IBUKA à Kacyiru

"Ils étaient autour de 10 000 à venir se souvenir des victimes du génocide de 1994 ce mercredi 7 avril à Gisozi (Commune Kacyiru). L’année passée plus de 20 000 victimes ont été enterrées dans la dignité au même endroit. La procession devait débuter à 8H00 devant l’église Sainte famille. Elle a commencé à 9H00. Arrivé sur le pont Poids lourds à Kinamba II, le responsable de Muhima a montré une fosse commune qui contiendrait autour de 60.000 victimes. Elles attendent d’être inhumées dans la dignité. Cinq ans après la fin du génocide on n’est pas encore au bout de la peine.

Les pancartes des manifestants mettaient en évidence leurs revendications : "Justice avant réconciliation", "Non aux révisionnistes non aux négationnismes", "cinq ans après... souviens-toi", "le pardon pour celui qui ne le demande pas n’est pas justice", "Souviens-toi, ne te décourage pas, lutte pour la vie", "Demande à ceux qui ont fait le génocide pourquoi ils l’ont fait" (...) La 5ème commémoration du génocide des Tutsi coïncide avec la déportation en cours des albanais du Kosovo qui s’opère en direct sur toutes les télévisions du monde. L’ampleur des atrocités serbes rappelle à suffisance l’immense supplice des Tutsi de 1994. D’un côté la déportation dans l’humiliation et la misère, mais une assistance organisée et efficace ; de l’autre côté la suppression pure et simple, pendant trois mois, de plus d’un million de victimes, devant l’indifférence du monde.

Le Rwanda en 1994, le Kosovo aujourd’hui, tous ces événements montrent que le 20ème siècle qui s’achève et le 21ème siècle qui s’annonce ne sont pas à l’abri des violences qui ont caractérisé les barbaries de l’humanité des époques passées malgré les progrès de la technologie moderne et les bonnes intentions déclarées."

IBUKA à Kibeho

"Parlant des séquelles du génocide, le Président Bizimungu [qui présidait à Kibeho les cérémonies de clôture de la semaine de deuil n.d.l.r.] a renouvelé le concours du gouvernement à l’assistance aux vulnérables parmi les rescapés et demandé, sur l’initiative d’un citoyen ancien Bourgmestre de Mubuga, à ce que les Hutu demandent collectivement le pardon aux Tutsi.

"En effet, a-t-il déclaré, s’il est vrai que tous les Hutu n’ont pas massacré les Tutsi, il est cependant avéré que le crime de génocide a été commis au nom des Hutu et nulle part dans le pays, des Hutu ne se sont pas constitués en groupe de résistance pour entraver le génocide". Les termes du président Bizimungu laissaient suggérer que ce geste symbolique de pardon et de compassion constitue un préalable à la réconciliation dans l’harmonie."

Mrg Misago était de marbre.

"Supposé être le père spirituel de la communauté catholique de Gikongoro, l’évêque Augustin Misago ne représente plus rien si ce n’est que sa propre personne fortement suspecte de très graves crimes contre l’humanité. Ce mercredi 7 avril, lors de la commémoration du Vème anniversaire du génocide, il a été, en effet, pris à partie par ses fidèles.

Poliment, mais fermement, ceux-ci ont exprimé leur désaveu de ce prélat qui s’est compromis sans aucune réserve avec les pires génocidaires. Mais devant une avalanche de témoignages accablant Misago dans les massacres de la paroisse, du collège et du Groupe scolaire Marie Merci, l’évêque est resté de marbre, réagissant seulement avec quelques tics aux accusations portées contre lui en série. Mgr Misago demeurera impassible jusqu’au bout se contentant de temps en temps de balancer en l’air, comme pour chasser une mouche imaginaire, ses énormes mains. "Blindé", c’est l’expression que l’un de mes collègues journalistes use pour désigner ce personnage. Pendant que des témoignages de l’implication de Mgr Misago dans le génocide dans son propre diocèse pleuvaient, Mgrs Rubwejanga et Ntihinnyurwa dissimulaient mal leur embarras et, devant l’évidence, l’un d’eux a avoué : "La culpabilité de Mgr Misago n’est pas tout à fait établi. Mais, au cas où des accusations portées contre lui sont vérifiées, la Justice devrait faire son devoir comme elle le fait à l’égard de n’importe quel citoyen coupable". Mais Misago lui-même fuyait la presse comme la peste. "Blindé", on ne dira pas mieux."[Deux semaines après cette altercation en pleine cérémonie, l’évêque Misago a été arrêté et transféré à la prison centrale de Kigali.

