Depuis son Vatican, Jean-Paul II tire les ficelles du lobby politique et des commandos anti-IVG. A défaut de pouvoir abroger la loi Veil, la hiérarchie catholique téléguide le sabotage des centres d’IVG et veut rendre impossible la pratique de l’avortement.

La légalisation du travail des femmes sans le consentement de leur mari (1965), la légalisation de la contraception (1967), l’égalité des droits des enfants légitimes et naturels (1972), l’introduction à l’école de cours sur la procréation (1973), la légalisation de l’avortement pour les femmes en détresse (1975), la légalisation du divorce par consentement mutuel (1975), la dépénalisation de l’homosexualité (1982), l’autorisation de la publicité pour les préservatifs et contraceptifs (1991) ont marqué des étapes décisives dans la laïcisation de la société. L’Etat renonçait à s’ingérer dans la vie privée des citoyens et à y imposer la bulle papale.

Cette évolution semblait si profonde que beaucoup l’ont crue définitive. Comme si la Liberté pouvait être acquise une fois pour toutes. Le planning familial (1) a perdu sa force militante pour se professionnaliser. Les associations féministes se sont enfermées dans une nostalgie sectaire de leurs combats passés. Le mouvement gay s’est dissous dans la société de consommation.

Aussi, la plupart des observateurs n’ont accordé aucune importance aux commandos anti-IVG lorsqu’ils ont commencé à sévir en France en 1990. La presse généraliste les a longtemps considérés comme des groupes d’illuminés, importés des Etats-Unis et sans représentativité. Ce n’est qu’en 1993 que fut adoptée une loi permettant de protéger les femmes ayant recours à l’avortement. Il aura fallu l’encyclique "Evangelium vitæ" (2) pour que l’opinion publique prenne conscience de la réouverture des hostilités et s’interroge sur le rôle de la hiérarchie catholique.

Si, dans un premier temps, les membres des commandos anti-IVG ont plaidé la spontanéité de leurs actions, la multiplication de leurs interventions - près de une par semaine - a mis en lumière leur organisation. La présence de six évêques et de cinq cardinaux comme témoins à leurs procès, puis la participation à leurs actions de nombreux religieux (dont deux ayant rang d’évêque) ont montré le rôle d’inspirateur sinon de commanditaire de la hiérarchie catholique.

Ces prélats encouragent la violation des lois de la république au nom d’une autorité supérieure dont ils se déclarent unilatéralement investis. Pendant qu’ils font mine de s’interroger avec componction sur l’opportunité de ces actions, leurs fidèles zélés augmentent par étapes la violence de leurs actions. En 1990, ils se contentaient de s’enchaîner le matin dans les salles d’opération en chantant des cantiques pour en entraver le fonctionnement quotidien. Puis, ils ont déstérilisé le matériel, tandis que les insultes antisémites se mêlaient à leurs prières. Aujourd’hui, ils n’hésitent plus à faire irruption dans une salle d’opération au cours d’un avortement, au mépris des règles générales opératoires et des conséquences mortelles que leur violation peut provoquer. Et les menaces de mort qu’ils adressent publiquement à certains médecins pratiquant l’IVG font craindre de possibles dérapages, comme on l’a tragiquement vu aux Etats-Unis.

Malgré les faits, l’opinion publique se refuse à admettre l’évidence : on se trouve en présence d’actions à caractère terroriste, commanditées pour déstabiliser le cadre légal, rendre la loi Veil impraticable et remettre progressivement en question la liberté des moeurs.

L’analyse des publications des associations anti-IVG fait apparaître que les cadres des commandos sont formés aux Etats-Unis et, comme leurs homologues américains, placés indirectement sous l’autorité du cardinal-archevêque de New York, John O’Connor. Ce prélat est l’un des plus importants de l’Eglise catholique. Il fait partie des quinze cardinaux qui ont le privilège d’accéder aux comptes du Saint-Siège. Il dispose de la totale confiance de Jean-Paul II, qui l’a dispensé du règlement général du Sacré Collège en le maintenant en poste au-delà de la limite d’âge de soixante-quinze ans. Il serait impensable qu’il finance et téléguide les commandos anti-IVG sans instructions du pape.

