M. Van Espen retrace l’instruction qu’il a menée du 12 décembre 1988 au 6 février 1991 et qui a conduit à la condamnation de M. Pietro Maltese, alias Norman William, gourou de la secte Ecoovie (voir également partie 4 du présent rapport), à trois ans de prison et 2 000 francs d’amende par défaut. Le jugement retient notamment une série de faux et usage de faux, détournement de fonds et escroquerie. Les attendus du jugement soulignent " que l’examen du dossier démontre clairement que le prévenu a mis sur pied un mécanisme de délinquance spécifique, parfaitement structuré et international, dont il connaissait tous les rouages ; que ce prévenu entraîne également par son activité d’autres personnes à commettre des infractions, qu’il abuse et trompe de manière systématique la confiance d’autrui, mettant ainsi gravement en danger la sécurité indispensable qui doit protéger les relations financières (...) ".

Préalablement, Norman William semblerait également avoir eu des ennuis avec la justice canadienne et française.

Tout comme le témoin précédent, M. Van Espen insiste sur le fait que son instruction n’était pas dirigée contre la secte. C’est en effet à l’occasion de cette instruction qu’il a collationné bon nombre de renseignements sur la manière dont pouvait s’organiser une secte et quels en étaient les dangers.

Le mode de vie des membres de la secte Ecoovie s’inspire des traditions indiennes ; ils professent un discours écologique et pacifiste. Ils vivent dans des conditions d’hygiène déplorables, sont soumis à des jeûnes répétés de sept jours, ne sont autorisés à dormir que quelques heures par jour et travaillent sans aucune protection sociale. Tout cela conduit à une déstructuration de leur personnalité, à un déséquilibre tant physique que psychique.

La saisie de certains documents et photos peut également faire penser à l’existence d’un réseau de pédophilie. Aucun fait n’a cependant pu être prouvé.

En France et en Belgique, Norman William et un de ses associés, M. Keteleer, ont créé une série d’associations, A.S.B.L. et sociétés commerciales. Ces associations à caractère écologique n’ont aucune activité réelle si ce n’est d’attirer la sympathie de scientifiques, religieux, médecins, diplomates, personnes proches des Communautés européennes, ... et de s’infiltrer dans des associations officielles. En marge de ces activités, ils auraient travaillé pour le compte d’un homme d’affaire libanais impliqué dans des fournitures de matériel militaire et d’uranium à l’Iran. Dans le cadre de cette affaire, un certain nombre de " promissory notes ", dont l’authenticité est douteuse, auraient été retrouvées en possession des deux hommes pour un montant de 420 millions de francs belges.

M. Van Espen relève cinq incidents qui ont émaillé l’instruction et qui ont pu en altérer le résultat :

1- la gendarmerie de Bruxelles a établi un procès-verbal initial, dénonçant des faits en relation avec Ecoovie et sollicitant la mise à l’instruction de ce dossier. Le procureur du Roi a cependant décidé de laisser le dossier à l’information. Lorsque Norman William fut placé sous mandat d’arrêt quelques mois plus tard et qu’une perquisition eu lieu, un premier nettoyage avait déjà été fait ;

2- la chambre des mises en accusation a libéré Norman William le 10 avril 1989. Comme il était sous le couvert d’un arrêté d’expulsion, M. Van Espen s’est adressé à l’Office des étrangers afin de retarder celle-ci. Malgré les assurances reçues, le prévenu avait quitté le territoire vingt-quatre heures plus tard ;

3- sur l’ordre du commissaire Navez de Tilff, des documents prélevés au château de Saint-Val, racheté par Norman William, ont été en partie brûlés, en partie jetés dans une rivière toute proche, avant toute perquisition. Le commissaire a été condamné à six mois de prison en première instance ;

4- M. Van Espen a adressé une commission rogatoire au procureur du Roi afin de vérifier l’authenticité de " promissory notes " émises par les autorités indonésiennes et retrouvées en possession de M. Keteleer. Des responsables de la Chancellerie lui ont demandé d’en reporter l’envoi suite à la négociation en cours d’un contrat entre la Belgique et l’Indonésie pour le placement d’un métro à Djakarta. La commission rogatoire ne fut jamais exécutée ;

5- M. Van Espen n’a pu instruire, à proprement parler, la vie associative de ce mouvement sectaire, car ce point ne figurait pas dans sa saisine. Il souligne également qu’il n’était pas compétent territorialement pour instruire des délits commis à l’étranger.

