France, Tchad, Soudan, au gré des clans

Dossier noir n°3, par Agir ici et Survie, sous la direction de François-Xavier Verschave, L’Harmattan éd., 1995.

 Avant-propos : Que fait la France au Tchad et au Soudan ?

 Khartoum : le régime militaro-islamiste, tel qu’en lui-même

 Les séductions d’el Tourabi et la revanche de Fachoda.

 Soudan : quelques repères chronologiques (1953-95)

 N’Djaména : Déby, entre Mobutu et tchador.

 Tchad : la "métropole" sans boussole

 Tchad : quelques repères chronologiques

 Services secrets : l’intoxication

 Conclusion : quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites...

Les huit années de présidence d’Hissein Habré (1982-1990) furent ponctuées d’exactions et de massacres : le magistrat Mahamat Hassan Abakar a dénombré 40 000 personnes tuées ou disparues [1]. La " Piscine " de N’Djaména, tenue par la DDS (Direction pour la Documentation et la Sécurité), fut le lieu de tortures difficilement imaginables. En 1984, le Sud tchadien connut la dévastation d’un " septembre noir ", qui a causé une fracture peut-être irrémédiable. En même temps, Hissein Habré installait au profit de son clan un pillage systématique de l’Etat - pillage qui s’est logiquement conclu, fin 1990, par un départ avec la caisse.

L’espoir déçu

Celui qui chassait le tyran, son ancien adjoint Idriss Déby, fut donc accueilli avec d’autant plus de soulagement qu’il tint rapidement des propos fort civils sur la fin de l’arbitraire. La police secrète fut dissoute. Les prisonniers politiques furent libérés et la presse indépendante fut même autorisée. Surtout, poussé par les diplomaties américaine et française, Idriss Déby s’engagea à convoquer une Conférence nationale souveraine (CNS).

Un " seigneur de la guerre " qui met en place un processus de démocratisation, soutenu et financé par Washington et Paris : il y avait de quoi rêver. Même si la réalité des deux premières années du nouveau régime était loin de tenir les promesses du conquérant, même s’il multiplia les ficelles pour tenter de ligoter la future Conférence, la plupart des Tchadiens " y croyait ". Cette foi suscita début 1993 une véritable fête de la démocratie [2], l’un de ces moments fondateurs qui, même recouvert par les manoeuvres guerrières ou politiciennes, révèle à des ensembles humains leur capacité politique. L’un de ces moments aussi qui, a contrario, démentent l’incapacité en ce domaine à laquelle, dit-on, l’Afrique serait vouée. Le prédécesseur de Hissein Habré, Goukouni Wedeye, a, comme souvent en cette Conférence, fort bien résumé le sentiment de la grande majorité du millier de participants - véritables " Etats généraux " de la diversité tchadienne :

" Lorsque nous sommes allés à la conférence nationale, chacun avait peur de l’autre. Et au bout d’un mois, la sérénité régnait. Les gens se sont aperçu, grâce au dialogue, qu’ils étaient tous tchadiens, appartenant à un seul pays et défendant une même cause. J’ai en tout cas eu ce sentiment. Si nous réussissons à instaurer la démocratie et nous créons une armée au service de la nation et non d’un clan, la rivalité Nord-Sud disparaîtra d’elle-même. Autrement dit, je crois que le jour où un président tchadien sera élu dans des conditions démocratiques, il sera soutenu par tout le peuple. Et il pourra sauver le Tchad [3]".

Au sortir de la Conférence, Goukouni énonçait aussi les conditions du salut : " une armée au service de la nation ", permettant d’estomper l’antagonisme Nord-Sud, et la préparation d’élections démocratiques... Or Idriss Déby, " gérant l’anarchie " des forces de sécurité à la façon d’un Mobutu, et laissant se développer les intolérances religieuses, a suivi le chemin inverse. Le Tchad va vers un champ de mines - avec, comme au Rwanda, un " copilotage " français.