Jean-Paul II, en ce qui le concerne personnellement, n’a jamais caché son intention d’utiliser la lutte contre l’IVG comme un levier politique pour remettre en cause la démocratie et rétablir une théocratie. C’est-à-dire un régime où le pouvoir temporel tiendrait sa légitimité autant de l’onction de l’Eglise que de la volonté du peuple. Dès 1982, il a lancé un appel à la " reconquête" de l’Europe occidentale, à une croisade contre "la culture de la mort" et au rétablissement de la "chrétienté".

Il a progressivement modifié l’organisation du Saint-Siège pour créer des cellules d’action politique parallèlement aux organes religieux. A côté des quinze congrégations et commissions pontificales qui gèrent l’Eglise catholique, il a ainsi institué des conseils et des académies dont les finalités sont exclusivement temporelles. A titre d’exemple, le "conseil pontifical pour la famille" a officiellement pour mission "d’obtenir que les droits de la famille soient reconnus et défendus, également dans la vie sociale et politique ; il soutient aussi et coordonne les initiatives pour la protection de la vie humaine, depuis sa conception, et en faveur de la procréation responsable" (3). Si les mots ont un sens, il s’agit de lobbying, pas de foi ni de catéchèse.

Ce détournement de l’appareil religieux au profit d’une ambition politique a soulevé beaucoup de résistances au sein de l’Eglise romaine. Aussi, alors que les responsables des quinze congrégations et commissions pontificales sont nommés en veillant à respecter plus ou moins l’équilibre entre diverses tendances, les présidents des conseils pontificaux sont choisis par Jean-Paul II pour leur fidélité idéologique sans faille à son égard. Quant aux membres des académies, ils sont sélectionnés dans l’élite intellectuelle mondiale sur recommandation officieuse de l’Opus Dei.

Bien qu’une partie de ce dispositif soit secret, des personnalités françaises apparaissent désormais dans l’organigramme officiel du Saint-Siège. On remarque par exemple René Rémond - président de la Fondation nationale des sciences politiques et commentateur obligé des soirées électorales (4) -, comme "académicien pontifical chargé de préparer la Conférence de Pékin sur les femmes". Ou encore l’inévitable Christine Boutin, député des Yvelines, comme "consulteur du conseil pontifical pour la famille", dont nous avons plus haut cité la mission (5).

Non seulement le Saint-Siège intervient sur le plan intergouvernemental, comme à la Conférence de Pékin, mais de plus il s’ingère dans la politique interne des Etats par le biais d’associations qu’il contrôle. Dans notre édition de juin (6), nous révélions l’existence de la fondation Lejeune, animée par deux membres du gouvernement Juppé : Clara Lejeune (directrice de cabinet du ministère de la Solidarité entre les générations) et son époux, Hervé Gaymard (secrétaire d’Etat chargé des Finances). Or, un administrateur de la fondation est désigné par l’académie pontificale Pro Vita, dont tous les membres sont nommés par Jean-Paul II après qu’ils aient porté le serment solennel de s’opposer à l’IVG.

La simple lecture des organigrammes oblige donc à constater que Jean-Paul II dirige à la fois - mais par des canaux distincts - les hommes politiques français qui luttent légalement contre l’IVG et les commandos qui en entravent illégalement la pratique (7).

Soudainement, le vote de la loi d’amnistie, en juillet dernier, a ouvert les yeux de ceux qui croyaient la loi Veil intangible. Le garde des Sceaux, Jacques Toubon, avait proposé que les délits amnistiés le soient "au quantum", sans autres précisions (c’est-à-dire en fonction de la gravité des peines prononcées et non pas de la nature des délits condamnés)... Par cette rédaction habile, les commandos anti-IVG se trouvaient amnistiés sans être nommés. Face aux vives réactions de la gauche, brutalement réveillée de sa torpeur, le ministre accepta, à l’Assemblée nationale, d’exclure les commandos du champ de l’amnistie.