Le témoin indique, par ailleurs, qu’il existe actuellement une franche collaboration entre les pouvoirs judiciaires et la Sûreté de l’Etat. Il constate que le phénomène des sectes est extrêmement difficile à définir en raison de sa structure, des thèmes développés, de ses facettes et activités variées, à la fois officielles ou officieuses, légales ou illégales. Selon lui, l’ensemble des critères de dangerosité définis par la commission d’enquête française peuvent s’appliquer à la secte Ecoovie : déstabilisation mentale et captation de sentiments par le charisme du gourou et les thèmes qu’il développe, exigences financières et instigation d’adeptes à commettre des escroqueries, rupture induite de la société et de la famille, atteintes à l’intégrité physi-que, embrigadement des enfants et problématique de la captation psychologique, discours antisocial et re-jet de la vie moderne, recours à des moyens illégaux (escroquerie, faux et usage de faux, abus de confiance), détournement des circuits économiques traditionnels (cf. promissory notes), structure des A.S.B.L. et des sociétés commerciales et tentative d’infiltration des pouvoirs publics (via la " Fédération mondiale des villes jumelées ").

Dans les mécanismes développés par les sectes, on tente d’aliéner et de barrer la route aux droits fondamentaux visés à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et au titre II de la Constitution belge (principalement les articles 11, 16, 19, 22, 23 et 27).

Selon M. Van Espen, notre arsenal législatif est complet et permet de sanctionner les délits commis en matière de famille : l’abandon, la non présentation, le rapt d’enfants, l’abus de confiance, l’art de guérir, l’association de malfaiteurs, la calomnie, les coups et blessures, volontaires ou non, le recel, les faux et usages de faux, l’attentat à la pudeur, le viol, la prostitution, l’outrage public aux bonnes moeurs, la non-assistance à personne en danger, les délits en matière de stupéfiants, le non-respect de la législation sociale, etc. Cet arsenal juridique a encore été renforcé récemment, notamment par la loi du 17 juillet 1990 modifiant les articles 42, 43 et 505 du Code pénal et y insérant un article 43bis (Moniteur belge du 15 août 1990) (champ d’application le plus large possible en ce qui concerne l’infraction à la base du blanchiment de capitaux) et la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive (Moniteur belge du 14 août 1990) (le délai de prescription en matière de faux a été porté à 5 ans).

S’inspirant de l’article 31 de la loi française du 9 décembre 1905 relative à la séparation des églises et de l’Etat, ainsi que des articles 322 et suivants (association de malfaiteurs), 491 (abus de confiance) et 496 (escroquerie) du Code pénal, le témoin suggère d’insérer une disposition spécifique dans ce Code visant :

1- à protéger les victimes des dérives sectaires ;

2- à sanctionner le non-respect de nos libertés, notamment celles inscrites au titre II de la Constitution coordonnée ;

3- à sanctionner les personnes en charge de l’organisation financière de ces mouvements.

Cette disposition pourrait être insérée au titre VI du Code pénal, intitulé " Des crimes et des délits contre la sécurité publique ", chapitre I er : " De l’association formée dans le but d’attenter aux personnes et aux propriétés ". Elle pourrait être libellée comme suit :

" Seront punis d’un emprisonnement de deux à cinq ans et d’une amende de ... francs belges ou d’une de ces deux peines seulement, ceux qui, par voie de fait, violences, menaces ou manoeuvres de déstabilisation psychologique contre un individu, soit en lui faisant craindre d’exposer à un dommage sa personne, sa famille, ses biens ou son emploi, soit en abusant de sa crédulité pour le persuader de l’existence de fausses entreprises, d’un pouvoir imaginaire ou de la survenance d’évènements chimériques, auront porté atteinte aux droits fondamentaux visés au titre II de la Constitution coordonnée, en l’ayant déterminé ou contraint à faire partie ou à cesser de faire partie d’une association à caractère religieux, culturel ou scientifique, à adhérer ou ces-ser d’adhérer à une croyance ou une idéologie, à contribuer ou cesser de contribuer à l’activité et au financement de semblable association. "

Si l’on se dirigeait vers cette solution, il y aurait également lieu d’apporter une modification à l’article 10ter du Code d’instruction criminelle (dans le cas d’Ecoovie, M. Van Espen avait connaissance de faits pour lesquels il n’était pas compétent territorialement).

Enfin, le témoin formule les suggestions suivantes :

1) charger certains organismes ministériels communautaires ou régionaux de collationner tous ren-eignements utiles sur les sectes ;

2) informer la population du danger des sectes via les médias et les milieux scolaires ;

3) sur le plan administratif, renforcer les contrôles exercés sur les A.S.B.L., tant au niveau comptable qu’au niveau du respect de l’objet social ;

4) sur le plan judiciaire, accroître les échanges d’informations, tant au niveau national (gendarmerie, police judiciaire, polices locales et Sûreté de l’Etat) qu’au niveau international (Europol, Interpol) ;

5) inviter les parquets à être plus sensibles à la problématique des mouvements sectaires ;

6) permettre aux associations de défense des victimes de se constituer partie civile ;

7) organiser l’aide aux victimes.


Source : Chambre des Représentants de Belgique http://www.lachambre.be