Jean-Bernard Gervais est journaliste, ancien correspondant de Nouvel Afrique Asie à Kinshasa. Il assisté à la montée de la xénophobie anti Tutsi qui a donné lieu à des massacres au début de la rébellion congolaise en août 98 (voir article ci-contre). A la suite de notre dossier sur ces massacres dans notre numéro 19, il nous semble important de revenir sur ces événements qui éclairent la stratégie actuelle de Kabila et insister sur des massacres qui ont été oublié un peu vite.

Liaison-Rwanda : Vous étiez à Kinshasa au moment du déclenchement de la rébellion pendant l’été 98. Pouvez-vous nous d’écrire brièvement l’ambiance dans Kinshasa a ce moment-là.

Jean-Bernard Gervais : je suis resté à Kinshasa à peu près un an. Durant ce laps de temps, j’ai assisté à la montée en puissance d’une xénophobie anti-tutsi entretenue par les partis d’opposition et leurs leaders (Tshisekedi, l’UDPS) puis par Kabila lui-même.

Peu après le renvoi des soldats rwandais par Kabila le 27 juillet 1998, les services de sécurité de Kabila (police militaire et police d’intervention rapide) se sont mis à traquer tous les Tutsi congolais appelés communément Banyamulenge alors que le gouvernement, par la voix, entre autres, de Mwenze Kongolo, mettait en garde la population contre la xénophobie anti-rwandaise. Ainsi, j’ai assisté le vendredi 31 juillet à une course poursuite entre police militaire et Banyamulenge qui s’est soldé par l’exécution de deux soldats Banyamulenge. Au même moment, des civils Banyamulenge étaient arrêtés puis relâchés... Le début de la terreur. Le dimanche 2 août, lorsque les villes de Bukavu et de Goma ont déclaré la guerre à Kabila, des soldats Banyamulenge à Kinshasa s’affrontaient à l’armée régulière au camp Tchatchi avant de prendre la fuite vers Brazzaville. Le lendemain, lundi 3 août, Munene, vice-ministre de l’intérieur, déclarait la journée ville morte et demandait instamment à chacun de ne pas quitter le domicile pour se lancer à la "chasse aux inciviques ". C’est à partir de ce moment qu’il y eu des rafles généralisées de Tutsi ou supposés tels, dans la capitale, civils et militaires confondus, et des exécutions. C’est à ce moment que je me suis fait arrêter.

Liaison-Rwanda : Pensez-vous que les appels aux meurtres des tutsi congolais, entendus sur les ondes à la radio, ont donné lieu a de nombreux massacres organisés par l’armée et par les kinois

Jean-Bernard Gervais : En gros, on peut dire qu’il y a eu deux vagues d’appels au massacre. La première vague, lors du déclenchement de la guerre, le 2 août où le président Kabila a personnellement, sur les ondes, appelé au meurtre des Tutsi. Ces appels au meurtre ont eu pour conséquence, à Kinshasa et ailleurs, l’arrestation arbitraire et l’exécution de Tutsi. Il est très difficile de chiffrer cela. La deuxième vague a fait suite à l’attaque rebelle dans les faubourgs de Kinshasa à la mi-août. On se rappelle, par exemple, des propos de Ndombasi, le directeur de cabinet de Kabila qui appelait à l’éradication de la " vermine tutsi ". Là, la population kinoise s’est "mise au travail " en brûlant toute personne supposée appartenir à l’ethnie tutsi. Souvent, il s’agissait de quidams qui n’avaient rien à voir avec les Tutsi. Moi, de mon côté, j’étais enfermé au camp kokolo où l’on n’avait droit à rien. Il y avait chaque jour cinq ou six disparitions de prisonniers. Un soir on a entendu des coups de feu et des cris horribles et on a compris ce qu’il advenait des prisonniers qui disparaissaient. Indubitablement, les appels à la haine des dirigeants ont servi de caution pour des exécutions massives de Tutsi.

Liaison-Rwanda : Etait-ce une stratégie volontaire des autorités congolaises à ce moment-là ? Ces pogromes ont-ils été circonscrits à Kinshasa, ou bien étaient-ils étendus au reste du pays ? sommes-nous en face d’un génocide ou d’une tentative de génocide ?

Jean-Bernard Gervais : Je ne pense pas qu’il y ait eu de stratégie dans ces exécutions. Il s’agissait d’irresponsabilité de la part des dirigeants. Tout était très confus. D’un côté on enfermait les Tutsi dans les camps militaires et d’un autre coté on incitait à " l’éradication ".

Il y a eu des fosses communes qui ont été découvertes aux quatre coins du pays : Kisangani, Kalemie, dans le Bas-congo. Les massacres étaient généralisés mais tant qu’aucune enquête n’est menée, il est difficile de préjuger du nombre de personnes tuées. Cela ne doit pas dépasser les 10 000 personnes. La situation, depuis le 2 août 1998, est beaucoup plus comparable à ce qui s’est passé au Rwanda en 1990 lorsque le FPR a déclenché la guerre. A savoir que l’on a enfermé une grande partie des Tutsi à l’intérieur de camps, de stades, etc., ... tout en procédant à des exécutions. On peut dire que nous sommes sur le chemin du génocide. C’est d’autant plus inquiétant que quelques milliers de civils tutsi sont encore détenus aux quatre coins du pays, principalement à Kokolo (Kinshasa) et au couvent de kigoma (Lubumbashi). Kabila va s’en servir comme d’un bouclier humain au cas où les rebelles voudraient prendre l’une de ces villes. Une petite précision : lorsque j’étais enfermé au camp Kokolo, nous étions six cents. Maintenant, il n’y en a plus que cent trente. Et demain ?

Liaison-Rwanda : Devant l’évolution de la guerre au Congo, pensez-vous que les négociations pourront faire évoluer les relations entre congolais (notamment après une tentative d’élimination d’une partie de la population) ?

Jean-Bernard Gervais : Comme vous devez vous en rendre compte les négociations n’ont jamais eu lieu. Kabila essaie de bluffer son monde. Il n’a pas envie de partager le pouvoir, ni avec l’opposition non armée ni avec les rebelles. Toutefois, en cas de négociations in extremis, le problème de la réintégration des Banyamulenge reste entier. Cela pourrait évoluer vers un apartheid de facto, ce qui n’est pas à espérer. (propos recueillis par T.L.)