échanges de prisonniers et d’autres initiatives permettant de renforcer le soutien sur le terrain et de lancer la réconciliation nationale dans le cadre des zones de désescalade au niveau local. Ces mesures seront bientôt mises en œuvre.

Nous avons souligné à plusieurs reprises que le processus d’Astana n’était en aucune façon un rival des efforts de l’Onu. L’Onu participe toujours aux rencontres internationales d’Astana et le Congrès du dialogue national syrien ne vise pas à torpiller les négociations mais à favoriser leur déroulement positif. La résolution 2254 du Conseil de sécurité de l’Onu indique que les pourparlers doivent réunir les représentants du gouvernement et d’un éventail très large de l’opposition. A Genève, la délégation formée par nos collègues saoudiens avec notre soutien ne représente pas à mon avis un éventail vraiment large de l’opposition. Il s’agit principalement de l’opposition en exil dont les membres habitent à Riyad, à Moscou, au Caire, à Paris, à Londres, aux EAU ou à Istanbul. Le Congrès vise quant à lui à attirer les opposants qui se trouvent sur le territoire syrien, non seulement ceux qui s’opposent directement au Gouvernement mais aussi les représentants des tribus qui vivent calmement et n’ont pas fait face à des hostilités sérieuses. Autrement dit, ces derniers ne font pas partie du conflit mais habitent dans le pays. Il est certainement très important de tenir compte de l’opinion de ces tribus lors de la construction de l’avenir de la Syrie sur la base de sa Constitution ou par d’autres moyens.

Question : L’approche qu’a le Président américain Donald Trump de la crise syrienne est-elle différente de celle de son prédécesseur Barack Obama ?

Sergueï Lavrov : Il n’existe probablement aucune différence radicale. Nous ne constatons malheureusement pas, dans les deux cas, de volonté d’aider à régler le plus rapidement possible le conflit. Au contraire, on note seulement le désir de soutenir ceux qui voudraient lancer des initiatives politiques visant à changer le régime en Syrie. J’ai déjà indiqué que le Secrétaire d’État Rex Tillerson, tout comme John Kerry, m’avaient affirmé à plusieurs reprises que le seul objectif de la présence militaire américaine en Syrie - notamment des forces aériennes et spéciales, ainsi que de la coalition - était d’éliminer les terroristes, y compris Daech. Même si l’on accepte les propos des USA affirmant que Daech n’a pas été détruit en raison de la persistance de plusieurs foyers, de plusieurs bandes isolées, les actions que nous constatons démontrent que les États-Unis ne veulent pas, en réalité, maintenir l’intégrité territoriale de la Syrie.

Ainsi, on a annoncé hier la nouvelle initiative américaine visant à aider les dites « Forces démocratiques syriennes » à former des zones de sécurité frontalière. Au bout du compte, cela signifie la séparation d’un territoire énorme le long des frontières avec la Turquie et l’Irak, à l’est de l’Euphrate. Ces régions sont actuellement contrôlées par les FDS mais les relations entre les Kurdes et les Arabes y sont très compliquées. Les propos indiquant que cette zone sera contrôlée par les groupes menés par les États-Unis et possédant une force de près de 30 000 hommes sont très sérieux et soulèvent la crainte d’une volonté de partager la Syrie. Qui plus est, on le fait sans se baser sur les résolutions du Conseil de sécurité de l’Onu ou sur les accords déjà obtenus dans le cadre des négociations de Genève. Tout comme nos collègues de Turquie, d’Iran et, selon moi, de beaucoup d’autres pays, nous attendons des explications détaillées de la part des États-Unis.

Question : Depuis 24 heures, les forces armées turques ont lancé au moins 40 frappes contre les positions des Kurdes syriens du Parti de l’union démocratique dans la région d’Afrin. Quelle est la position russe sur cette question ?

Sergueï Lavrov : Il s’agit d’un sujet conjoint de notre travail. Nous tentons d’obtenir la mise en œuvre complète des accords de cessez-le-feu. Les Kurdes font certainement partie de la nation syrienne et leurs intérêts doivent être pris en considération dans le travail que nous menons, notamment dans le cadre de l’organisation du Congrès du dialogue national. J’ai déjà mentionné le nouveau projet américain de créer les forces de sécurité frontalière en s’appuyant sur les FDS, dont l’élément principal est les groupes kurdes. Comme vous le savez, cela a déjà provoqué une réaction négative de la Turquie. J’ai indiqué que tout cela suscitait chez nous des questions sérieuses du point de vue du respect de l’intégrité territoriale de la Syrie. Il existe bien un problème concernant les relations entre les Kurdes et la Turquie et ce nouveau projet unilatéral et conflictuel n’aide en rien à apaiser la situation à Afrin.

Question : Les relations entre Erbil et Bagdad restent toujours conflictuelles. Des dizaines de Kurdes ont été tués sur le territoire de Kirkouk, et 200 000 d’entre eux sont aujourd’hui des réfugiés. Quel rôle pourrait jouer la Russie dans le règlement du conflit entre Erbil et Bagdad ?

Sergueï Lavrov : La réponse est très simple : elle jouera le rôle qui sera acceptable et correspondra aux intérêts d’Erbil et de Bagdad. Nous soutenons l’intégrité territoriale de l’Irak et promouvons le règlement de tous les problèmes par les négociations et le dialogue national. Si les parties avaient besoin d’efforts de médiation et notamment des efforts russes, je vous assure que nous le percevrions de manière positive.

Question : Le Président américain Donald Trump a déclaré en fin de semaine dernière sous forme d’ultimatum qu’il prolongeait pour la dernière fois le gel des sanctions anti-iraniennes. Quels sont les risques éventuels d’une rupture de l’accord nucléaire iranien ? Quelle serait la réaction de la Russie ?

Sergueï Lavrov : Nous avons déjà réagi de manière très détaillée à cette situation. Nous sommes certains que le Plan d’action global commun sur le programme nucléaire iranien fait partie des plus importants exploits de la communauté internationale pour la stabilisation de la situation au Proche- et Moyen-Orient et pour empêcher l’érosion du régime de non-prolifération de l’arme de destruction massive. Notre position a été exprimée plusieurs fois aux USA.

Depuis que Washington a émis pour la première fois des doutes concernant l’utilité de préserver le Plan d’action, avec les participants chinois et européens à cet accord nous avons fait part à Washington de nos convictions concernant le caractère nuisible d’une telle démarche et ses conséquences imprévisibles. Malheureusement, nous n’avons pas été entendus. Pour l’instant, nos efforts n’ont pas eu de résultat.

Nous continuerons d’essayer de faire en sorte que les USA reconnaissent la réalité, à savoir que l’Iran remplit tous ses engagements dans le cadre du Plan d’action, ce qui est confirmé régulièrement par le Directeur général de l’AIEA. Aucune remarque n’a été faite par l’AIEA concernant les engagements pris par l’Iran dans le cadre de l’accord sur le programme nucléaire.

Aujourd’hui, les USA tentent de changer le texte de l’accord pour y inclure des points complètement inacceptables pour l’Iran. Nous ne les soutiendrons pas. L’accès à n’importe quel site dès la première demande sort du cadre de l’accord, tout comme l’exigence d’un abandon sans délai par l’Iran des droits qu’il possède conformément au Traité de non-prolifération et à la Charte de l’AIEA. En parallèle, l’Iran subit une autre pression dans le sens très large : les USA exigent qu’il cesse d’élaborer des missiles, ce qui n’a jamais fait l’objet des négociations passées. L’Iran n’a pris aucun engagement à cet égard. Et, dans un sens plus abstrait, les USA exigent que l’Iran cesse de s’ingérer dans les affaires des pays voisins et de la région dans l’ensemble, ainsi que d’enfreindre les droits de l’homme chez lui. On prépare déjà des sanctions contre ce pays, entre autres pour les "péchés" mentionnés en dehors du cadre du programme pour régler le problème nucléaire. C’est déplorable.

