Sous le titre La montée du FN, 1983-1997, Roland Gaucher vient de publier le second tome des Nationalistes en France (éditions Jean Picollec, 1997, 448 p., 180 F).

UN PARTISAN DU NATIONAL-POPULISME

Constatant que l’électorat du FN est majoritairement populaire, Roland Gaucher préconise une adaptation politique et structurelle à cette réalité : agit-prop et candidature médiatique dans les quartiers populaires, stratégie d’infiltration dans les milieux syndicaux, " socialisation " du discours frontiste notamment en direction de la classe ouvrière (" c’est elle qui est en première ligne dans le combat quotidien contre les immigrés "), rejet de toute alliance avec la droite bourgeoise, voire désistement éventuel pour la gauche au second tour des élections lorsque le candidat frontiste ne peut pas se maintenir (lui-même se félicitant d’avoir voté Mitterrand en 1988 et Jospin en 1995, et déclarant ne pas le regretter, puisque " après la déclaration de Chirac avouant, ce que n’avait jamais fait De Gaulle, la responsabilité de la France dans son attitude à l’égard des juifs sous l’occupation, Jospin a observé au moins pendant quelques jours un certain silence, contrairement à Rocard ").

Ce courant de pensée fut d’abord incarné au FN par les survivants de la collaboration : outre Roland Gaucher, Victor Barthélemy (cofondateur du FN qui fut ministre de Pétain, décédé), et André Dufraisse (qui porta l’uniforme SS dans la LVF, décédé) étaient tous deux des anciens du PPF, " formés par une école communo-fasciste " ; Pierre Bousquet, Jean Castrillo sont des anciens SS. Le flambeau du populisme fut ensuite porté par les ralliés du solidarisme : Michel Collinot, et surtout Jean-Pierre Stirbois. Aujourd’hui, il n’est plus guère représenté au Bureau politique que par la veuve de Dufraisse, Martine Lehideux, et celle de Stirbois, Marie-France Stirbois. Peut-être aussi par le couple Baeckeroot. Le national-populisme continue néanmoins de s’exprimer dans les médias, notamment dans Rivarol, National Hebdo et bien sûr dans Militant.

Son objectif est clair : retrouver " le souffle originel du fascisme ", " un fascisme qui ne cadre guère avec le fascisme embourgeoisé de Mussolini entre les deux guerres ", mais qu’illustre bien " le programme de la République de Salo ". Le livre s’achève sur ces termes : " L’avenir nous dira si une nouvelle conjonction entre le nationalisme français, les forces ouvrières et les exclus du chômage pourra s’affirmer et renouer, contre le mondialisme, avec les tentatives du "Faisceau", de la République de Salo et du péronisme. À l’intérieur du Front national ou en dehors de lui. "

UN MILITANT CONTRE DES COURTISANS

Pour Gaucher, si l’échec relatif du national-populisme est du pour partie à la montée en puissance des " modernes ", cadres " respectables " issus des rangs de la droite, notables de provinces propulsés en tête de liste aux élections, il est avant tout imputable à l’incapacité structurelle de la direction du FN de prendre la mesure de l’enjeu " populaire ".

L’auteur estime en effet que " le problème, qui se pose encore aujourd’hui, c’est qu’il a toujours été impossible d’ouvrir un débat vraiment authentique à l’intérieur du parti " : " Le Comité central n’est qu’un simulacre ; le Conseil national a provoqué des discussions assez libres -voire assez vives- mais il n’est pas habilité à prendre des décisions. Le Bureau politique ? Le Pen. La Commission de discipline, c’est Le Pen. La Commission électorale, c’est Le Pen encore. Le DPS est à sa botte. La plupart des organisations annexe relèvent en définitive de son autorité " (p. 245). " À son autorité, hyper centralisatrice, il n’existe pratiquement pas de contrepoids dans les organes dirigeants. Les fédérations départementales pourraient peut-être jouer ce rôle : à condition que des secrétaires départementaux restent en place pendant plusieurs années. "