Régulièrement, tous les ans, au moment des cérémonies de commémoration du génocide, les langues se délient et des "officiels", souvent installés dans les tribunes sont pris à partie par des témoins rescapés. Cette année, c’est Misago qui en fut la principale victime n.d.l.r.] Kapiteni Antoine, Rwanda Libération, 19 avril 1999

IBUKA à Montpellier

Le parti pris d’une tribune composée essentiellement d’africains (voir notre photo). A Montpellier, plus de 150 personnes (la communauté rwandaise du Sud de la France (Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Valence et même Grenoble) et leurs amis) se sont retrouvé au Palais des Congrès pour se recueillir autour de témoignages de juristes, d’écrivains ou de journalistes. Le message de Nocky Djedanoune(voir ci-dessous), lu par Théogène Karabayinga, fut le préambule à des communications riches et chargées d’émotion par les conférenciers mais surtout l’occasion d’un échange très fructueux avec la salle, notamment avec les africains de Montpellier. Le repas, en fin de soirée, permit à chacun de partager ses émotions et de prolonger les échanges d’une façon conviviale. (T.L.)

IBUKA à Paris

Organisée dans l’enceinte de la Mairie du IIIe arrondissement de Paris, la cinquième commémoration du génocide a rassemblé les Rwandais de Paris, le 7 avril dernier. Pierre Aidelbaum, le maire, a ouvert la cérémonie par un discours dans lequel il expliquait sa sensibilisation au phénomène du génocide par sa propre expérience familiale. Lui succéda au micro le Président de la Communauté Rwandaise de France, qui rappela à son tour l’importance du "devoir de mémoire". La suite de la cérémonie, se déroulant dans une atmosphère de recueillement et d’émotion perceptibles dans la salle, consista en une alternance de discours, témoignages, chants et poésie par diverses personnalités telles que François-Xavier Verchaeve, Nocky Djedanoum, Mbabare Ngirente... La projection du récit des événements horribles vécus par Mathilde Muhongerwa, une rescapée du génocide, constitua le temps fort de la célébration. Modeste Rutabayire, le représentant de l’ambassade, prononça aussi quelques mots. Un "verre de l’amitié" clôtura la soirée qui comptait aussi des journalistes comme Madeleine

Mukamabano de RFI, Jean-François Dupaquier, Sharon Courtoux de l’association "Survie" ou des chercheurs, spécialistes de la région des Grands Lacs comme Jean-Pierre Chrétien. (B.S.)

Message de Nocky Djedanoum

"Vous dites que nous sommes tous des africains et vous venez nous voir seulement quatre ans après le génocide ?. Est-ce normal ? Et puis, vous êtes des écrivains, et vous ne pouvez pas nous dire que vous ne saviez pas que se préparait un génocide ici". Ces propos accusateurs étaient tenus par des élèves de Byumba, ville située au centre-nord du Rwanda, auxquels nous avons rendu visite en juillet 1998. La vérité, comme toujours, sort de la bouche des enfants. Que leur répondre, sinon que nous sommes là, devant eux. Et qu’il n’est jamais trop tard pour partager le deuil ? Enfin, quatre ans après, nous sommes venus nous recueillir, écouter, observer, essayer de comprendre et réfléchir ensemble sur ce qui faut appeler la tragédie culminante de l’Afrique. Oui, à l’instar des autres africains, à l’instar du reste du monde, nous sommes restés en ce mois d’avril 1994, enfoncés dans nos canapés ou cloués sur nos chaises à regarder, impuissants ou indifférents, les images indescriptibles et insoutenables que nous servaient nos petits écrans de télévision. (...)

Cette "guerre" entre deux "ethnies africaines" l’Europe et l’Amérique ont dit que ce n’était pas la leur. Elles lui ont tourné le dos, comment l’Europe et l’Amérique, deux maîtres auto proclamés et incontestés de la Terre ont-elles pu accepter ça ?