Une nouvelle étude sera réalisée dans quelques mois. Si les USA claquaient vraiment la porte, je n’ose même pas imaginer les conséquences que cela aurait. Bien sûr, dans ce cas l’Iran n’estimerait plus être lié par les engagements stipulés par le Plan d’action. J’espère vraiment que nos partenaires européens, qui seront désormais fortement poussés par les Américains à se ranger de leur côté, resteront sans réserve attachés à ce qui est écrit dans le Plan d’action, validé par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies et obligatoire à remplir pour tous. Il est regrettable qu’une nouvelle fois les USA fassent douter de leur capacité à s’entendre.

En parlant de conséquences concrètes, je voudrais revenir au problème nucléaire de la péninsule coréenne. Si l’on exige de Kim Jong-un qu’il stoppe son programme nucléaire militaire et que l’on promet en échange de lever les sanctions, il faut bien se rappeler que c’est précisément ce qui constitue le fond des accords entre l’Iran et la communauté internationale. Si on les mettait simplement de côté en disant à l’Iran de rester dans le cadre de ses engagements tout en décrétant à nouveau des sanctions : mettez-vous à la place de la Corée du Nord. On lui promet de lever les sanctions en échange de l’abandon de son programme nucléaire mais si elle renonce à ce dernier, personne ne lèvera les sanctions. Ou un accord sera conclu mais les Américains diront le lendemain matin qu’ils sont des hommes de parole : ils la donnent et ils la reprennent.

D’ailleurs, aujourd’hui à Vancouver s’ouvre une réunion sur la Corée du Nord convoquée par les Américains et les Canadiens avec la participation des pays qui faisaient partie de la coalition de l’Onu pendant la guerre de Corée de 1950-1953. Quand nous avons entendu parler de cette réunion nous avons demandé pourquoi ses participants avaient été choisis ainsi - il y a la Grèce, la Belgique, la Colombie et le Luxembourg. Ils ont participé à cette coalition par le passé mais qu’ont-ils à voir avec les efforts pour régler les problèmes de la péninsule coréenne aujourd’hui ? Qu’y feront-ils ? Les Américains ont répondu que c’était important pour élargir le soutien à nos efforts communs, mais l’ordre du jour consiste à élaborer un mécanisme de pression supplémentaire sur Pyongyang. Une nouvelle résolution a été adoptée il y a quelques semaines. Deux jours plus tard était annoncée cette réunion à Vancouver. Nous et la Chine n’avons pas été invités mais ils nous ont dit que la réunion commencerait le 15 janvier au soir et que mardi 16 janvier se dérouleraient les réunions principales. Dans la soirée il nous a été proposé de venir avec les Chinois pour que l’on nous rapporte ce qui avait été convenu. Vous comprendrez que c’était inadmissible. Nous avons insisté pour que l’Onu n’accepte pas non plus l’invitation à cette réunion – car de telles invitations ont été envoyées aux membres de l’Onu.

Je voudrais dire quelques mots concernant les manières de la diplomatie américaine aujourd’hui. Une conférence de presse s’est tenue avant-hier, je crois, au Département d’État américain. Il a été demandé au porte-parole de cet organe, qui parlait justement de cette réunion à Vancouver, pourquoi la Chine et la Russie n’y avaient pas été invitées. Sa réponse était évasive et se résumait au fait que les questions concernant l’organisation de cette réunion avaient été abordées avec Moscou et Pékin et que les deux pays soutiendraient ces efforts. C’est tout simplement un mensonge. Nous avons directement déclaré considérer ces efforts et cette réunion comme nuisibles.

Nous verrons comment la situation évoluera mais pour l’instant il m’est difficile de dire ce qu’il en sera de la position des Européens par rapport au programme nucléaire iranien. D’après moi, ils commencent déjà à appeler à trouver des compromis. Ce serait glisser sur une pente très dangereuse.

Question : En 2017, la Russie a apporté une contribution énorme au règlement du conflit syrien et, d’une manière générale, a joué un rôle important dans le domaine du maintien de la paix. Selon vous, de quelle efficacité a fait preuve la diplomatie russe dans le règlement d’autres conflits, notamment de celui du Haut-Karabagh ? Avez-vous des projets relatifs au règlement de ce conflit en 2018 ? Existe-ils des projets en matière de coopération avec l’Azerbaïdjan en 2018 ?

Sergueï Lavrov : Concernant le règlement du conflit du Haut-Karabagh, la Fédération de Russie ne peut avoir de projets concrets relatifs à la résolution de ce problème car il ne peut être résolu que par les parties-mêmes. La Russie, les États-Unis et la France sont les trois co-présidents du groupe de Minsk de l’OSCE. Moscou fait tout son possible afin de réunir les conditions nécessaires à ce règlement. Ces dernières années, nous avons entrepris des efforts actifs pour synthétiser toutes les positions des parties et formuler des approches concernant tel ou tel aspect de ce règlement, ainsi que pour tenter de suggérer des compromis qui pourraient mener les parties vers un dénominateur commun sur les questions qui suscitent toujours des divergences.

Ce travail a été mené de manière intensive et régulière, y compris en 2017. Les parties ont reçu toutes nos propositions ainsi que celles des coprésidents - nous avons la même position que les États-Unis et la France. Les parties sont au courant des positions des coprésidents, mais c’est à elles de choisir. Nous attendons bien sûr des messages positifs des deux pays.

Nous sommes satisfaits que les présidents et les ministres des Affaires étrangères des deux pays se sont rencontrés l’année dernière. Des représentants des pays coprésidents ont également pris part à ces processus. A mon avis, il serait actuellement important d’entreprendre des mesures supplémentaires pour que la situation sur la ligne de contact soit plus calme. Cela pourrait également favoriser le règlement politique.

Dans ce contexte, je voudrais souligner qu’il est impossible de résoudre ce problème une fois pour toutes avec un seul document. On a besoin d’une approche par étapes reflétant les ententes concernant les possibilités actuelles et définissant le travail sur les questions nécessitant un examen supplémentaire afin d’obtenir le règlement définitif, y compris du statut du Haut-Karabagh. Ce sont donc les parties qui doivent agir.

Quant aux projets de développement de nos relations avec l’Azerbaïdjan, ils s’appuient sur le dialogue très actif des présidents et des ministres des Affaires étrangères. En 2017, nous avons accompli des échanges de visites avec mon homologue azerbaïdjanais. Nous organisons régulièrement des événements dans le domaine social, notamment notre forum humanitaire commun. Nous constatons la croissance du commerce bilatéral, des investissements, etc. Ce travail suit son cours et n’exige pas de textes spéciaux relatifs à sa réglementation. Nous avons des commissions intergouvernementales dans différents domaines, qui s’occupent des projets appropriés. Nous sommes très satisfaits de notre partenariat stratégique avec la République d’Azerbaïdjan.

Question : Il pourrait sembler parfois que tout le monde a oublié la situation de Julian Assange, mais ce n’est pas le cas. On a l’impression que tous les efforts légaux des autorités de l’Équateur ne fonctionnent pas : d’abord l’accord d’un asile politique, puis nous avons appris récemment qu’ils avaient accordé la citoyenneté au fondateur de WikiLeaks. La dernière tentative consistait à lui octroyer le statut diplomatique mais Londres a refusé. Rien ne fonctionne. Que pensez-vous de cette situation ? Cela fera bientôt 6 ans que cet homme considéré à travers le monde comme un combattant pour la vérité et la liberté d’expression a trouvé un asile à l’Ambassade de l’Équateur. La Russie agirait-elle de la même manière dans une telle situation que l’Équateur – accorderait-elle à Julian Assange la citoyenneté ?

