Mardi 20 décembre, le ministère des Affaires sociales et de la Santé et de la Ville a annoncé que la méthadone - qui a reçu son autorisation de mise sur le marché (AMM) de l’Agence du médicament - pourrait être prescrite par des médecins de ville à partir du 31 mars 1995 ; toutefois, la prescription initiale ne pourra être faite que par un médecin exerçant dans un centre spécialisé de soins aux toxicomanes.

Cette décision répond aux demandes des réseaux de médecins généralistes qui traitent par la substitution de très nombreux toxicomanes ne bénéficiant pas d’une des rares places existantes dans les centres de traitement par la méthadone. Cette mesure vise à décongestionner les "centres méthadone" débordés par la demande. Il n’y a actuellement qu’un millier de places théoriquement disponibles dans les centres de méthadone pour cent cinquante à trois cent mille toxicomanes. Ainsi les médecins de ville traitant les toxicomanes disposeront d’un outil plus adapté que les détournements de prescription auxquels ils sont à l’heure actuelle obligés de recourir.

Cette généralisation de l’accès à la méthadone venant après la création de quelques programmes d’échange de seringues, ainsi que l’opération Stéribox dans les pharmacies (1), confirme l’orientation du ministère vers une politique de réduction des risques. Cette décision était très attendue tant par les médecins prescripteurs de produits de substitution que par les centres de méthadone. En effet, la plus grande confusion règne actuellement sur le terrain du traitement de la toxicomanie, les contradictions entre la politique de répression et de "tolérance zéro" de la toxicomanie du ministère de l’Intérieur et celle de réduction des risques du ministère de la Santé entraînant une paralysie.

La politique de réduction des risques qui vise à faire passer au premier plan les considérations sanitaires et à traiter le toxicomane comme un individu dont la santé doit être protégée, est en effet difficilement compatible avec la répression qui considère le toxicomane comme un délinquant. C’est ainsi que le port d’une seringue continue à être considéré comme une présomption d’usage. Il a fallu taper sur les doigts de policiers trop zélés qui attendaient les usagers de drogue sortant des pharmacies ou du bus de Médecins du monde pour leur confisquer leurs seringues, quand ils ne les écrasaient pas d’un coup de pied rageur.

On croyait ces moeurs révolues, quand vers le mois de novembre ont été lancées place Stalingrad des opérations de police destinées à "déstabiliser le trafic". De fait, le quartier de la place Stalingrad était devenu au fil des années une sorte de supermarché du crack où jusqu’à deux cents toxicomanes se retrouvaient parfois pour "pécho", c’est-à-dire se fournir en crack.

Le résultat de cette pression policière - qui répondait aux voeux de la population pour qui cette présence était une gène réelle - a eu des résultats désastreux.

Certes, les commerçants et habitants du quartier sont contents, les toxicomanes ne sont plus là, mais d’autres sont furieux, en effet la "scène" s’est déplacée de quelques centaines de mètres et les mêmes plaintes se répètent. En fait l’opération a surtout déstabilisé les toxicomanes et les services sociaux qui avaient réussi à prendre contact avec eux.

C’est ainsi que le bus de Médecins du monde reçoit deux fois moins de gens qu’avant et que le fonctionnement de la Boutique - local qui a pour vocation de proposer un lieu convivial aux toxicomanes où ils peuvent se laver, laver leurs affaires, prendre un café et parler - a été complètement perturbé par le reflux des toxicomanes vers Max-Dormoy. Cette pression accrue nuit à son travail et complique à l’extrême les relations de voisinage déjà tendues qu’elle entretient avec le quartier.

Derrière cette opération se devinent des préoccupations électorales. La proximité des élections municipales rend les édiles extrêmement sensibles à la visibilité de la toxicomanie, d’où la stratégie de balayage de la police qui, à défaut de mettre fin au trafic, le déplace, le rendant encore plus chaotique et moins accessible aux travailleurs sociaux.

En fait la police est prise entre le spectre du Platspitz de Zurich avec sa scène ouverte si terrifiante - mais qui avait néanmoins permis une certaine stabilisation de la toxicomanie et une intervention des services sanitaires et sociaux - et le souvenir de l’îlot Chalon. Ce quartier insalubre, situé derrière la Gare de Lyon, était au début des années quatre-vingts le principal lieu de commerce d’héroïne de Paris. Une mémorable opération policière le fit disparaître et le trafic essaima en proche banlieue créant des "métastases" redoutables tant du point de vue du trafic que de celui de la dissémination du VIH.

