Le L. 630, article poussiéreux du code de santé publique qui date de 1970, prévoit l’infraction de "présentation des stupéfiants sous un jour favorable". C’est "grâce" à ce texte que personne dans ce pays ne peut diffuser d’information indépendante sur le cannabis ou sur toute autre drogue, sans risquer une condamnation pénale. En revanche, les administrations recommandent vivement - et lorsqu’elles en ont l’occasion, elles le font elles-mêmes - de désinformer le public en présentant ces substances sous un jour caricaturalement défavorable.Ainsi, la Direction générale de l’armement (DGA), qui a publié en 1993 une plaquette d’informations d’une mauvaise foi toute militaire, destinée au service médical d’une école de formation militaire.

On y apprend notamment , que pour le "drogué", "(...) le désir de ne plus s’assumer est très présent. Vivant en autarcie sur lui-même, foncièrement égoïste, le drogué n’a plus de besoin, ne sort plus, ne voit plus personne. L’envie de vivre l’a quitté." De quoi donner des frissons...

Sur le plan social, le résultat n’est guère plus encourageant : "Le drogué perd peu à peu de vue ses amis et ses relations. Il téléphone moins, n’est plus présent aux sorties, n’assiste plus aux repas. Il fuit systématiquement toute chaleur humaine, celle-là même qui lui serait si utile.

Désormais, tout travail ou toute activité qui lui redonneraient une place dans la société lui sont interdit, faute de pouvoir l’assumer."

Quand on sait à partir de quel âge les jeunes de ce pays sont susceptibles de connaître leur premières expériences de produits prohibés, il ne semble pas très sérieux - même vis-à-vis de postulants à l’armée de métier - d’entretenir le mythe du croque-mitaine pour des gens qui ont déjà, depuis longtemps, leur dentition définitive.

La plaquette égrène ainsi la litanie habituelle des bidonnages étatiques. Pour ceux qui persisteraient à l’ignorer, on rappelle que "l’usage d’une drogue, même douce, entraîne presque obligatoirement dépendance et passage à une drogue plus dangereuse". Ça va mieux en le disant...

Seulement voilà : même des vérités aussi "scientifiquement incontestables" ont du mal à rentrer dans les crânes militaires. Alors, tant qu’on y est, pourquoi ne pas aller un peu plus loin ? Au pays du mensonge éhonté...

A cet égard, le tableau qui clôture la brochure est éloquent ! Surtout comparé à sa version originale, éditée en 1987 par l’Association interprofessionnelle de prévention et de protection de la santé. Afin de donner plus de crédit aux diagnostics formulés par la DGA, les croix qui figurent dans le tableau - qui sont censées indiquer la nocivité relative des produits mentionnés - se sont multipliées, comme par magie. Qui plus est, les petits ronds qui indiquent une nocivité nulle ont laissé leur place à des croix menaçantes.

L’effet optique est très réussi, puisque ces croix alignées évoquent un peu les cimetières militaires.Mais on est surpris "d’apprendre" que la dangerosité du cannabis relativement à celle du crack se situe dans un rapport de un à deux. Les jurés apprécieront... Surtout, l’on se demande pourquoi la "grande muette" met tant de lourdeur à prendre ses futurs cadres pour des benêts.

Pourquoi les produits classés au tableau des stupéfiants inquiètent-ils à ce point l’armée, alors que dans les produits visés, l’alcool ne figure même pas ?

Pourquoi défigurer la réalité des toxicomanies en s’intéresser aux produits illicites, alors que - la partie inférieure du tableau le montre bien - tant de scientifiques savent précisément à quoi s’en tenir sur l’ éthylisme.Pourquoi inventer une accoutumance physique au cannabis ? Pour penser à autre chose qu’à l’accoutumance militaire à la "biture" ?

Vous me direz que cette plaquette n’a aucun intérêt et que ses destinataires s’en rendront bien compte par eux-mêmes. Certes, mais elle est symptomatique. On n’a le droit de parler des stupéfiants que pour en dire le plus grand mal : en falsifiant les témoignages, en biaisant les liens de causalité (1), en multipliant les amalgames, en culpabilisant les usagers, bref en caricaturant un tableau qu’il serait au contraire urgent de rendre plus transparent.

Certaines associations - notamment d’usagers - (2) s’y emploient pourtant, dans un contexte juridique, médiatique, social et politique nettement défavorable.

Ce 3 février, la commission Henrion (dont les membres ont été nommés par le ministre de la Santé) a fini par rendre son rapport. Contre toute attente, elle s’est prononcée à neuf voix contre huit, en faveur d’une dépénalisation du cannabis pendant une durée de deux ans (sauf pour les mineurs de moins de seize ans). Pour la deuxième fois en quelques semaines, une commission ad hoc se prononçait en faveur d’une distinction entre produits stupéfiants et en faveur de la dépénalisation de l’usage du cannabis. Le très progressiste gouvernement Balladur faisait savoir aussitôt par la voix de Simone Veil que "faute d’éléments suffisants et en raison de la faiblesse des actions de prévention, il est impossible de prendre aujourd’hui une décision".

Le même jour, Jean-Pierre Galland (président du CIRC) était condamné es qualités à six mois de prison avec sursis et à dix mille francs d’amende au titre de l’article L. 630 dont nous parlions plus haut. On lui reproche la diffusion de tracts, T-shirts et autres badges à l’effigie du CIRC, ainsi que l’édition de la revue de l’association, "Double zéro".

Double langage ?

Mehdi Ba


1. Les gens qui prétendent que les consommateurs d’héroïne ont, pour beaucoup, connu le cannabis précédemment, et que donc, les drogues douces mènent aux dures, iraient-ils jusqu’à déduire que si de nombreux appelés ayant accompli leur service militaire y ont appris - ou conforté - leur goût pour la bière, l’armée mène à l’alcoolisme ? Il conviendrait alors de prendre des mesures...

2. Asud (Autosupport drogues dures), MLC (Mouvement pour la légalisation contrôlée), CIRC (Collectif d’information et de recherche cannabique).