Mon autre question porte sur les tentatives de saper la préparation et le déroulement du Congrès du dialogue national syrien. Un porte-parole du Département d’État américain a récemment déclaré que les USA n’avaient pas l’intention de reconnaître la légitimité de cette plate-forme au même titre que Genève et Astana. Allons-nous tenir compte des USA ? Pourrons-nous organiser ce Congrès tel que prévu compte tenu du grand nombre de difficultés, je veux parler des différends entre les pays garants, les différends encore plus importants entre les autres acteurs internationaux, les problèmes avec la participation des Kurdes, l’Envoyé spécial du Secrétaire général de l’Onu pour la Syrie Staffan de Mistura ?

Sergueï Lavrov : La question de savoir ce que ferait la Russie si Julian Assange demandait notre citoyenneté est hypothétique. Nous analysons les situations de ce genre avant tout du point de vue humanitaire. C’était le cas d’Edward Snowden qui avait demandé l’asile, que nous lui avions accordé notamment compte tenu des conséquences éventuelles des accusations le visant. Il vit, il travaille. Il adopte une position complètement non conformiste, il s’exprime librement sur différents sujets, vous le savez. Je ne peux simplement pas commenter "ce qu’il se passerait si…". Julian Assange n’est pas en Russie actuellement, mais je suis entièrement d’accord sur le fait qu’il faut évidemment régler ce problème d’une certaine manière. Nous comprenons les actions entreprises par les autorités de l’Équateur. J’espère que les autres acteurs feront preuve de bon sens, y compris nos collègues britanniques et suédois qui semblent enfin prêts à faire preuve de bonne foi et à régler enfin ce problème.

En ce qui concerne l’attitude de nos collègues américains par rapport aux initiatives d’Astana et le Congrès du dialogue national syrien : nous avons invité les Américains, ils ont participé aux réunions d’Astana et ont notamment envoyé plusieurs fois un représentant du Département d’État américain. Je me réjouirais si le processus de Genève nous conduisait à toute allure vers la paix. Malheureusement, la tentative initiale de limiter le processus de Genève aux négociations entre le gouvernement et les émigrés syriens de l’opposition sans faire participer les forces d’opposition se trouvant en Syrie était vouée à l’échec dès le départ. Nous avons participé à ces réunions tout en répétant constamment que la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies que nous rappelons tout le temps exigeait la participation de l’ensemble du spectre de la société syrienne. Les gens qui vivent depuis des années à l’étranger peuvent difficilement être considérés comme des représentants de l’ensemble de la société.

C’est ainsi qu’est apparu le processus d’Astana, pour que les gens qui sont opposés les armes à la main au gouvernement avec le gouvernement de Bachar al-Assad s’assoient à la table des négociations et s’entendent sur un cessez-le-feu, sur des actions conjointes pour assurer la viabilité de ces zones de désescalade.

Même chose avec le Congrès du dialogue national syrien qui est appelé, à l’issue de la phase principale de la bataille contre Daech, à profiter de la situation pour entamer le processus de paix et vise à impliquer dans ce processus les gens qui ne sont pas pris en compte par les structures de Genève - or ils représentent la majorité.

Nous pensons qu’à l’issue de ce Congrès l’Onu nous dira merci parce que nous élargirons considérablement leurs capacités et le cercle des participants afin que la réforme constitutionnelle et les futures règles électorales soient soutenues par tout le peuple syrien et pas seulement ceux qui siégeaient secrètement au Palais des nations de Genève.

Question (traduite de l’anglais) : Compte tenu des sanctions que vous avez mentionnées, de la perte de la propriété diplomatique et de l’enquête actuelle sur la prétendue ingérence russe, les relations bilatérales sont probablement plus compliquées que sous le Président Barack Obama. Un an après l’investiture du Président Donald Trump, on envisage d’adopter des sanctions supplémentaires dans les semaines et les mois à venir. A titre personnel, regrettez-vous le jour où Donald Trump est devenu président américain ? Auriez-vous préféré qu’Hillary Clinton entre à la Maison blanche ?

Sergueï Lavrov : Vous savez, regretter tel ou tel événement ne fait pas partie des tâches diplomatiques. Nous travaillons avec les faits. Et ils sont tels que nous les voyons aujourd’hui. C’est pourquoi nous faisons le nécessaire pour défendre les intérêts de la Russie dans le contexte actuel.

Question : Ma première question concerne la Libye. Comment la diplomatie russe pourrait-elle, selon vous, aider à résoudre la crise actuelle ?

Ma deuxième question est relative au Vatican. Faut-il s’attendre à d’autres événements importants dans les relations bilatérales suite à la visite du Secrétaire d’État du Saint-Siège Pietro Parolin en Russie en août 2017 ?

Sergueï Lavrov : En ce qui concerne la Libye, nous ne jouons pas le rôle principal dans les efforts internationaux pour le règlement de la crise dans le pays. Comme vous le savez, Paris a organisé une rencontre entre le Président du Conseil présidentiel du gouvernement d’union nationale Fayez el-Sarraj et le maréchal Khalifa Haftar. Cet entretien a permis d’obtenir des ententes encourageantes, dont la réalisation traîne toutefois en longueur. Nous constatons également les efforts utiles des voisins de la Libye tels que l’Algérie, l’Égypte et la Tunisie. Nous soutenons le travail assez actif de l’envoyé spécial de l’Onu pour la Libye Ghassan Salamé qui a élaboré une "feuille de route" assez intéressante. Dans tous les cas, les cycles de négociations qui ont eu lieu sous son égide en Tunisie portent à croire que la situation avance, lentement mais sûrement, dans la bonne direction - c’est-à-dire vers l’organisation des élections. Tout le monde confirme que cela doit être une étape importante.

Nous avons dès le début - tout comme dans n’importe quel autre conflit et contrairement à beaucoup d’autres pays - travaillé avec toutes les parties libyennes sans exception : le Gouvernement d’union nationale de Tripoli, la Chambre des représentants de Tobrouk, Khalifa al-Ghowel et beaucoup d’autres. D’abord, certains de nos collègues occidentaux ne misaient que sur l’une de ces personnalités. Aujourd’hui ils adoptent - mieux vaut tard que jamais - une position plus équilibrée et comprennent qu’il sera difficile d’obtenir des résultats sans réunir les principaux hommes politiques de la Libye à la table des négociations.

Concernant nos relations avec le Vatican, elles étaient assez intensives même avant la visite du cardinal Pietro Parolin. Le Président russe Vladimir Poutine s’est entretenu avec le Pape François à plusieurs reprises. Nous avons mis en œuvre des projets concrets dans le domaine de la coopération sociale, effectué un échange d’expositions uniques, conclu un accord sur le régime sans visas pour les détenteurs de passeports diplomatiques - entré en vigueur en 2017 et considéré comme historique par le Vatican. Nous partageons beaucoup d’intérêts communs, notamment en raison des événements au Moyen-Orient et en Afrique du nord. Depuis des années, en marge des événements de l’Onu et de l’OSCE, nous organisons avec le Vatican et certains autres partenaires des conférences spéciales sur la défense des droits des chrétiens pendant tous les conflits meurtriers qui éclatent autour du monde. La dernière conférence en date a eu lieu en marge de la réunion du Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’OSCE en décembre 2017. Ce ne sont que quelques exemples des relations riches et diversifiées que nous développons avec le Vatican.

Question : Pendant des années, la guerre d’Hiver s’est reflétée sur les relations entre Helsinki et Moscou - et c’est certainement encore le cas aujourd’hui. Ces dernières années, des médias russes ont publié des informations avec lesquelles les historiens finlandais ne sont pas d’accord, notamment certaines déclarations mensongères. Pourriez-vous dire clairement quel est l’avis du Ministère russe des Affaires étrangères : qui a commis les tirs de Mainila et a commencé la guerre d’Hiver de 1939 ?