Clanisme et corruption

Comme tous les pays à la lisière Sud du Sahara, le Tchad connaît une tension historique entre un Nord, lié au Maghreb et au Machrek par le commerce et la religion, et un Sud dont les populations noires restaient en marge de l’économie-monde caravanière - sauf pour la ponction des esclaves [4]. On reviendra plus loin sur cette tension. Durant la colonisation, on peut dire, pour faire bref, que la France traitait de sécurité et de commerce avec le Nord, d’éducation et de coton avec le Sud. Formées à l’école des Blancs, les élites du Sud accédèrent au pouvoir avec l’Indépendance (1960), mais ne purent imposer leur loi aux populations du Nord, dont les tribus aux traditions guerrières conquirent, à partir de 1979, l’Etat tchadien. Elles le firent à tour de rôle, au point que l’histoire de leurs rivalités et leurs alliances monopolisa la scène politico-militaire. Surtout, elles ne surent résister à d’anciennes coutumes : " l’Etat était comme une caravane, assailli et pillé ", résume Claude Arditi.

S’emparant de N’Djaména à la tête des Zaghawas, une tribu tchado-soudanaise à laquelle son clan (les Bideyat) est apparenté, Idriss Déby n’a pas voulu, ou n’a pas pu [5], s’affranchir de la coutume.

" Le frère du Président, Daoussa Déby, apparaît aujourd’hui comme le véritable garant des intérêts politico-affairistes des Zaghawas. Largement alimentaire, sa conception de l’Etat est incompatible avec les exigences d’une transition démocratique. Mais Idriss Déby n’a guère le choix : en butte à plusieurs foyers de rébellion, dans l’Est et au Sud, et, surtout, aux abords du lac Tchad, il a besoin des bras armés des Zaghawas [6]".

A vrai dire, la corruption - autour de la collecte de l’impôt, de l’achat des fonctions publiques et de la taxation des commerçants étrangers - est un phénomène ancien, antérieur même à la colonisation. Les douanes en sont restées un pôle majeur, auquel se sont ajoutés les fournitures aux armées, la société nationale Cotontchad [7], le transport routier, le trafic de drogue [8] et l’aide internationale. Hissein Habré a fait fort en ces divers domaines ; il a pu se réfugier au Sénégal avec un pactole de plusieurs milliards de francs CFA. Idriss Déby l’a immédiatement imité, plaçant des parents ou alliés aux postes stratégiques (Douanes, Cotontchad) [9]. La maîtrise des douanes permet à son groupe d’importer et exporter du Nigéria, du Soudan et de Libye d’importantes quantités de marchandises (hydrocarbures, produits manufacturés et alimentaires, etc.), qui mettent en péril l’économie du pays et ont provoqué la fermeture de plusieurs entreprises industrielles [10].

Dans son message de Noël 1994, la Conférence épiscopale du Tchad dénonce " la corruption [qui] s’est tranquillement généralisée et banalisée ", le " lent dépérissement de l’ Etat ", une " gestion de l’économie totalement opaque ", et " la multitude des exactions que la justice ne poursuit pas et les complicités dont elles sont l’objet ". Si l’on redresse ces remarques du coefficient de prudence ecclésiale, l’on mesure le chemin parcouru depuis la trêve de la Conférence nationale.

Terreur « incontrôlée »

Encore cette oasis démocratique fut-elle bien isolée. Si au premier trimestre 1993, durant la CNS, N’Djaména connut une situation calme, c’est que " la garde présidentielle qui pratiquait le pillage et l’assassinat en toute impunité avait été envoyée dans le sud du pays. Elle s’y comporta comme à l’accoutumée (massacres de Bongor, de Doba et de Goré) et jusqu’à aujourd’hui les responsables n’ont toujours pas été inquiétés [11]". Dès janvier 1993, selon Amnesty International, la Garde républicaine massacre 246 personnes, brûle et pille 22 villages dans le Logone oriental. A nouveau 22 civils tués le 23 mars et 104 le 5 avril. La Conférence s’en émut vivement, mais ne parvint pas à obtenir une véritable enquête. Son greffier enthousiaste, Robert Buijtenhuijs, dut admettre que le Tchad " poursuivait sa course que j’ai appelée de "schizophrène" en continuant d’osciller entre la libéralisation politique et la répression sauvage par des éléments armés à peine contrôlés [12]".