Pourtant, mettant à profit la "navette parlementaire", le Sénat amendait le projet et se prononçait le 18 juillet pour l’amnistie des commandos par 113 voix contre 109. L’amendement avait été déposé par Christian Bonnet, ancien ministre de l’Intérieur de Raymond Barre. Il avait été notamment soutenu par Jean Chérioux, décoré de l’ordre de Saint Grégoire le Grand par Jean-Paul II, et par Bernard Seillier, membre officieux de l’Opus Dei (8).

En définitive, une commission mixte paritaire (CMP) était désignée par les deux assemblées pour trouver un compromis. Il fut décidé de ne pas amnistier les commandos à la condition de ne pas amnistier non plus les personnes poursuivies pour "publicité ou incitation à l’avortement". Derrière un apparent "souci d’équilibre" entre "deux positions également respectables" (sic), se trouve réactivée l’archaïque loi de 1920, jamais abrogée mais tombée en désuétude.

Cette mise en scène ne trompe pas. Le Sénat n’est pas entré en rébellion contre le gouvernement. Jacques Toubon fut en 1993 un adversaire acharné de la loi réprimant l’entrave à l’IVG. Aussi, son nouveau discours, en tant que garde des Sceaux, ne faisait pas illusion. Bien qu’il ait voté la loi Veil en 1974, Jacques Chirac, qui est membre honoraire de l’Association des amis du professeur Lejeune, a souvent indiqué qu’il s’opposait à l’accès de tous à l’avortement, notamment en refusant son remboursement par la Sécurité sociale.

Quant au gouvernement Juppé, il est majoritairement composé d’opposants à l’IVG. Les palinodies des politiques quant à la loi d’amnistie n’avaient d’autre but que d’évaluer les réactions de l’opinion publique et d’y adapter une stratégie.

Il n’y aura pas de remise en cause frontale de la loi Veil. Insidieusement, on se dirige, comme en Pologne, vers le maintien formel du droit à l’avortement mais tout en multipliant les obstacles à son exercice. Comme dans les années 50, les militants du "planning familial" pourront être condamnés à des peines d’amende et de prison pour "publicité en faveur de l’avortement". Les personnels des centres IVG ne seront pas remplacés en cas de vacance de poste, jusqu’à fermeture des centres. Les subventions accordées au planning familial seront réaffectées à des associations "d’aide aux mères en détresse" (9). Enfin, l’adoption des enfants abandonnés sera facilité.

Déjà, les évêchés mettent en place des associations caritatives, types "Magnificat" ou "Mère de miséricorde", et déposent des demandes de subventions. Elles accueilleront les "mères en détresse", les dissuaderont d’avorter et les encourageront à élever leur enfant, au besoin dans un foyer, au pire à l’abandonner à une famille bourgeoise pleine "d’espérance".

Thierry Meyssan


1. Association indépendante subventionnée par l’Etat, le planning familial s’est constitué au lendemain de la Loi Veil afin de dispenser une information sur la contraception et l’avortement.

2. Pour une analyse d’Evangelium vitæ, cf. "Maintenant" numéro 7.

3. Constitution apostolique "Pastor bonus" (28 juillet 1988).

4. René Rémond avait présidé à la demande du cardinal Decourtray la commission diocésaine sur l’affaire Touvier. Il avait pesé de toute son autorité d’historien et de politologue pour tenter d’accréditer la version selon laquelle le milicien, caché à l’archevêché de Lyon puis dans des abbayes bénédictines, n’avait pas été soustrait par l’Eglise à la justice.

5. Sur Christine Boutin, cf. "Maintenant" numéro 7.

6. Sur la fondation Lejeune cf. "Maintenant" numéro 9.

7. "Le lobby pontifical contre le droit à l’avortement" a été analysé en détail dans un document du Réseau Voltaire (8, rue Auguste-Blanqui, 93200 Saint-Denis. 30 F).

8. Sur Jean Chérioux, Bernard Seillier et l’Opus Dei, cf. "Maintenant" numéro 3.

9. D’autres parleraient de "femmes en détresse", admirez la nuance...