Sergueï Lavrov : Vous savez, laissons les historiens s’en occuper. Je ne pense pas que les ministères des Affaires étrangères doivent exprimer des positions sur les faits historiques. Les périodes que vous évoquez sont loin d’être les meilleures dans les relations entre nos pays. Aujourd’hui je considère les relations bilatérales comme très bonnes. Avez-vous vu hier le film Valaam ? Je crois que le Président russe Vladimir Poutine a clairement dit que nous regardions vers l’avenir, que nous appréciions le rôle joué par la Finlande dans le sauvetage du monastère et de ses trésors. Si nos diplomates débattaient aujourd’hui pour savoir qui a tiré en premier il y a 70 ou 80 ans, je ne pense pas que ce serait correct. Les historiens, par contre, doivent évidemment s’en occuper. D’ailleurs, avec de nombreux pays nous avons mis en place des commissions d’historiens conjointes. Je ne verrais pas d’inconvénient à créer une telle commission avec la Finlande.

Question : Il y a exactement un an, je vous ai demandé comment les pays occidentaux européens réagissaient au développement de l’Union économique eurasiatique (UEE). Vous avez répondu de manière ambiguë - chaque pays à sa manière. Votre attitude a-t-elle changée ?

Mon autre question concernant l’Ouzbékistan. Quels sont les projets du Ministère russe des Affaires étrangères vis-à-vis de ce pays ?

Sergueï Lavrov : En ce qui concerne l’attitude de Bruxelles envers l’UEE, effectivement il y a un an ses représentants cherchaient à éviter de reconnaître une certaine fonctionnalité à cette union d’intégration - évidemment pour des raisons politiques et idéologiques, tout comme l’Otan ne veut pas reconnaître l’OTSC en tant qu’organisation avec laquelle l’Alliance pourrait mener un dialogue, même s’il y a eu un progrès à une certaine étape. Aujourd’hui l’UE avance tout de même vers la reconnaissance de la réalité, du moins elle est prête au dialogue entre la Commission européenne et la Commission économique eurasiatique sur les questions de régulation, certes techniques mais qui concernent tout de même la circulation pratique des marchandises et créeront probablement une base pour avancer vers le développement de la coopération. On peut également suivre cette voie, du plus petit vers le plus grand.

Depuis plusieurs années, nous entretenons avec l’Ouzbékistan des relations d’alliés qui sont fixées dans un accord et qui se développent en tant que telles. Nous constatons avec satisfaction que depuis un an, l’Ouzbékistan participe plus activement aux activités bilatérales, notamment dans le cadre de la CEI et de l’OCS. Nous saluons ces changements. Au printemps 2017, le président de l’Ouzbékistan Chavkat Mirzioïev s’est rendu en visite chez nous et pendant son entretien avec le Président russe Vladimir Poutine ils ont évoqué l’approfondissement de notre alliance et de notre partenariat stratégique. Tout cela fait écho avec ce qui est fait dans le cadre de nos structures multilatérales dans l’espace postsoviétique. Je pense donc que nous avons de très bonnes perspectives.

Question (traduite de l’anglais) : Le Canada pourrait faire partie de la mission de maintien de la paix en Ukraine si cette mission englobait toute la partie Est du pays. Tandis que la position de la Russie, si je comprends bien, consiste à la limiter uniquement à la ligne de démarcation. Voyez-vous une possibilité de trouver un compromis entre ces deux positions ?

Sergueï Lavrov : Notre proposition concernant une mission de l’Onu pour protéger les observateurs de l’OSCE ne se limite pas à son déploiement uniquement le long de la ligne de contact. Les observateurs de l’OSCE possèdent un mandat conformément auquel ils se déplacent en accord avec les parties des deux côtés de la ligne de démarcation. Ils visitent régulièrement le territoire des républiques autoproclamées à Donetsk et à Lougansk jusqu’à la frontière avec la Russie, où ils se rendent jusqu’à 20 fois par semaine. Notre proposition suppose la garantie de la protection de l’Onu pour ces observateurs de l’OSCE partout où ils se rendent et où ils patrouillent en conformité avec leur mandat.

En ce qui concerne les intérêts du Canada, cette question ne m’est pas adressée. La composition nationale du contingent, conformément à notre proposition et à la pratique générale de l’Onu, est déterminée par les belligérants. Autrement dit, il faut en convenir avec Kiev, Donetsk et Lougansk.

Question : La réunion mentionnée à Vancouver sur la Corée du Nord pourra-t-elle être productive sans la participation de la Russie ?

Sergueï Lavrov : La Russie n’est pas la seule à n’avoir pas été invitée : la Chine non plus. Avec tout le respect pour ceux qui sont à l’origine de cette initiative, je ne m’attends à rien de productif - et pourvu que cela n’engendre rien de contre-productif. Cela serait déjà un bon résultat. Même si on y croit difficilement parce qu’à l’ordre du jour figure le "renforcement de la pression sur la Corée du Nord".

Question : A propos des promesses qu’on donne pour ensuite les oublier : vous avez évoqué à plusieurs reprises la date du 21 février 2014, jour de la signature de l’accord que vous mentionnez. Mais pourquoi la médaille frappée en hommage au prétendu retour de la Crimée est-elle datée du 20 février, c’est-à-dire précède d’un jour la signature de l’accord ?

Sergueï Lavrov : Franchement, je n’ai pas vu cette médaille. Je pense qu’il s’agit tout simplement d’un malentendu technique.

Question : La semaine dernière, le Président russe Vladimir Poutine a annoncé la volonté russe de restituer à l’Ukraine les blindés et les navires qui se trouvaient en Crimée. Il a également indiqué que les relations russo-ukrainiennes pourraient se normaliser après le règlement de la question du Donbass. Quelle importance a pour la Russie le maintien des pseudo-républiques de l’est de l’Ukraine ? Les accords de Minsk, que vous mentionnez si souvent, ne disent rien sur les républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk.

Sergueï Lavrov : Ils parlent de certains districts des régions de Donetsk et de Lougansk. Comme je ne suis pas dans une salle de tribunal mais que je parle à la presse, je me permets parfois d’évoquer tel ou tel événement de manière descriptive.

Les accords de Minsk évoquent certains districts des régions de Donetsk et de Lougansk. Concernant la mise en œuvre des engagements, l’un des premiers articles - il suit ceux sur l’arrêt des hostilités et le retrait des armes lourdes - indique qu’il aurait fallu lancer un mois après les consultations directes entre le gouvernement ukrainien et les représentants de certains districts des régions de Donetsk et de Lougansk en vue d’organiser les élections. Le texte parle donc de consultations directes. Mais les autorités ukrainiennes affirment toujours n’avoir jamais accepté cet engagement et imaginent d’autres configurations destinées à montrer qu’elles ne parlent pas à ces districts mais à nous, à l’OSCE, aux Allemands et aux Français.

Concernant les armes, nous avons lancé leur retour immédiatement après ces événements, c’est-à-dire au mois de mars. Mais quand vos dirigeants ont annoncé l’opération antiterroriste et dit considérer comme terroristes des personnes qui n’avaient jamais fait preuve de violence contre eux, nous avons cessé ce programme car nous comprenions que ces armes pourraient être utilisées contre les personnes qui avaient catégoriquement refusé le coup d’État illégal. Nous ne pouvions pas transmettre ces armes à ceux qui avaient frappé la langue russe d’anathème. Il s’agit notamment de Dmitri Iaroch qui a déclaré quelques jours après le putsch qu’il fallait "expulser les Russes de Crimée parce qu’ils n’honoreraient jamais Stepan Bandera". Faites attention à ses propos. Dmitri Iaroch était à l’époque le porte-parole du Maïdan. Je suis convaincu que les habitants de la Crimée n’avaient pas d’autre choix que de protéger leur identité, leur culture multiethnique et multiconfessionnelle contre ces bandits. Ils n’avaient tout simplement aucun autre choix.

A mon avis, notre volonté et notre intérêt à mettre en œuvre complètement les accords de Minsk ne fait aucun doute.

Question : La Russie et la Pologne sont voisines mais la liste des prétentions de Varsovie envers Moscou est énorme, voire interminable. Moscou dit tout le temps que Varsovie est son partenaire, mais Varsovie considère Moscou comme son ennemi. Comment peut-on développer des relations avec un tel "partenaire" ?

