Si vous avez manqué le début : En 1928, l’abbé Escriva de Balaguer (el "Padre") crée l’Opus Dei, une association catholique et monarchiste qui se propose de guider spirituellement ses membres et de restaurer la foi et les moeurs en Espagne. Après la guerre civile, l’Oeuvre divine devient le pilier occulte du franquisme puis s’étend aux dictatures latino-américaines. En 1978, trois ans après la mort du fondateur, la secte propulse Karol Wojtyla pape, sous le nom de Jean-Paul II. Grâce à lui, l’Opus Dei s’empare bientôt des leviers de commande de l’Eglise catholique, et utilise celle-ci pour étendre son pouvoir politique dans le monde et imposer son ordre moral.

Si le but de l’Opus Dei est de faire triompher le catholicisme d’Etat, l’exercice du pouvoir est sa raison d’être. Le pouvoir sous toutes ses formes, économique et politique d’abord, médiatique et judiciaire ensuite. Avec les juntes militaires, l’Opus s’identifie au parti unique. Avec les démocraties, ses membres défendent une même conception de l’ordre moral au travers de partis concurrents. Pour eux, tous les compromis idéologiques sont possibles pourvu qu’ils conservent le pouvoir en leurs mains. Sans s’y référer, ils ont fait leur la devise du Guépard : "Il faut que tout change, pour que rien ne change et que nous restions les maîtres."

L’Opus Dei a multiplié les tentatives d’implantation et les échecs avant de trouver son créneau en France. La brèche consistait à suggérer une proximité idéologique avec le pétainisme tout en soulignant que, contrairement à l’ex-maréchal Pétain, l’Opus et le général Franco s’étaient abstenus de collaborer ouvertement à l’expansionnisme hitlérien. Aussi l’Oeuvre divine trouva-t-elle des soutiens, non seulement chez les nostalgiques du fascisme français, mais aussi chez ceux des gaullistes qui avaient combattu contre les Allemands plus par patriotisme que pour défendre la république face au nazisme.

Dans les années cinquante, l’Opus Dei s’établit solidement en France, sous couvert de l’Association culturelle universitaire et technique (ACUT), autour de deux jeunes gens de bonne famille : Catherine Bardinet (héritière des rhums Négrita-Bardinet) et le comte Jacques d’Armand de Châteauvieux (héritier des Sucreries et rhumeries de Bourbon, implantées à l’île de la Réunion). Elle dispose alors d’un comité de parrainage prestigieux, où figurent notamment des gaullistes historiques comme la maréchale Thérèse Leclerc, comtesse de Hautecloque, et Maurice Schuman ("La voix" de la "France libre", futur ministre des Affaires étrangères). Quant aux pétainistes comme Paul Baudoin (ex-ministre des Affaires étrangères de Vichy), ils se font discrets. D’éminents juristes se joignent à eux, dont le civiliste René Capitan, le futur garde des Sceaux Jean Foyer, ou encore le futur membre du Conseil constitutionnel, Georges Vedel.

Afin de promouvoir la "civilisation catholique", les disciples du "padre" s’engagent en politique à titre personnel mais sous l’autorité spirituelle de leur directeur de conscience. En cette période, deux membres de la secte jouent un grand rôle - éphémère mais considérable - dans la sphère politico-financière : le président de la Banque des intérêts français (BIF), Edmond Giscard d’Estaing, et le président des Indépendants et paysans, Antoine Pinay. Mais l’Opus, organisation élitiste, échoue à trouver un parti populaire pour relayer ses idées. Une nouvelle percée est tentée à travers le soutien apporté à Valéry Giscard d’Estaing, fils d’Edmond. Grave erreur ! Le fils prodigue utilise les cathos-fachos pour parvenir au pouvoir mais ne rêve que de "gouverner au centre". Il ira même jusqu’à libéraliser l’avortement.

Pire, il prend ses distances avec l’Oeuvre divine après l’assassinat en 1976 du prince Jean de Broglie, le trésorier de son parti et financier occulte de l’Opus [1]. Il choisit néanmoins le très catholique professeur d’économie, Raymond Barre, comme Premier ministre. Comme tout se paye un jour, y compris l’ingratitude, le Président Giscard d’Estaing se trouvera manipulé lors d’une gigantesque escroquerie : le scandale des "avions renifleurs". Les milliards détournés n’ont pas été perdus pour tout le monde, et les escrocs, tous disciples du padre, se sont envolés. Les finances des giscardiens n’en finissent plus de croiser celles des opusiens, pour accoucher parfois de fins tragiques. C’est ce qu’a montré notamment le cas de Xavier de la Fournière (trésorier de campagne de Valéry Giscard d’Estaing), "opportunément" décédé en prison préventive en 1993. Et nous ne saurions trop conseiller au trésorier de l’UDF, le comte Gérard de la Loyère, de rester prudent : n’était-il pas le suppléant de Jean-Marie Daillet, ancien porte-parole de l’Oeuvre ?

En 1981, l’Opus Dei doit faire face au pire : le triomphe de l’union de la gauche socialo-communiste. Vient heureusement en 1986 la cohabitation. C’est un opusien et par ailleurs administrateur du Club de l’horloge [2], le comte Michel de Montaigne de Poncins, qui imagine l’argumentaire du "capitalisme populaire" nécessaire pour faire passer les privatisations. Cette théorie est développée par une association maison (les Catholiques pour les libertés économiques) et mise en application par le pieux Edouard Balladur.

Après avoir aidé ses membres à s’approprier les grandes entreprises nationales, l’Opus Dei en revient à l’ordre moral. Les disciples du padre participent à la fondation de Combat pour les valeurs, dont le vicomte Philippe le Jolis de Villiers de Saintignon devient le président.

[1Le prince Jean de Broglie fut assassiné en 1976. On tenta de faire porter le chapeau à Guy Simoné, un policier qui aurait commandité le meurtre. Mais quelques années plus tard, l’affaire Matesa permis de lever le voile sur les mobiles du crime. Me Roland Dumas, avocat de Simoné, mit en évidence les liens du prince avec la Matesa espagnole via la Sodetex luxembourgeoise : "Une enquête plus approfondie aurait démontré que Matesa était un instrument de l’Opus Dei espagnol, dont les ramifications s’étendent à l’Europe occidentale. Aucune investigation n’a été faite du côté des informations judiciaires ouvertes à Madrid et à Luxembourg à ce sujet. L’explication de cette abstention réside sans doute dans le fait que des liens évidents existent entre cette organisation et le parti politique des Républicains indépendants, dont les principaux dirigeants étaient les amis du prince de Broglie."

[2Le Club de l’horloge est une association de technocrates d’extrême droite. Il s’est employé à reformuler les idées de la droite avec une sémantique de gauche.