Roland Gaucher consacre notamment de nombreuse pages au Bureau politique (BP), d’où il ressort assez nettement que " le BP est une chambre d’approbation de Le Pen ". Les décisions essentielles (comme la sélection des candidats aux européennes de 1989, la position à adopter pour le second tour de la présidentielle en 1995, les contacts internationaux) sont prises directement par Le Pen, éventuellement au terme de négociations individuelles à Montretout. Car, si la très grande susceptibilité du " menhir " interdit de facto toute opposition au BP à la ligne adoptée par le chef, nombreux sont les dirigeants lepénistes qui savent, en rivalisant de flagornerie et d’obséquiosité envers leur président, lui faire endosser telle où telle décision. Gaucher est particulièrement critique sur ce mode de fonctionnement : " Le Pen a délibérément adopté un comportement comparable à celui de Louis XIV : Montretout, qui demeure son domaine favori, où il travaille, reçoit, rédige ou fait rédiger des communiqués, en compagnie d’une équipe réduite (chef de cabinet, secrétaire à la communication, attachés de presse), c’est Versailles " (p. 243). " Le Front est une monarchie absolue qui ne s’avoue pas comme telle " (p. 331). " Ce serait plutôt le Bourgeois gentilhomme. Il vit à Montretout cinq jours sur sept, au milieu d’un cercle de mamamouchis "clodo" [...] autrement dit, habitants ou courtisans de Saint-Cloud " (p. 244).

Au rang des anciens " mamamouchis " tombés en disgrâce : Pierre Ceyrac, Olivier d’Ormesson, de Chambrun, Lorrain de Saint-Affrique. Le Chevallier en fut, mais " aujourd’hui qu’il a emporté la mairie il a en plus hérité d’une grosse tare : il est maire, et le Bourgeois gentilhomme ne l’est pas. Tare partagée en son temps par Marie-France Stirbois, qui s’est permis de se faire élire député " (p. 245) (Notons toutefois que cette défiance, que nourrissait notamment les excellents rapports de Le Chevallier avec le préfet Marchiani, semble s’être dissipée).

Gaucher prend vigoureusement à partie ces courtisans : Jean-Marc Brissaud, qui fut chargé de la coordination des parlementaires européens frontistes (" Pratiquement, il était là uniquement pour le service de Le Pen et ne se privait pas de nous le faire savoir "), et dont la femme travaille directement au cabinet de Le Pen. L’auteur, qui l’avait connu au PFN, ne l’a " jamais piffé " : " De même que, du temps du PFN, on ne le voyait jamais dans les bagarres ou les manifestations de rue, de même, il n’adhéra jamais au Front dans les temps difficiles " (p. 43). Martial Bild en prend pour son grade : " Il suffisait de l’observer lors des meetings, des conférences de presse, des colloques divers, en train de papillonner autour de la personne de Le Pen : "Ah ! J’étais ému aux larmes ! J’en ai parlé à ma fiancée, elle était comme moi. Anéantie ! Littéralement anéantie ! Oh ! Président, vous vous êtes assez dépensé comme ça pour la France ; laissez-moi porter votre serviette ! " Idem pour Carl Lang : " C’est "La voix de son maître" " (p. 244), et s’il fut propulsé à la tête du secrétariat général à la mort de Stirbois, c’est que " le gentil Carl ne gênait personne ". " Il [Le Pen] était assuré d’avoir un collaborateur direct qui exécuterait ses quatre volontés. " Jean-Michel Dubois, l’homme des contacts financiers ? " Mamamouchi pur jus. Détesté par beaucoup. " À commencer, bien sûr, par Gaucher lui-même : " Je me méfiais d’instinct de Dubois. Je n’aimais pas sa face de crapaud. je détestais tout de suite sa servilité "clodoaldienne" " (p. 207). Selon Roland Gaucher, Bruno Raccouchot (directeur de cabinet de Le Pen), Alain Vizier (attaché de presse), François-Xavier Sidos, Jean-Pierre Reveau, Dominique Chaboche, Sophie Brissaud et bien sûr les deux Bruno, Mégret et Gollnisch, complètent cette fine équipe qui, au domicile privé de Le Pen, à force de servilité réelle ou " diplomatique ", dirige réellement le FN.