Sergueï Lavrov : Il faut relativiser tout ce qu’on entend en provenance de Pologne. Nous avons plus d’une fois fait comprendre que nous étions prêts à une coopération très étroite, pragmatique et mutuellement avantageuse. Nous avons depuis toujours des liens culturels très riches et d’autres facteurs de rapprochement tels que des festivals communs de musique et de cinéma, les voyages et la production conjointe de films. Cela reflète les rapports étroits entre les citoyens qui ne s’occupent pas de politique mais de choses plus habituelles.

Malheureusement, vous avez raison : on nous considère comme des ennemis. Mais nous n’allons pas agir de la même manière même si nous constations que la Pologne introduit de manière consciente, cohérente et élargie la russophobie en tant qu’idée nationale. Cela concerne la guerre contre les monuments et les affirmations selon lesquelles il auraient le droit de démolir les monuments installés sur les tombeaux, alors que l’accord intergouvernemental sur le maintien bilatéral des monuments consacrés à la Seconde Guerre mondiale - les Accords entre le Gouvernement de la Fédération de Russie et le Gouvernement de la République de Pologne sur les enterrements et les lieux de mémoire des héros de la guerre et des répressions du 22 février 1994 - indique clairement qu’il concerne tous les monuments. Il existe beaucoup d’autres exemples. Nous voyons le rôle de la Pologne au sein de l’Otan et de l’UE en ce qui concerne l’opposition à tous les projets d’adopter une position plus réaliste sur les relations avec la Russie.

Encore une fois, nous sommes prêts à dialoguer mais nos collègues polonais doivent comprendre que le dialogue ne peut se baser que sur le respect mutuel des intérêts et pas sur la volonté de nous dicter des conditions, sous prétexte qu’ils sont soutenus par les Américains et d’autres "faucons" de l’Alliance atlantique.

Question : Vous avez mentionné les initiatives françaises pour lutter contre les fake news. Si ce projet se traduisait réellement sur le plan législatif en France, ne serait-il pas dirigé avant tout contre les médias russes ?

Sergueï Lavrov : Si je comprends bien, pour l’instant seulement vous, l’agence Sputnik, et Russia Today êtes considérés comme "infréquentables" par l’Élysée quand des activités y sont organisées. Je suppose qu’en grande partie, c’est contre vous que cette initiative a été pensée en premier lieu.

Bien sûr, le projet défini par le Président français Emmanuel Macron concerne toutes les sources de fake news, sachant que la fausseté sera déterminée sans aucun argument ou analyse intelligible. Du moins, c’est à cela que ressemble ce qui a été proposé. C’est simplement un tribunal qui décide, sans même convoquer les parties.

Une idée intéressante a également été entendue. Nous avons noté qu’il n’y avait pas de contradiction, dans les propositions, entre ce qui devait être considéré comme faux ou non. L’idée est telle que les démocraties libérales savent elles-mêmes comment faire. Ce n’est pas une citation mais c’est le fond de ce qui a été dit dans le contexte de gradation des pays en trois catégories : les démocraties libérales, les démocraties non libérales et les pays autoritaires. Il sera intéressant de voir comment cette initiative évoluera et comment elle sera incarnée concrètement.

Question : L’an dernier, en rencontrant votre homologue biélorusse, vous aviez beaucoup parlé d’un travail conjoint pour la reconnaissance réciproque des visas. Arriverons-nous à le faire d’ici le Mondial 2018 ?

Dans l’ensemble, évoque-t-on certaines divergences dans le domaine frontalier entre la Russie et le Belarus lors des contacts bilatéraux ? Depuis pratiquement un an, sans notification de la partie russe, un contrôle des passeports à part entière est réalisé non seulement dans les terminaux internationaux mais notamment sur la route Moscou-Brest. Les passeports sont vérifiés dans les aéroports, dans les gares ferroviaires. Y a-t-il un espoir que notre frontière, qui ne semble pas exister selon les documents mais existe de facto, devienne vraiment transparente tel que cela a été convenu il y a plus de vingt ans ?

Sergueï Lavrov : Si cela ne dépendait que de nous, alors elle le serait. Mais pour que la frontière devienne transparente il faut que nos actions soient synchronisées. Comme tout ce qui, en principe, concerne la vie des gens dans le cadre de l’État de l’Union.

Il existe un accord spécial sur l’égalisation des droits des Biélorusses et des Russes à s’arrêter dans les hôtels, pour que les Biélorusses en Russie et les Russes en Biélorussie paient autant que les habitants locaux, et que ce soit également le cas dans les sanatoriums. Certaines choses ne sont toujours pas égalisées. Mais nous sommes entièrement favorables à ce qu’il n’y ait pas de frontières chez nous. D’ailleurs, elles n’existaient pas jusqu’à ce que, dans des conditions difficiles pour la Fédération de Russie du point de vue des menaces terroristes, nos amis biélorusses, littéralement sans avertissement, accordent à 80 pays le droit pour leurs citoyens d’entrer sur le territoire biélorusse pendant quelques jours sans visa, ce qui a semé une certaine confusion parce qu’avec plusieurs de ces pays nous avons un régime de visa. On effectue des vérifications poussées des requêtes de visa de la part des citoyens des États concernés. On a assisté à une situation quand, en entrant en Biélorussie, des citoyens ayant besoin d’un visa pour visiter la Russie pouvaient tranquillement venir chez nous sans aucun contrôle. C’est pourquoi nous avons dû faire ce que nous avons fait. Nous avons averti tout le monde que si des individus voulaient se rendre de Biélorussie en Russie dans cette situation, il faudrait organiser un contrôle pour les étrangers. Les étrangers doivent utiliser des aéroports avec des terminaux internationaux pour se rendre par avion de Biélorussie en Russie. C’est évident.

Nous souhaitons qu’il n’y ait pas de démarches unilatérales quand il s’agit d’une question concernant nos deux pays. C’est pourquoi nous avons suggéré de mettre rapidement au point un accord sur la reconnaissance réciproque des visas, qui en est déjà à un stade avancé de préparation. J’espère qu’il sera adopté prochainement. Nous y sommes prêts.

Question : En fin de semaine dernière, le Ministère russe des Affaires étrangères a annoncé avoir appris la préparation dans les médias britanniques d’une campagne pour ternir l’image du Mondial 2018 en Russie. Pouvez-vous en parler plus en détail ? Parce que nous, en tant que journalistes britanniques, ne sommes pas au courant.

Sergueï Lavrov : Je crois qu’aujourd’hui ou hier The Guardian a publié quelque chose sur le Mondial, un article selon lequel à nouveau quelque chose n’allait pas chez nous. La porte-parole du Ministère russe des Affaires étrangères Maria Zakharova a parlé de ce que nous avions entendu. Vous aussi, vous écrivez ce que vous avez vu ou entendu. De notre côté, nous avons justement appris l’existence d’une telle consigne donnée aux journalistes britanniques.

Question : L’élection présidentielle aura lieu en mars et le gouvernement russe devra donc céder ses pouvoirs. Quels sont vos projets pour l’avenir ? Qui pourrait, selon vous, être le nouveau ministre si vous ne poursuiviez pas votre travail à ce poste ?

Sergueï Lavrov : La Constitution de la Fédération de Russie définit clairement l’ordre de formation du Gouvernement. Je vous assure que cet ordre sera complètement maintenu.

Quant à moi, j’ai n’ai l’habitude de rien faire d’autre que d’assurer le fonctionnement le plus efficace possible de notre ministère. Aujourd’hui, c’est mon objectif principal.

Question : Comme vous le savez, l’agence Sputnik a une présence médiatique très large en Amérique latine. Nous parlons aux leaders et aux experts régionaux. Ces derniers se prononcent unanimement pour l’élargissement de la coopération avec la Russie. Ce sujet est actuellement évoqué encore plus activement compte tenu du fait que sous l’Administration américaine actuelle, le développement des relations entre les États-Unis et l’Amérique latine laisse à désirer et que cette dernière cherche de nouveaux partenaires. Il y a un intérêt réel à coopérer avec la Russie. La Russie s’intéresse-t-elle à la coopération avec l’Amérique latine ? Des projets viennent-ils le démontrer ?

