L’entrée, sans coup férir, de l’armée birmane dans Ho Mong, quartier général de la Mon Tai Army (MTA) de Khun Sa, à l’aube du 1er janvier l996, a constitué une surprise de taille pour tous les spécialistes de la situation birmane, et même pour certains cadres de l’organisation du "roi de l’opium". Ce dernier a ainsi été l’auteur d’un nouveau coup de théâtre qui met, du même coup, un terme brutal aux velléités de révolte armée de l’ethnie Shan contre la dictature militaire (SLORC). La reddition sans combattre de la puissante MTA, dont l’armée birmane a traversé tout le territoire avant de parvenir à Ho Mong, a été précédée de longues tractations. Leur teneur reste encore l’objet de spéculations, en particulier en ce qui concerne le sort réservé à Khun Sa lui-même. Une seule certitude peut être acquise à la lecture des communiqués officiels birmans : Khun Sa ne sera jamais extradé comme le demandaient les autorités des Etats-Unis qui avaient même mis sa tête à prix à hauteur de 2 millions de dollars. La "trahison" dénoncée par certains des lieutenants les plus nationalistes de Khun Sa, est le résultat d’un processus de plusieurs mois durant lesquels ses ambitions démesurées et son orgueil ont été mis à mal par une série d’événements. Alors que l’organisation politico - militaire qu’il avait mise sur pied ne cessait de se renforcer et de s’élargir (La Dépêche Internationale des Drogues n°37), les déc"s successifs de leaders nationalistes Shan bénéficiant d’un large prestige (Long Khun Maha, Korn Jerng, Say Leik), qu’il avait réussi à rallier, affaiblissaient son image de dirigeant politique Shan au profit de celle de "Roi de l’opium". Le lâchage, à la suite de pressions des Etats-Unis, d’une partie de ses appuis thaoelandais matérialisé par un quasi blocus de la frontière thaïlandaise le long de l’Etat Shan, lui a fait prendre conscience qu’il ne pourrait jamais jouer un rôle politique important dans son pays en tant que leader d’une minorité ethnique. Des dissensions sont apparues dans son propre mouvement, à l’initiative de jeunes officiers nationalistes de la MTA qui contestaient ouvertement une direction dominée par des sino-Shan à qui il était en particulier reproché de sacrifier la lutte contre les Birmans au trafic de l’hérooene. La mutinerie déclenchée, en juin l995, par son fid"le lieutenant Kan Yot, qui provoqua la dissidence de quelques milliers d’hommes, lui a fait redouter d’être la victime d’un putsch interne à la MTA. Cette situation l’avait personnellement atteint et il avait exprimé à plusieurs reprises à ses fid"les, ses craintes de la vieillesse et de la mort. Ce satrape allait même jusqu’à faire des retraites dans des temples bouddhistes. Il joue ainsi un mauvais tour à tous ceux qui l’avaient lâché ou doutaient de lui. Il a commencé par rendre publics ses états d’âme tout en abandonnant formellement la direction de son organisation politique, le Shan State National Council, et de la MTA, en novembre l995. Cela lui a donné le temps d’achever des négociations secr"tes amorcées avec les militaires birmans. La reddition des 18 000 hommes de la MTA, qui devraient se transformer en milice gou - vernementale, permet au SLORC de faire disparaître la menace de la plus puissante des armées rebelles et de redorer son blason aux yeux de l’opinion internationale. D’autant plus que le sud de l’Etat Shan où opérait l’armée de Khun Sa est au coeur de vastes enjeux économiques, comportant en particulier des projets de construction de barrages hydroélectriques sur le fleuve Salween (La Dépêche Internationale des Drogues n°46). Les Chinois qui font d’importants efforts pour pénétrer dans cette région sont particuli"rement intéressés par ses ressources énergétiques. Or, depuis la fin des années 80, Khun Sa a entretenu avec eux des contacts très discrets. Lorsqu’il a proclamé unilatéralement l’indépendance de l’Etat Shan, en décembre l993, il avait pris soin d’en informer préalablement l’ambassade de Chine populaire à Bangkok. Des rumeurs font précisément état de l’intervention d’un médiateur chinois lors des négociations qui ont abouti à la reddition de Khun Sa. Ce médiateur a approché le SLORC en novembre l995 à travers le général Tin Htut, patron de la