C’est que la tribu du Président, les Zaghawas du Darfour soudano-tchadien, a envahi le Tchad, déléguant plusieurs dizaines de milliers d’hommes dans les forces armées et sous l’uniforme (très relatif) de la " Garde républicaine ". Leurs kadamouls, enroulés autour de la tête et du visage, n’en laissent apparaître que les yeux, cachés le plus souvent derrière des lunettes sombres. Agés de 16 à 35 ans, ils sillonnent le pays par groupes de 10 à 20 dans leurs Toyota pick-up, à la recherche de proies à rançonner. Trop limitées pour être largement redistribuées, les rentes étatiques sont réservées aux proches et alliés de la famille Déby. La détention du pouvoir permet par contre d’autoriser la tribu à se servir sur le pays. Les chefs de clans Zaghawas favorisent d’autant plus cet enrôlement que leur région, le Darfour subit depuis plusieurs années une crise économique et sociale, due au déclin des circuits caravaniers traditionnels ainsi qu’à la dégradation des sols et au recul de l’agriculture.

Fin 1993, Amnesty International dressait le bilan amer des trois premières années du régime Déby :

" La terreur règne toujours. On continue de repêcher des cadavres dans les eaux du Chari, le fleuve qui arrose N’Djaména. Plus de 800 personnes ont été exécutées de façon extra-judiciaire. [...] Quels que soient ses mots d’ordre, le gouvernement de Idriss Déby utilise aujourd’hui les méthodes de répression dont il disait vouloir débarrasser son pays à l’époque où il luttait contre le régime de Hissein Habré. Les assassins, les tortionnaires, les ravisseurs qui sévissent au Tchad appartiennent aux forces de sécurité de Idriss Déby ".

Amnesty souligne d’ailleurs que " nombre d’agents de l’Etat ayant ordonné des exécutions sommaires sous Hissein Habré ont été maintenus ou réintégrés à des postes de responsabilité. Idriss Déby lui-même a été, jusqu’en 1989, l’un des piliers du régime de Hissein Habré ". Le Centre de Recherche et de Coordination des Renseignements (CRCR), la police politique mise en place par Idriss Déby, a remplacé la sinistre Direction pour la Documentation et la Sécurité (DDS) d’Hissein Habré. " L’actuel CRCR a directement recruté ses membres parmi les agents de cette DDS. Les structures sont identiques et les "méthodes de travail" sont les mêmes [13]".

La Garde républicaine continue d’être impliquée dans des assassinats politiques et des massacres. La Ligue tchadienne des droits de l’homme a ainsi dénoncé, en septembre 1994, " 72 heures d’expédition punitive et de politique de terre brûlée " dans le Logone, au Sud. " Le bilan des atrocités, des tueries, des pillages en règle et des tortures " serait " indicible ". Même la " déflation " des forces armées, démesurées (46 500 hommes), a des effets pervers : les 13 000 " déflatés " ont bien souvent utilisé leur pécule de départ pour acheter... une arme, et rejoindre des bandes qui, telles les " grandes compagnies ", mènent des guerres locales, pour leur propre compte ou au service du mieux offrant [14].