Sergueï Lavrov : Nous n’avons pas que de l’intérêt : nous avons un potentiel sérieux qu’on met en pratique. On organise régulièrement des rencontres au sommet. Nous recevrons bientôt le Président argentin Mauricio Macri. Nous attendons huit équipes d’Amérique latine à la phase finale de la Coupe du monde de football 2018. Je suis certain que les délégations qui accompagneront ces équipes nous aideront à développer nos contacts dans le domaine politique, économique et culturel. Nous avons un régime sans visas avec pratiquement tous les pays de la région à l’exception de 4 ou 5 États d’Amérique centrale et des Caraïbes. Je suis certain que nous arriverons à transformer tout le territoire de la CELAC en zone sans visas pour la Fédération de Russie d’ici un an et demi ou deux ans.

Nous avons créé un mécanisme de dialogue et de partenariat avec la CELAC. Il y a 18 mois, le "quartet" de la CELAC a visité Sotchi où nous avons adopté une "feuille de route" sérieuse pour le développement du partenariat. Nous avons des contacts avec d’autres organisations sous-régionales du continent telles que l’ALBA, le MERCOSUR, la Communauté andine des Nations ou le Système d’intégration centraméricain au sein duquel nous avons demandé le statut d’observateur extra-régional. Nous avons des relations bilatérales assez développées - tout dépend des cas concrets - avec tous les pays sans aucune exception et maintenons un dialogue avec tout le monde.

Si je ne me trompe pas, nos échanges avec l’Amérique latine ont déjà dépassé 10 milliards de dollars. Ces derniers portent principalement sur les produits de pointe, les accords en matière militaire et technique, les ententes dans le domaine spatial - notamment le soutien terrestre de notre système GLONASS - ou encore l’énergie nucléaire.

D’une manière générale, je pense que nos résultats sont déjà considérables. On peut pourtant toujours faire plus. Nous avons des projets prometteurs dans tous les domaines mentionnés.

Par ailleurs, nous coopérons étroitement à l’Onu. Je devais le souligner spécialement. Avec la plupart des pays d’Amérique latine et des Caraïbes, nous avons les mêmes positions sur les questions-clés relatives au fonctionnement de l’Organisation. Nous défendons conjointement le respect de la Charte de l’Onu et la résolution de tous les différends par des moyens pacifiques.

Surtout, nous soutenons un principe qui fait force de loi en Amérique latine : il est inacceptable de soutenir un coup d’État anticonstitutionnel. Il s’agit d’un élément très important de la position multilatérale de l’Amérique latine. Je peux dire avec satisfaction que ce principe a été pour la première fois fixé dans une résolution de l’Assemblée générale de l’Onu en décembre 2016 à l’initiative de nos partenaires et avec notre soutien.

Question : Sotchi a accueilli en octobre dernier le premier Forum global des jeunes diplomates. Que pensez-vous des perspectives de cette initiative et de la possibilité ou de la faisabilité de la création éventuelle d’une Association mondiale des diplomates ?

Sergueï Lavrov : Si je ne me trompe pas, un plan en ce sens existe et a été évoqué lors du premier Forum. Nous serions ravis que cette initiative obtienne le soutien des jeunes diplomates des pays concernés.

Question : Que pensez-vous de l’initiative et de la volonté des États-Unis d’organiser une rencontre entre le Secrétaire d’État américain Rex Tillerson et les ministres des Affaires étrangères des cinq républiques postsoviétiques d’Asie centrale au format "5+1" sur le territoire de l’un de ces pays ? L’activité américaine dans la région n’a-t-elle pas un certain penchant antirusse ?

Sergueï Lavrov : Les États-Unis ne sont pas les seuls à développer des formats de ce genre. L’Asie centrale a un format "5+1" avec l’Union européenne, la Chine, et probablement l’Iran.

Naturellement, nous ne nous opposons pas à ce que nos voisins d’Asie centrale possèdent l’éventail le plus large possible de partenaires extérieurs. Nous espérons que ces relations respecteront tous nos engagements dans le cadre de la CEI, de l’OTSC, de l’OCS et de l’UEEA en ce qui concerne les pays participant à cet ensemble.

Nous constatons une volonté américaine d’abuser un peu de ce format afin de promouvoir des idées relatives au projet de la "Grande Asie centrale" porté par les administrations précédentes. Comme vous le savez probablement, ce projet visait à réorienter toutes les initiatives impliquant l’Asie centrale vers le sud, vers l’Afghanistan, sans aucune participation de la Fédération de Russie. Si cela était en effet le cas et que nos collègues américains promouvaient des projets de ce genre lors de leurs rencontres avec nos amis d’Asie centrale, ces derniers comprendraient certainement les lacunes de ces tentatives qui ne s’appuient pas sur le développement de l’économie et de l’infrastructure de transport mais sur la géopolitique pure.

Notre approche, que nous appelons le "Grand projet eurasiatique", défend l’idéologie inverse qui n’est pas liée à l’isolement de telle ou telle partie du continent eurasiatique, mais à l’ouverture et à la promotion cohérente d’une intégration qui réunira au final tout le continent eurasiatique et sera accessible à d’autres partenaires.

Question : Le Président palestinien Mahmoud Abbas a accusé Israël d’avoir mis un terme aux accords de paix d’Oslo par ses actes et a qualifié la proposition de Donald Trump pour régler le conflit israélo-arabe de "gifle du siècle". Comment pouvez-vous commenter la situation ?

Sergueï Lavrov : Nous nous sommes déjà exprimés concernant la déclaration de Donald Trump relative au transfert de l’Ambassade des USA de Tel-Aviv à Jérusalem. Encore plus souvent et plus longuement, nous avons commenté la nuisance et les risques représentés par cette impasse dans le processus de paix israélo-palestinien. Nous comprenons parfaitement les émotions éprouvées actuellement par les Palestiniens. Pendant de longues années, pas à pas, ils ont fait des concessions unilatérales sans rien obtenir en retour. Et j’ai déjà dit qu’ils étaient prêts aux négociations directes avec les Israéliens sans conditions préalables. Nous étions prêts à les accueillir sur le territoire russe pour cela, à mettre notre plate-forme à leur disposition. Mais ce contact direct sans conditions préalables n’a pas eu lieu. Je pense que dans la situation actuelle, les chances que cela se produise tendent vers zéro - c’est regrettable. Dans le même temps, nous entendons constamment ces derniers mois que les USA publieront sous peu un "grand accord" qui remettra tous les problèmes à leur place et contentera tout le monde. Nous n’avons ni vu ni entendu parler d’un tel document. Aucune déclaration n’a été faite non plus.

Je répète que le non-règlement du problème palestinien est l’un des plus importants facteurs permettant aux radicaux de recruter de nouvelles générations de terroristes. Mes collègues israéliens m’en ont voulu pour cela, mais c’est une réalité objective. Tous les analystes sérieux de cette région voient les statistiques.

En disant cela, je souligne qu’il ne faut pas baisser les bras. Nous ne voulons pas admettre une rupture totale dans les contacts entre les parties. J’espère vraiment que nous pourrons prochainement consulter nos partenaires du Quartet (qui, hormis les USA, sont l’Onu et l’UE) et organiser une sorte de brainstorming pour fixer les démarches à suivre. Il ne faut pas laisser aller la situation.

Je sais qu’en Palestine, certains prônent la dissolution de l’administration nationale pour proclamer la Palestine "territoire occupé" et rejeter sur Israël toute la responsabilité de son existence et de son fonctionnement, de la garantie de la viabilité de tous les systèmes, de la vie des gens. J’espère que nous pourrons tout de même sortir de cette situation de crise. Je répète que nous aurons des consultations avec les partenaires du Quartet. Nous avons notamment prévu des contacts bilatéraux avec les USA.