Comment les casques bleus de l’ONU raconteront-ils cette énième éclipse africaine à leurs enfants ? Que diront à leurs enfants les scientifiques qui observaient tout dans les détails ? Qui avaient étudié tout le processus de l’éclipse ? Que diront à l’histoire les médias qui furent les premiers à annoncer en direct l’éclipse ? Premiers à la couvrir, à la couper, à la découper et à la recouper, à la rapiécer, à l’agiter. (...)

A près tout, en tant qu’écrivains, qu’aurions nous fait de concret si nous savions, comme nous accusent les élèves de Byumba, que se tramait un génocide ? Chacun aurait peut-être poussé tout seul son cri de colère et d’indignation dans sa solitude exacerbée ; chacun aurait peut-être pris une plume pour écrire... Après tout, qu’est-ce que ça aurait changé chez le rwandais qui porte le deuil à l’intérieur de lui-même, d’apprendre que de loin, très loin, un écrivain ayant vu les images de cadavres à la télévision a été choqué, puis a écrit quelques poèmes pour se consoler, pour compatir ? Cette indignation, cette compassion auraient peut-être changé quelque chose si l’écrivain se déplaçait physiquement pour venir offrir son livre, pour ouvrir ce livre et lire quelques textes... A ne pas douter, les mots contenus dans le livre ne seraient plus ce qu’ils étaient, ils se feraient chair, ils auraient une âme, des poumons, des oreilles et des yeux. Quatre ans après, les images sont restées aussi vivaces, aussi troublantes dans nos esprits. Allons-nous continuer d’écrire nos livres, de réaliser nos films, de peindre, de composer de la musique comme si de rien n’était ? Allions-nous continuer de faire semblant d’ignorer que le drame rwandais a eu lieu sur le continent africain, et qu’il était de notre responsabilité de réagir avant le reste du monde ?

En juillet 1998, nous avons décidé de venir nous recueillir sur cette terre de mémoire ? Nous ne voulions plus nous laisser raconter le Rwanda que par les médias. Nous voudrions voir de nos propres yeux ce pays qui nous a marqués une fois pour toutes. Nous pensions trouver à notre arrivée un pays complètement délabré, sans maisons, sans arbres, un pays où la population est tombée "tout bas, si bas" qu’il serait impossible d’y vivre. A notre grand étonnement, nous avons découvert l’un des plus beaux pays d’Afrique avec son paysage de rêve, et surtout un pays où les hommes et les femmes, bien que traumatisés par le génocide, font preuve d’un courage exceptionnel, travaillant d’arrache-pied pour la reconstruction. Nous avons vu comment un pays où tout un peuple a été dénié, refoulé et cantonné dans l’exil tant intérieur qu’extérieur, est en train de renaître.

Non, ce n’est pas de l’angélisme. Car dans le même temps, le Rwanda est probablement le pays d’Afrique qui est confronté aujourd’hui aux pires difficultés, non seulement socio-économiques mais aussi existentielles. Comment résoudre la question de la nouvelle identité rwandaise où la manipulation politique et la caractérisation ethnique, principales causes du génocide, n’auraient plus pignon sur rue ? Comment rendre justice dans un pays où les bourreaux et victimes cohabitent ?

S’il est vrai qu’il faut tenir compte des spécificités locales, régionales et nationales des crises qui secouent l’Afrique, il n’en demeure pas moins vrai que l’observation et l’analyse minutieuses du génocide des Tutsis du Rwanda doivent permettre aux africains de mieux comprendre certaines pesanteurs de leurs propres situations et de prévenir d’autres massacres. De ce point de vue, le cas rwandais est bel et bien un paradigme. Aussi indicible qu’il soit, le génocide du Rwanda doit éclairer le chemin du retour aux sources africaines, non pour nous figer dans le passé -c’est même impensable de l’imaginer- mais pour re-visiter les valeurs qui faisaient la force et la faiblesse des Etats africains. (...)