Influence soudanaise

Arrivés au Tchad en décembre 1990 dans les bagages d’Idriss Déby, les " Frères musulmans soudanais, relayés, semble-t-il, par des prédicateurs pakistanais et même iraniens, sont en train d’introduire au Tchad un Islam beaucoup plus virulent et vindicatif que celui que le pays a connu jusqu’ici [15]". Idriss Déby considèrerait Hassan el Tourabi " comme son père spirituel [16] ". L’imam qu’il a installé à la Grande Mosquée de N’Djaména a douché la CNS en réclamant, entre autres, l’introduction de la charia dans les juridictions tchadiennes [17]. Il s’est organisé " pour prendre le contrôle des petites mosquées de quartier [18]", tandis que des milieux proches du FNI soudanais obtenaient le juteux monopole des " douanes " entre le Tchad et le Cameroun. L’influence des hommes d’affaires soudanais se renforce à N’Djaména, " le "commerce" ouvrant la voie au fondamentalisme " [19].

Pour R. Buijtenhuijs, " ce que voudrait le Soudan de Tourabi, ce n’est pas la mainmise politique d’un pays sur un autre, comme c’était le but naguère de la Libye du colonel Kadhafi, mais plutôt une influence idéologique-religieuse. La propagation d’une idée étant beaucoup moins coûteuse qu’une annexion politique [20]". Il n’empêche : " les plus sérieux observateurs n’hésitent pas à parler de véritable invasion soudanaise, et ce jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat [21]". N’Djaména Hebdo conclut ainsi l’un de ses éditoriaux (" Nord-Sud ? Non ! ") : " Ce sont les Soudanais qui veulent transposer chez nous leur conflit nord-sud et musulmans-animistes. Qu’ils partent chez eux et nous laissent tranquilles [22]".

Tensions religieuses et conflit Nord-Sud

Les islamistes soudanais, même en pointe, ne sont pas seuls dans cette attitude conquérante. Le onzième Séminaire islamique mondial de la Ligue du monde musulman avait, dès 1982, énoncé le principe : " L’Afrique est terre d’Islam ". Tout un courant musulman est dès lors impatient " de contrer la progression chrétienne en Afrique, perçue spontanément comme injuste et presque "contre-nature" [23]". Il bouscule l’Islam traditionnel tchadien qui, tel celui des confréries tidjanes, était beaucoup plus tolérant et faisait jusqu’ici de ce pays " une oasis de paix interconfessionnelle [24]".

Selon l’évêque de Moundou, Mgr. Mathias N’Gartéri Mayadi :

" Les islamistes sont à pied d’oeuvre [au Sud du Tchad] et ne se cachent pas pour agir. [...] Ils recrutent à coup d’argent, de dons d’habits, de nourriture sur les lieux de prière. [...] Leurs commanditaires sont le Soudan, la Libye, l’Iran, sans doute le Nigéria. Les missionnaires eux-mêmes sont des Pakistanais (blancs), des Soudanais (noirs surtout et blancs), des Tchadiens recrutés et formés à la va-vite. [...] Les musulmans "modérés" ne sont pas épargnés par le prosélytisme des islamistes [25]".

Cette pression religieuse se combine avec des conflits économiques et migratoires, les exactions des milices zaghawas et la razzia de l’Etat, en un cocktail explosif. Même le " modérateur " Buijtenhuijs le reconnaît :

" Les populations du Sud [...] sont exaspérées par les abus des autorités militaires et administratives qui se conduisent parfois comme en pays occupé, et elles supportent de moins en moins les éternels conflits avec les éleveurs du Nord qui, eux aussi, sont sur les dents. Conjugués à la montée d’un islamisme plus militant et plus menaçant pour les non-musulmans, ces problèmes peuvent très bien mener à des tentatives de séparatisme dans le Sud [26]".

Henri Coudray explique comment les ressentiments respectifs entre Nord et Sud tendent à se durcir en différend religieux [27] :

" [L’islamisation du nord du Tchad s’est accompagnée historiquement] comme partout ailleurs dans les royaumes sahéliens, de la traite des esclaves, pratiquée de manière régulière et institutionnalisée aux dépens des "païens" et "fétichistes" du Sud. [...] La mémoire de ces exactions érigées en système demeure très vive dans l’inconscient et le conscient collectifs des populations sara au Tchad. Et nombre de musulmans sont prompts, sous l’emprise de la colère et de la haine, à traiter de kirdi (païen, race d’esclave) leurs compatriotes du Sud. Bien que le sujet soit tabou, un historien musulman comme Mahamat Saleh Yacoub n’hésite pas [...] à reconnaître que ce trafic a "créé des sentiments de mépris et de crainte qui ne présentent pas a priori un atout favorable pour une intégration nationale post-coloniale facile".