Question : En 2017, des contacts intensifs entre la Russie et le Pakistan ont eu lieu dans le domaine de la lutte contre le terrorisme, contre la drogue, le problème afghan. Quelle sera la situation en 2018 ? A quoi peut-on s’attendre dans les relations entre la Russie et le Pakistan ?

Sergueï Lavrov : Vous avez très justement noté l’intensification de notre coopération dans la lutte contre le terrorisme. Nous souhaitons que la menace terroriste qui se répand sur le territoire pakistanais et afghan, qui traverse aussi la frontière afghano-pakistanaise, soit neutralisée. Notre accord sur la fourniture au Pakistan d’équipements spéciaux, notamment d’hélicoptères pour équiper les unités antiterroristes, confirme le sérieux de nos intentions.

De plus, nous voulons développer notre coopération économique. Le Pakistan, comme l’Inde, est devenu l’an dernier un membre à part entière de l’OCS. Cela élargit les possibilités de travail conjoint dans différents domaines parce que l’OCS est une structure orientée sur la sécurité dans notre région commune, y compris la lutte contre les nouvelles menaces, et sur le développement de la coopération économique et sociale. Je pense que cela enrichira également les liens russo-pakistanais.

D’ailleurs, en ce qui concerne le rôle de l’OCS dans la lutte contre le radicalisme, je voudrais noter l’importance du document signé par les dirigeants de l’OCS l’an dernier qu’est la Convention pour la lutte contre l’extrémisme qui crée des cadres cruciaux, et notamment le principe d’inadmissibilité de l’utilisation de groupes terroristes et extrémistes pour faire pression sur des États souverains. Les exemples sont nombreux : cela s’est manifesté entre autres en Libye quand Mouammar Kadhafi a été renversé, de telles tentatives continuent d’être entreprises aujourd’hui en Syrie. Je pense que cette Convention est éminemment d’actualité. L’Inde et le Pakistan y ont adhéré. Outre les membres de l’OCS, d’autres États font part de leur volonté d’adhérer à la Convention parce qu’elle est ouverte et n’est pas réservée uniquement aux membres de l’OCS.

Question : On sait que les USA préparent une base d’hélicoptère et une plate-forme pour recevoir du gaz liquéfié au nord de la Grèce à Alexandroúpolis, près du hub gazier annoncé par la Russie à la frontière entre la Turquie et la Grèce. On a l’impression que les USA tentent, d’une manière symbolique ou réelle, de bloquer la voie à la coopération énergétique de la Russie avec la Grèce, les Balkans et le sud de l’Europe. D’après vous, une telle pression peut-elle compliquer ou détériorer les relations russo-grecques ?

Prochainement reprendront les négociations pour renommer l’ Ancienne République yougoslave de Macédoine, voisine de la Grèce. Les Grecs sont offensés car le nom "Macédoine" est injuste dans la mesure où la majeure partie du territoire de l’ancien État macédonien appartient aujourd’hui à la Grèce. Un pays voisin portant un tel nom pourrait porter en lui des revendications territoriales. A une époque les représentants russes disaient qu’ils pourraient revoir la question concernant le nom de cet État si les conditions changeaient. Que pouvez-vous dire à ce sujet ?

Sergueï Lavrov : Des représentants russes ont dit ça ? Nous avons reconnu la Macédoine en tant que République de Macédoine. Nous la reconnaissons en tant que telle.

Question : Et si les conditions changeaient ? Trouverait-on un nouveau compromis ?

Sergueï Lavrov : J’ai déjà parlé des affaires gazières. Dans les actions des USA on perçoit la peur d’une concurrence loyale. Puisqu’ils ne peuvent pas encore agir dans ces nouvelles conditions, les États-Unis optent pour la concurrence déloyale et la pression politique pour forcer les pays européens à construire des sites appropriés et à recevoir du gaz plus cher. C’est le choix des pays européens. Nous partons du fait qu’ils doivent eux-mêmes comprendre leurs intérêts économiques. S’ils sont prêts à dépenser davantage dans la situation actuelle, alors telle est leur décision.

Nos projets de diversification des itinéraires d’acheminement de gaz en Europe sont Nord Stream 2 - que j’ai évoqué - et Turkish Stream qui pourrait être prolongé jusqu’en Europe. Pour l’instant on construit seulement la première ligne directement pour les consommateurs en Turquie. La seconde sera construite dès que nous aurons des garanties en béton de la Commission européenne qu’elle ne nous rejouera pas le même numéro qu’avec South Stream par rapport à la Bulgarie qui, d’ailleurs, est à nouveau prête à évoquer la possibilité de recevoir la seconde ligne du Turkish Stream. Nous serons prêts à promouvoir toute solution si nous avons la garantie à 100% de la Commission européenne qu’elle ne sera pas sabotée.

Bien sûr, nous observons les discussions qui se déroulent aujourd’hui à la Commission européenne pour inventer rétrospectivement de nouvelles règles afin de geler le projet Nord Stream. Ce n’est pas très fair-play. J’espère que le caractère purement économique de ce projet et son soutien en tant que projet économique et commercial par les plus grandes compagnies énergétiques européennes ne permettra pas aux jeux incorrects de prévaloir.

En ce qui concerne les négociations relancées et les efforts pour régler le problème du nom de la Macédoine, elles étaient pendant très longtemps en état de sommeil et se sont intensifiées seulement quand les USA ont décidé que la Macédoine devait rejoindre l’Otan. Puisque la Grèce fait déjà partie de l’Otan, d’une certaine manière vous n’avez pas besoin de concessions. Par contre la Macédoine, qu’on cherche à aspirer dans l’Otan, en a besoin. C’est tout.

Quel que soit le nom convenu par la Grèce et la Macédoine pour l’Ancienne République yougoslave de Macédoine, si c’était officiellement décidé et fixé dans la Constitution de la République de Macédoine tout le monde le reconnaîtrait très probablement. Mais j’espère que tout le monde comprend le fond de la situation. Il ne s’agit pas du tout de prendre en compte des traits communs et spécifiques des deux peuples proches, mais de faire absolument de l’un de ces pays un membre de l’Otan.

Question : L’année dernière, deux citoyens russes, Grigori Tsourkanou et Roman Zabolotny, ont été capturés en Syrie. On a vu les vidéos de leur capture. Mes collègues ont parlé aux parents de Grigori Tsourkanou, qui ont envoyé des demandes au Ministère russe des Affaires étrangères, à l’Administration du Président de la Fédération de Russie, au FSB et au Ministère de la Défense. On n’a toujours aucune information sur leur sort depuis leur capture. Des sources du Ministère de la Défense ont indiqué de manière officieuse que ces données auraient pu être classifiées bien que ces deux hommes n’étaient pas officiellement des militaires. Selon une version, ils faisaient partie d’une société militaire privée. Avez-vous des informations sur ces hommes ? Pouvez-vous vérifier si le Ministère russe des Affaires étrangères a en effet reçu une demande en ce sens ? A-t-on des informations sur les Russes qui participent à des opérations militaires dans d’autres pays dans le cadre de contrats privés ?

Sergueï Lavrov : Je ne peux rien ajouter à ce que vous avez dit. Nous sommes au courant des messages que vous avez mentionnés. Nous tentons d’éclaircir le sort de tous les Russes indépendamment de leur position, si nous avons des informations sur leur disparition ou leur mésaventure. On ne sait pas où se trouvent les deux citoyens russes que vous avez évoqués. La recherche de ces deniers ainsi que la collecte et la vérification des informations à leur sujet sont assurées avant tout par nos militaires. Dès que nous aurons des informations plus claires, nous serons prêts à les communiquer.

Quant aux autres États, cette pratique est répandue dans beaucoup de pays du monde. Cela concerne notamment l’Irak et d’autres pays de la région où a travaillé la société Blackwater, rebaptisée par la suite. A mon avis, il est nécessaire de fixer clairement la base juridique dans ce domaine pour que ces gens soient dans le champ du droit et soient protégés.