UN TÉMOIGNAGE ÉCLAIRANT

Sur le fond, ce livre n’apporte pas de révélations. Roland Gaucher, à l’écart du FN depuis 1993, est même sur certains points très en retard par rapport à l’actualité : en témoignent les lignes qu’il consacre à la situation politique en Italie, à la presse " nationaliste ", à l’affaire de Carpentras... De même, il n’analyse presque pas le " tournant " social récent du FN, alors que celui-ci répond pour partie à l’un des griefs majeurs que l’auteur nourrit à son encontre.

Plus surprenant encore est le recours systématique à des sources hostiles au FN pour décrire ce qu’il est pourtant censé avoir vécu de l’intérieur (sur Stirbois, sur les liens du FN avec la secte Moon, sur le GRECE et la nouvelle droite, etc.). Roland Gaucher, qui joue par ailleurs les importants et clame son indépendance, semble au fond régler ses comptes avec ses pairs à la direction du parti, sans paraître comprendre mieux que les observateurs extérieurs une réalité qu’il contribue à animer.

Quoi qu’il en soit, ce livre apporte un éclairage précieux sur les dirigeants du FN : personnalité, activité, réseaux et soutiens de la plupart d’entre eux. Les clivages internes au FN y apparaissent dans toute leur complexité : opposition idéologique, querelles de personnes ou d’appareils s’y croisent et s’y contredisent même parfois. " Cathos-tradi " contre " paiens-grécistes ", mais aussi " anciens " contre " modernes ", " ethniscistes " contre " nationalistes ", partisans et adversaires d’une alliance avec la droite, pro et anti-américains (ou palestiniens), populistes contre embourgeoisés, " clodoaldiens " (les courtisans de Le Pen à sa villa de Montretout, à Saint-Cloud) contre la " fronde " du Paquebot (le siège du FN, dans le bas de Saint-Cloud)... sont autant de " fronts " par rapport auxquels les uns et les autres se positionnent.

Enfin, ce témoignage vaut aussi pour la candeur avec laquelle l’auteur énonce certaines réalités frontistes que le FN, en quête de respectabilité, s’efforce de dissimuler. Pour évoquer les talents de tribune de Le Pen, il lui vient spontanément sous la plume la comparaison qui s’impose, avec " deux orateurs hors pair : Hitler et Goebbels ". L’attachement des lecteurs de Rivarol à leur revue l’émeut : " Ces lecteurs sont des fidèles du maréchal Pétain, de Vichy, des anciens combattants de la LVF, de la Waffen SS ou de la Milice " (p. 273). Évoquant la collaboration des partis nationalistes au sein du groupe parlementaire européen, il écrit avec simplicité : " En principe, tant avec les héritiers du fascisme italien qu’avec le député grec [Dimitriadis], tout aurait dû marcher comme sur des roulettes " (p. 44).

Il s’accorde avec Thiriart sur le fait que " le terrorisme seul ne suffit pas : il faut que l’action terroriste soit relayée par l’information " (p. 307). A cet égard, il se fait même donneur de leçon : " À propos de violence, il convient de souligner que les Skins ont eu de multiples affrontements avec les Beurs ou les Blacks. Or, leur apparence extérieure : crâne rasé, tatouages, habillement... correspond au port d’un uniforme. Bon moyen d’être repérés et fichés par les services de police. Un mouvement révolutionnaire ne peut exclure le recours à la violence dans certaines circonstances. Mais la première condition à exiger de ceux qui en feront usage, c’est de tout faire pour passer inaperçus " (p. 317).

Au sujet de l’assassinat de Brahim Bouraam, le 1er mai 1995, qui avait été jeté à la Seine par des Skins venus dans les cars du FN participer à leur manière au grand défilé annuel du parti, il rappelle qu’un débat avait eu lieu au sein du BP quant à l’opportunité de dénoncer aux Renseignements généraux les criminels que le DPS n’avait eu aucun mal à identifier. Pour Gaucher, comme pour certains membres du BP de l’époque, s’il convient de " ramener à sa juste dimension " le crime commis, la collaboration du DPS et de la police semblait plus problématique : c’est, carrément, " l’héritage "fasciste" du FN qui est en cause ". Car, comme le disait un lecteur de National Hebdo, " la délation est vile et, venant du Front à l’encontre d’un Français, elle est révoltante ".