[Bien que les fonctionnaires coloniaux aient plutôt favorisé les autorités musulmanes en place, la résistance culturelle de la plupart des musulmans et leur refus de l’école française les ont, de leur côté, privés] d’une élite moderne apte à assumer la succession du colonisateur, laissant le champ libre aux populations du Sud qui, elles, au contraire, s’étaient ruées en masse vers l’école. C’est donc pour l’essentiel chez celles-ci que, à l’indépendance en 1960, se recruta la grosse majorité des cadres de l’Etat moderne. Un tel renversement du rapport de forces, qui donnait aux soumis de naguère l’autorité de fait sur leurs anciens maîtres, n’allait pas tarder à soulever chez ceux-ci la révolte ".

Dès 1965 naît le FROLINAT (Front de libération nationale du Tchad), " qui devint très vite de fait [...] un mouvement à caractère musulman ", visant " à libérer les populations du Nord du joug d’une administration injuste ". Les musulmans du Nord ont gagné en 1979, mais se sont divisés et ont échoué à faire fonctionner l’Etat tchadien. Cela produit chez eux " le paradoxe inconfortable (et dangereux ?) d’un sentiment de supériorité sans cesse remis en question par un profond doute sur soi-même ".

Éleveurs et agriculteurs, migrants et sédentaires

Le clivage Nord/Sud tend ainsi à se conforter d’une opposition musulmans/chrétiens [28], à laquelle vient s’ajouter le conflit éleveurs/agriculteurs :

" Le problème paysans-éleveurs est particulièrement brûlant au Tchad, et présente au moins deux dimensions [...]. Il s’agit d’une " guerre verte " , causée par la dégradation écologique et qui a son équivalent dans tous les pays sahéliens : les éleveurs se déplacent de plus en plus vers des régions qu’ils ne fréquentaient pas auparavant [...]. Ce conflit se complique et s’envenime encore par la présence massive, dans le Sud du pays, d’administrateurs et de militaires nordistes prenant fait et cause pour les éleveurs. Certains vont même jusqu’à accuser Idriss Déby de pratiquer au Sud une véritable " politique de peuplement gorane-zaghawa ", alors que d’autres affirment que certaines parties du Sud sont aujourd’hui de véritables " territoires occupés ". [...] Certains témoignages récents me donnent à penser que ces affirmations sont à peine exagérées [29]".

" "L’occupation" du Sud et particulièrement de la zone cotonnière avait commencé à l’époque d’Habré - où des combattants s’y étaient installés dans le but d’y mener des activités (boucherie, commerce de bétail, transport, etc.) en éliminant par la force ceux qui les exerçaient auparavant. La présence d’éleveurs, arabes en majorité, qui s’est développée depuis la sécheresse de 1984, est à l’origine d’affrontements périodiques souvent mortels avec les agriculteurs autochtones. Alors que ces conflits pouvaient être résolus par les autorités locales au cas par cas, on assiste depuis [1992] à une aggravation de la situation liée à la présence de militaires " nordistes ", qui encouragent les éleveurs à la violence [30]".

" Portés à la gestion du pays par la force des armes, les responsables en poste dans les préfectures du Sud ont considéré le " flux et reflux " du bétail en transhumance comme une manne à ne pas rater [...]. Au fil du temps, les têtes de bétail prélevées [...] ont finalement fait des responsables administratifs et militaires de gros propriétaires. Confiés à des parents devenus de fait des éleveurs, ces troupeaux ravageaient tout sur leur passage [...]. Interdiction est faite à tout paysan de lever le moindre bout de doigt [31]".