Question : Le Premier Ministre japonais Shinzo Abe est attendu en Russie en mai 2018. Envisagez-vous de visiter le Japon ? Quels objectifs, perspectives, ainsi que textes et accords éventuels prévoyez-vous d’examiner lors de ces rencontres ? Quand organisera-t-on la rencontre à Tokyo : avant ou après les élections du Président russe ?

Les relations de nos pays se sont récemment heurtées à un autre problème : l’installation du système Aegis Ashore au Japon. Notre gouvernement nous affirme que ce système diffère de l’ABM américain en Europe ou du THAAD en Corée du Sud. Le Japon devrait acquérir et gérer ce système sans être une partie du bouclier antimissile global des États-Unis. On affirme également que ce système ne peut pas utiliser les missiles de croisière Tomahawk. Que pensez-vous de ces propos ?

Sergueï Lavrov : D’abord, soulignons les choses positives : nous attendons en effet le Premier Ministre japonais Shinzo Abe. Nous nous sommes également entendus pour organiser une rencontre au niveau des ministres des Affaires étrangères avant cette visite. Cette rencontre des ministres sera concertée entre les deux pays et aura lieu à une date choisie d’un commun accord.

Quant à nos plans concrets, le Président russe Vladimir Poutine et le Premier Ministre japonais Shinzo Abe devraient examiner la mise en œuvre des ententes relatives aux activités économiques communes au sud des Kouriles. Nous avons fixé pour le moment cinq orientations prioritaires qui restent assez modestes, mais on espère y ajouter des secteurs plus importants de partenariat à l’avenir. C’est l’objectif des groupes de travail spéciaux formés au niveau des vice-ministres des Affaires étrangères. Nous sommes satisfaits de la reprise du dialogue au format "2+2" au niveau des ministres des Affaires étrangères et de la Défense. L’année dernière, Valeri Guerassimov, chef de l’état-major général des forces armées russes, a visité Tokyo après Oleg Salioukov, commandant en chef de l’armée de terre de la Fédération de Russie. L’automne dernier, on a organisé une réunion de la Commission intergouvernementale et Taro Kono, Ministre japonais des Affaires étrangères, s’est rendu en Russie. Nous avons mené avec lui des pourparlers à part et devons donc fixer la date de notre nouvelle rencontre.

Outre ces activités communes, la coopération économique bilatérale se développe globalement de manière assez positive. La Fédération de Russie reçoit des investissements japonais. Les banques japonaises ont accordé des emprunts considérables au projet de terminal de GNL à Yamal. Il s’agit d’investissements à très long terme qui renforcent la stabilité de notre coopération dans le domaine des investissements.

La coopération sociale et culturelle est traditionnellement demandée par nos populations comme l’indiquent les festivals annuels de culture russe. L’année dernière, nous avons organisé les saisons culturelles. Nous sommes très contents de beaucoup de domaines de notre coopération avec le Japon.

Nous voudrions pourtant atteindre un niveau de concertation plus important sur l’arène internationale, ce que nous avons indiqué dans le cadre de la rencontre "2+2". Nous voudrions également un Japon plus indépendant lors de l’examen des questions-clés de l’actualité internationale au sein des organisations internationales.

Le problème du bouclier antimissile nuit à nos relations - je le dis sans ambages. Nous l’avons évoqué en détail avec nos collègues japonais qui nous ont présenté les arguments que vous mentionnez. Le système Aegis Ashore, ou plutôt sa modification qui sera déployée au Japon, serait différent des équipements installés en Corée du Sud et en Europe. Aucune donnée ne permet de le confirmer. Nos informations indiquent seulement que le système qu’on envisage de déployer au Japon, se base sur des systèmes de lancement universels capables de tirer des munitions offensives.

Nous avons entendu que c’est le Japon qui contrôlerait ce système sans aucune participation des États-Unis. Nous doutons sérieusement que ce soit en effet le cas. Nous voudrions obtenir des informations plus convaincantes dans le cadre du dialogue sur la sécurité entre les secrétaires des Conseils de sécurité de la Russie et du Japon. Nous ne sommes au courant d’aucun cas où les États-Unis aient transféré le contrôle de leurs armes au pays sur le territoire duquel ces dernières avaient été déployées. Je doute fort que ce cas soit une exception.

Encore une fois, nous sommes ouverts au dialogue et avons intérêt à lancer enfin les pourparlers sur le système antimissile que nous avons proposé il y a 11 ans. Nous avons beaucoup de questions concernant la manière d’agir des États-Unis, qui pourrait devenir un nouveau facteur majeur de déstabilisation de la situation internationale. Nous collègues américains - sous les administrations de Barack Obama, tout comme sous celle de George Bush- veulent nous rassurer en affirmant que ce système ne nous vise pas. Il existe pourtant un grand nombre de preuves indiquant que ce n’est pas le cas.

Question : En 2014, vous avez signé avec Urmas Paet, Ministre estonien des Affaires étrangères, le Traité sur les frontières avec l’Estonie. La première lecture en vue de la ratification de ce texte a eu lieu au Parlement estonien dès 2015. Vous savez parfaitement que l’Estonie et la Russie se sont entendues pour mener le processus de ratification de manière parallèle au sein des deux parlements. L’Estonie attend déjà depuis deux ans la première lecture du traité par la Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie. Lors de votre rencontre avec la Ministre estonienne des Affaires étrangères Marina Kaljurand à New York en 2015, vous avez promis que la Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie lancerait bientôt la ratification. Quant cela sera-t-il en effet le cas ?

Sergueï Lavrov : L’histoire de cette question commence plus tôt. En 2005, nous avons signé ce traité en fixant l’engagement commun de le ratifier sans aucune remarque politisée. Le parlement estonien a pourtant ratifié le traité en intégrant à la déclaration de ratification un renvoi au Traité de Tartu, ce qui signifiait le maintien des prétentions territoriales envers la Fédération de Russie. Il s’agissait donc d’une violation de l’engagement que mon homologue estonien avait pris sans pouvoir l’accomplir. Nous avons alors révoqué notre signature sous ce traité et annoncé que nous serions prêts à relancer les négociations et à signer de nouveau le traité après la révision des documents estoniens et l’annulation du renvoi au traité de Tartu. Cela a en effet été le cas. Nous l’avons signé et avons fixé plusieurs engagements, notamment celui de ratifier le traité en parallèle, comme vous le mentionnez justement. Vous avez pourtant oublié la condition la plus importante : l’obligation d’assurer une atmosphère normale et non-conflictuelle entre les dirigeants des deux pays. Nous avons tenu notre promesse. Nous ne nous sommes permis aucune attaque contre l’Estonie, tout comme par le passé et indépendamment des accords signés ou ratifiés. Nous n’avons pourtant pas constaté la même retenue de la part du Gouvernement estonien. Au contraire, ce dernier a affiché une rhétorique russophobe effrénée. Nous avons honnêtement indiqué que dans ce contexte, notre société et notre parlement ne comprendraient pas notre volonté de promouvoir ce traité. Dans tous les cas, je vous assure que la frontière existe. J’espère que le traité sera ratifié tôt ou tard. Personne ne remet en doute cette frontière, mais pour que ce texte entre en vigueur et que nous vivions normalement, il faut que l’Estonie cesse d’être l’un des 3 ou 4 activistes principaux qui, au sein de l’Otan et de l’UE, veulent coûte que coûte pousser ces structures vers une russophobie effrénée. Je le dis sans ambages. Nous avons de bonnes relations avec le peuple estonien, nos citoyens se parlent et tissent les liens d’amitié. Il vaudrait mieux que les hommes politiques ne se laissent pas guider par telle ou telle raisons de conjoncture - d’autant plus qu’elles reflètent les intérêts d’autres pays - mais par les intérêts de leur propre peuple.