Oui, les souffrances endurées par les rwandais n’ont rien d’imaginaire. C’est sans doute cette vérité qui les ont amenés à nous demander comment la littérature, qui relève de l’imaginaire, voire du "mensonge", pourrait prétendre traduire avec toute la fidélité historique la mémoire du génocide d’avril1994 ? Avec toute la bonne foi qu’on voudrait y mettre, ne va-t-elle pas, malgré tout, édulcorer ce "mal absolu" ? (...) Non, pour les écrivains comme pour tous les créateurs, le destin de l’Afrique ne porte pas l’estampille de la fatalité. Comme le souligne Alioune Diop, "nous sommes des hommes de culture, donc de réflexion et de création. Nous sommes par vocation bâtisseurs de beauté et messagers de justice et de fraternité. Nous tissons et meublons l’univers humain de ces formes magiques qui sont fondement et armature de la nouvelle société. La violence et le chaos sont exclus de nos perspectives. Nous sommes hommes de dialogue, de ce dialogue qui mobilise et engage le meilleur de l’homme à la rencontre de l’homme". Auteurs anonymes ou reconnus, animés par le dialogue, horrifiés par la violence et le chaos, nous nous sommes assignés le devoir de parler au nom de ces centaines de milliers de morts, de soustraire à l’oubli leurs visages et de rallumer, si possible, la flamme de l’humanité pour qu’ils ne meurent pas une seconde fois. (...) Dans cette région des Grands lacs où nous avons bu jusqu’à la lie et jusqu’à l’ivresse notre échec africain, nous faisons le pari d’exhumer les mots d’amour. Nous ne sommes ni sociologues ni historiens, notre ambition est de pousser encore plus forts et plus hauts nos cris d’indignation. Des cris qui déchirent le silence et qui redonnent l’espoir. (...) Nous sommes loin de prétendre que les livres que nous nous sommes engagés à écrire vont changer le visage du Rwanda comme par un coup de bâton magique ? Cependant, une chose est sûre, ces écrits contribueront à revaloriser la notion de la vie humaine. (...)

Cette flamme de la vie qui n’est pas ici un fantasme, toute l’humanité a le devoir de l’entretenir. Et je brûle d’envie de dire au voyageur qui passe, la tête lourde de préjugés : "Regarde dans les rues de Nyamirambo. Regarde les champs de patates douces et de pommes de terre. Ouvre les yeux et lis les mystères de la nature. La vie rôde dans les bananeraies. Elle rase les murs. Elle est voilée, mais elle est bien là. Elle vagit autant que gronde le tonnerre, autant que tombe la pluie. Elle est sur terre, elle est dans l’air. Elle voyage à travers les collines, sans répit. Elle recherche le soleil qui n’appartient à personne.

Regarde comme elle est fragile. Fragile à nos pieds comme la terre trahie d’où nous apostrophent les centaines de milliers de morts. Es-tu prêt à accompagner cette vie balbutiante qui renaît de ses cendres ? Es-tu prêt à lui ouvrir les bras ? Sais-tu qu’elle a besoin de ton nouveau regard, de ta nouvelle voix, de tes nouvelles caresses ? A toi de savoir lire dans le silence de son regard pudique. Dans cette gestuelle esquissée, sais-tu qu’elle sollicite ton humanité ? N’attends pas qu’elle vienne te prendre par la main. D’ailleurs, ce serait trop tard. Ce n’est pas parce qu’elle est dans le besoin d’exister qu’elle a tout perdu de sa dignité profonde. Ce n’est pas parce qu’elle a tout perdu dans cette absurdité qu’elle manque du petit brin d’amour-propre. N’est-ce pas ce qui reste quand on a tout perdu ? Ce fil de chair qui nous rattache encore aux autres, pourtant prêt à rompre ?"

L’Afrique de demain est entrain de se bâtir à partir du Rwanda. Le contraire serait sans doute une nouvelle insulte à la mémoire des morts. Nous avons le devoir de raconter aux autres africains et au reste du monde le drame de ce pays et la lutte acharnée que mène la population pour en sortir. Nous avons le devoir de faire parler nos émotions au regard des tas et des tas d’ossements humains que nous avons visités sur les différents sites du génocide. Nous avons le devoir de sauvegarder cette mémoire pour que jamais nulle part ailleurs, ne se reproduise une telle barbarie.

Oui, nous sommes en quête de cette lumière jailli d’une confrontation d’idées. Une lumière aux couleurs des "Afriques" forcément contradictoires. A force de chercher cette lumière jour après jour, nous finirons par trouver la source. C’est notre seul rêve. Nous avons la chance d’y croire encore.

Nocky Djedanoum, écrivain tchadien, initiateur du projet "Rwanda : écrire par devoir de mémoire"