Ce conflit, comme tous ceux de ce genre, conduit à des généralisations excessives : chez les musulmans, on trouve sans doute quatre fois plus d’agriculteurs que d’éleveurs. Mais ils gardent une image de nomade, associée à celle de commerçant. Or, même si les commerçants sont presque tous musulmans, ils ne constituent qu’une infime minorité. C’est le paradoxe " d’une société musulmane très largement rurale et pastorale, perçue hors de son territoire naturel comme un peuple de commerçants. Il y a là un malentendu qui - étant donné la connotation extrêmement péjorative de l’image du commerçant dans le Sud - compromet gravement l’idée que les Tchadiens du Sud se font de leurs compatriotes musulmans du Nord [32]". D’où l’inquiétude qui émerge des reportages récents. Dans les villes du Sud :

" Goré, Doba, Moundou..., l’hostilité envers les gens du Nord a cru de manière exponentielle, accentuée par un dangereux amalgame fait de tous les "hommes en robe" : musulmans = intégristes = "Soudanais" = éleveurs = illettrés (en réalité, les non-francophones). Les premiers signes d’un prosélytisme rampant aggravent encore la défiance des populations chrétiennes. [...] Eleveurs ou commerçants, les Soudanais sont, en effet, de plus en plus nombreux à s’installer dans le Sud. Jusqu’à Goré, où certains restaurateurs sont fraîchement débarqués du Darfour. "Dans certains villages frontaliers, il s’agit véritablement d’une colonisation de peuplement" déclare un intellectuel de Moundou. Craintes justifiées ou frayeur atavique, la peur s’est en tout cas installée. Et, dans le Sud, aujourd’hui, on ne parle plus que de fédéralisme [33]".

Un contexte porteur pour Laoukein Bardé, dit " Frisson ", qui a appelé son groupe rebelle armé, encore limité, " Forces armées pour la république fédérale " (FARF). Il participait à la CNS, mais on a vu ce qu’il est (provisoirement ?) advenu des bonnes résolutions de cette dernière.

Au risque des élections

Le comportement politique d’Idriss Déby depuis la CNS est cohérent avec ce qu’il fait ou laisse faire par ailleurs, et assez proche de celui d’un Mobutu : il a vidé de leur substance les institutions gouvernementales de transition, et prépare la voie à des élections présidentielles truquées. Il a en particulier fait adopter un Code électoral qui autorise le vote (incontrôlable) des " Tchadiens de l’étranger ", à propos desquels sont évoqués des chiffres exorbitants : 3 millions au Soudan, 900 000 en Libye, 1 million en Centrafrique... (face à quelque millions d’habitants du Tchad). Les élections devraient être supervisées par une " Commission nationale " dépendant en fait du ministère de l’Intérieur : or, les postes de préfets et sous-préfets sont largement acquis à la " famille " présidentielle.

" Idriss Déby, qui semble préparer les élections, prépare en réalité la guerre [...] Des informations de sources concordantes font état de la livraison massive des armes et matériels de guerre par la Chine populaire à Idriss Déby " déclare le Comité d’action pour la défense des acquis de la CNS [34]. D’importants stocks d’armes ont été acheminés sur Tine, gros village au nord-est d’Abéché, à la frontière soudanaise (les conteneurs d’armes chinoises permettraient d’équiper 3 000 hommes).

On nous alerte : " Le processus démocratique est en train d’être bel et bien confisqué, dans le silence quasi absolu. Le Tchad risque l’implosion à court terme [35]". Où l’on arrive au rôle de la France...

[1Rapport de la " Commission d’enquête sur les crimes et détournements de l’ex-dirigeant ".

[2Robert Buijtenhuijs a remarquablement rendu compte de La Conférence nationale souveraine du Tchad (Karthala, 1993), dans un essai d’histoire immédiate où ne cesse de transparaître, comme un esprit d’enfance, l’allégresse démocratique.

[3Interview à Jeune Afrique, 13/05/93.