Un certain nombre de policiers semble convaincu de l’inutilité de cette course poursuite et serait favorable à une localisation du trafic qui le rendrait à la fois plus visible et plus accessible à l’intervention sanitaire. La proximité des élections rend cette perspective peut probable et les opérations de déstabilisation et de vidage des squats continuent (2).

Le choix n’ a pas été fait entre la répression et la réduction des risques. Ainsi, on s’ingénie à mettre à la disposition des toxicomanes des seringues. Mais alors que nombre d’entre eux sont notoirement sans domicile fixe et donc réduits à s’injecter le produit où ils le peuvent, la Direction générale de la santé a demandé la fermeture de la salle d’injection ouverte à Montpellier par ASUD (Auto-support des usagers de drogues).

Dans cette salle, les toxicomanes pouvaient s’injecter leurs produits, prescrits par des médecins, en toute sécurité et sans gêne pour autrui. Cette autorisation a été refusée au prétexte que la politique de réduction des risques privilégie la prise orale et notamment la méthadone. C’est oublier que les "programmes méthadone" sont actuellement trop peu nombreux et que les médecins prescripteurs demandent depuis des années de pouvoir prescrire des produits adaptés aux problèmes qu’ils ont à gérer (par exemple du Temgésic en sirop, non injectable mais plus fortement dosé).

On retrouve cette ambiguïté dans la condamnation en appel d’Alain Pinhas, condamné pour avoir ramené en France de la méthadone régulièrement prescrite par un médecin belge dans le cadre d’un traitement de substitution. C’est pourtant l’impéritie du gouvernement français à mettre en place cette politique de substitution qui l’avait contraint à se soigner à l’étranger. Le gouvernement a d’ailleurs reconnu son erreur en prévoyant de faire passer l’année prochaine le nombre de places dans les programmes de méthadone de cinquante-deux à mille cinq cents puis à cinq mille. Contradiction encore, quand, alors que le ministère a fait appel aux réseaux de médecins prescripteurs au point de leur confier le renouvellement des prescriptions de méthadone, le conseil régional de l’ordre des médecins, suite à une plainte de la Direction des affaires sanitaires et sociales, a infligé aux docteurs Clarisse Boisseau et Jean Carpentier un mois de suspension d’exercice pour avoir, en le détournant de ses indications, prescrit, en 1993, du Temgésic à des héroïnomanes dans le cadre d’un traitement de substitution.

Des centaines de médecins ont signé une pétition de soutien aux docteurs Carpentier et Boisseau afin que l’Ordre lève cette sanction ou sanctionne tous les médecins signataires.Par ailleurs le rapport du Conseil consultatif national d’éthique, qui s’est autosaisi des problèmes liés à l’usage des drogues, a recommandé notamment que soit abordée la question de l’accès aux produits. Cette prise de position spectaculaire et qui reprend bon nombre des arguments des opposants à l’actuelle politique de prohibition a été saluée par un assourdissant silence des hommes politiques.

La remise en question de la politique suivie depuis près d’un quart de siècle en matière de toxicomanie se heurte à des résistances très fortes tant au ministère de l’Intérieur que dans le monde politique. D’où l’avalanche de nouvelles contradictoires qui empêchent que se mette en place une politique réellement efficace.

Les différentes instances de la santé ont bien du mal à rattraper le retard de la France dans le domaine de la réduction des risques, de plus en plus visiblement incompatibles avec la loi de 1970. Alors que le bilan de l’action de l’Etat en ce domaine risque demain de provoquer dans l’opinion publique un scandale du sang contaminé à la puissance dix, le pouvoir politique semble tétanisé et incapable de prendre les décisions qui s’imposent. Un retard qui coûte cher aux toxicomanes, aux personnels de santé et à la société tout entière.

François-Georges Lavacquerie


1. Il s’agit d’une boite contenant deux seringues, un préservatif, un coton imbibé d’alcool et un mode d’emploi, au prix conseillé de cinq francs. Destinée à procurer des seringues à bas prix ax toxicomanes, elle permet aussi de dépasser le blocage d’un certain nombre de pharmaciens, les faisant ainsi participer à une opération de prévention.

2. Les squats sont souvent la seule possibilité de logement accessible aux toxicomanes les plus désocialisés et les plus fragiles.