région militaire de l’Est, l’Eastern Command, basée à Taunggyi, en vue de l’envoi d’une délégation à Rangoon, conduite par l’oncle et confident de Khun Sa, Khun Seng. A Rangoon, la délégation a eu pour interlocuteur privilégié le général Maung Aye, commandant en chef de l’armée et vice - président du SLORC. Déjà, en octobre l988, Maung Aye, à la tête de l’Eastern Command, avait négocié avec Sao Falang, le bras droit de Khun Sa, des accords sur le trafic du teck et de la drogue. Ils impli - quaient le versement par ce dernier d’énormes sommes d’argent avec pour engagement des deux parties de ne pas rechercher délibérément l’affrontement. En 1989, un des conseillers de Khun Sa admettait qu’il était plus efficace et fi - nalement moins onéreux de payer très cher le haut commandement régional birman que d’user ses forces dans une guerre sans fin comme le faisaient les Karen. D’autres généraux, tels que Aye San qui commandait l’Eastern Command en l984 et Saw Maung, l’ancien président du SLORC, ont aussi bénéficié de ses largesses. Il est probable que les informations qu’il détient sur l’implication dans le trafic de drogues de hauts dignitaires du régime birman, et les investissements qu’ils effectuent avec leurs énormes bénéfices, sont à présent pour Khun Sa la meilleure garantie du respect de l’accord négocié. De fait, Khun Sa paraît assuré de continuer à couler des jours tranquilles et d’investir dans le développement de l’économie birmane (même si l’on ne peut exclure un jugement, suivi d’une peine de principe). Les toasts qu’il a portés en compagnie des militaires birmans venus en délégation dans son fief apr"s sa "chute", permettent de penser que l’accord conclu satisfait les deux parties. Il faut à ce propos se souvenir du cas de Lo Hsing Han, autre roi de l’opium, contemporain de Khun Sa, arrêté en Thaoelande en l973, extradé en Birmanie, condamné à mort (pour trahison et non pour trafic de drogues), puis gracié et libéré en 1980. C’est aujourd’hui un entrepreneur qui a pignon sur rue à Rangoon et joue un rôle clé en tant qu’intermédiaire entre les ex-insurgés wa et la minorité chinoise du Kokang d’une part et les généraux du SLORC d’autre part. Il passe en outre pour être l’homme d’affaires attitré de Khin Nyunt, chef des services secrets et homme fort de la junte. Il est donc vraisemblable que l’on a assisté à une simple passation de pouvoir et que les réseaux de Khun Sa, en échange de juteuses royalties, vont désormais fonctionner sous le contrôle exclusif des militaires birmans. Cela leur permettra en particulier d’entretenir quelques milliers d’homme de la MTA qui seront retenus dans les milices gouvernementales et qui pourront continuer à assurer sur place la sécurité de Khun Sa. Reste à savoir quelle va être la réaction de la communauté internationale, en particulier des Etats-Unis, à ces accords. Jusqu’ici Khun Sa servait d’utile bouc - émissaire pour éviter de mettre en cause le SLORC. Les Wa qui, avec l’accord de Rangoon, contrôlent pourtant la plus importante zone de production, étaient épargnés par les critiques américaines, sous le prétexte qu’ils menaient dans le Loi Lem, sur la fronti"re thaïlandaise, le combat contre Khun Sa pour le compte de la junte birmane. L’administration américaine, par la voix de Winston Lord, secrétaire d’Etat adjoint pour l’Asie orientale et le Pacifique, a renouvelé la demande américaine d’extradition de Khun Sa, qualifiant la passation d’un accord entre celui-ci et le SLORC de "grave échec pour la lutte contre la drogue dans tous nos pays". Reste à savoir si ces déclarations seront suivies de mesures coercitives mettant en cause les investissements en cours de réalisation par des compagnies comme UNOCAL (Etats-Unis) associée à Total (France) pour la mise en production d’un gisement gazier off shore dans le golfe de Martaban et la construction d’un gazoduc sur le territoire birman. Les Etats-Unis oublieront - ils rapidement Khun Sa.. . pour mieux montrer du doigt l’United Wa State Army, qui risque désormais de jouer le rôle d’îennemi public" ? Jusqu’à ce que le SLORC l’oblige, à son tour, à lui céder de nouvelles parts de marché (envoyé spécial de l’OGD en Birmanie).

(c) La Dépêche Internationale des Drogues n° 52