[4Opérée également, il convient de ne pas l’occulter, via les comptoirs des négriers européens.

[5Robert Buijtenhuijs croyait encore, en 1993, en la sincérité du processus de démocratisation.

[6S. Smith, « Paris pousse le président Déby vers la sortie », in Libération du 15/09/94.

[7Dont le CA annuel était de l’ordre de 400 millions de FF. dans les années 1980.

[8" La saisie de 60 kilos d’héroïne au Tchad en 1989 jeta la suspicion sur le proche entourage d’Hissein Habré ". Eric Fottorino, La piste blanche. L’Afrique sous l’emprise de la drogue, Balland, 1991, p.44.

[9Le directeur de N’Djaména Hebdo, Saleh Kebzabo, cite aussi l’exemple d’un maréchal des logis qui, du jour au lendemain, s’est retrouvé colonel au poste de ministre de la Défense d’abord, puis au poste de ministre des Travaux publics. D’après Roger-Vincent Calatayud, Rapport de la mission d’observation au Tchad (4-11 février 1992) d’Agir ensemble pour les droits de l’homme et de la Fédération nationale des Unions de jeunes avocats, p. 2.

[10Les informations de ce paragraphe proviennent d’un travail inédit de C. Arditi sur le clientélisme et la corruption au Tchad.

[11Claude Arditi, Tchad : chronique d’une démocratie importée, in Journal des anthropologues, n° 53, 1993-94, pp. 152-153.

[12Robert Buijtenhuijs, op. cit., p. 203.

[13D’après Roger-Vincent Calatayud, rapport cité (p. 12-13), résumant un entretien avec Mahamat Hassan Abakar, Président de la Commission d’enquête sur les crimes et détournements d’Hissein Habré et ses complices.

[14Cf. S. Smith, « Paris pousse le président Déby vers la sortie », Libération, 15/09/94.

[15Robert Buijtenhuijs, op. cit., p. 128.

[16Africa Confidential du 15/06/90, cité par R. Buijtenhuijs, op. cit. p. 130.

[17D’après Robert Buijtenhuijs, op. cit., p. 101.

[18Jeune Afrique, 21/05/92, cité par R. Buijtenhuijs, op. cit. p. 128.

[19La Lettre du Continent, 22/01/94.

[20Robert Buijtenhuijs, op. cit., p. 131.

[21Henri Coudray, « Chrétiens et musulmans au Tchad », in Islamochristiana (Rome), n° 18, 1992 p. 190.

[2227/02/92. Cité par Henri Coudray, p. 191.

[23Ibidem, p. 200. Il est vrai que, tandis que l’épiscopat catholique prône, en dépit des tensions, l’entente entre chrétiens et musulmans, plusieurs Eglises protestantes, tenant d’un évangélisme radical, déploient un prosélytisme ostentatoire, y compris en milieu musulman, qui ne peut qu’attiser les rivalités.

[24Ibidem, p. 228.

[25Interview à La Croix du 23/10/93.

[26Robert Buijtenhuijs, op. cit., p. 193.

[27Henri Coudray, article cité, p. 182-187.

[28Même les animistes du Sud se disent " chrétiens ", comme nombre d’athées polonais se disaient " catholiques " voici 20 ans.

[29Robert Buijtenhuijs, op. cit., p. 140.

[30Claude Arditi, Tchad : chronique d’une démocratie importée, art. cité, p. 152-153.

[31F.K. Madjirangar, « Paysans-éleveurs : pourquoi une cohabitation difficile ? », in N’Djaména Hebdo du 26/01/91, cité par Robert Buijtenhuijs, op.cit. p.139-140.

[32Henri Coudray, article cité, p. 188.

[33Jeune Afrique, 14/10/94. Cf. aussi Stephen Smith, « Tchad, la menaçante frontière religieuse », in Libération du 30/01/95.

[34Communiqué du 09/12/94, cité par N’Djaména Hebdo du 15/12/94.

[35Lettre reçue du Tchad le 6 janvier 1995.