"Les sans-visage, ceux qui marchent dans la nuit, les hommes véritables...", ainsi se décrivent les "zapatistes" de l’EZLN, les protagonistes de cette nouvelle guérilla d’Amérique Latine tombée de la lune une nuit de la Saint-Sylvestre. C’était il y a un an.

Personne n’y comprenait rien. A la une du "Monde", en ce début janvier, sur trois colonnes, on apprenait que des milliers de guérilleros avaient pris une demi-douzaine de villes sans coup férir.

Les "observateurs" ne pouvaient que se perdre en conjectures. D’où venait cette armée ? Comment un phénomène de cette ampleur avait-il pu croître et se structurer, pour enfin apparaître aussi bruyamment alors que personne ne semblait s’en être avisé avant ?

Même les habitants de San Cristóbal de Las Casas, la vieille ville coloniale des montagnes du sud-est du Mexique, n’en revenaient pas. Les gauchistes de tous poils, qui pullulent au Mexique, non plus. La presse nationale - et internationale - idem.

Les nouvelles affluaient. Donc des milliers d’Indiens, descendus des montagnes, sortis de la jungle, sommairement armés mais remarquablement organisés et disciplinés, s’étaient emparés de plusieurs villes et assiégeaient la grosse caserne de Rancho Nuevo, dans la plaine, en promettant de "marcher sur Mexico". Grosse excitation dans les rédactions. C’était romantique et croustillant. Inattendu !

Mais très vite la nouvelle passait au second plan dans nos quotidiens, où ne figuraient plus que de rares "brèves" derrière lesquelles il fallait essayer d’appréhender une réalité passablement indéchiffrable. Les communiqués du gouvernement mexicain nourrissaient la presse mondiale sans difficultés.

La conscience "déontologique" des journalistes ayant baissé d’autant plus vite qu’ils l’invoquaient plus haut, aucune information contradictoire ne nous était proposée. Il fallait lire entre les lignes pour essayer de deviner, et on n’en comprenait pas plus, sinon que quelque chose de curieux était en train de se produire et que ça pouvait éventuellement être sympathique, voire important.

De l’information contradictoire, pourtant, il y en avait, à la pelle. Car cette guérilla avait innové sur quelques points importants par rapport aux précédentes. Dans l’art de la communication, notamment. Du fond de la jungle, un certain "sous-commandant Marcos" faisait communiquer chaque jour des dizaines de feuillets à la presse mexicaine.

Un journal en particulier eut la bonté de les reproduire au fur et à mesure de leur arrivée à dos d’âne à travers les sentiers et les sous-bois : "Tiempo", un quotidien local en huit pages de la ville de San Cristóbal de Las Casas, empêché de parution quelques jours, tracassé par les autorités, courageux et intègre.

La plus petite rédaction du monde faisait le meilleur travail. Une leçon pour tous ! A Mexico aussi, "La Jornada", un équivalent de "Libé" en beaucoup moins blasé, couvrait l’actualité avec une notable générosité. Son tirage explosa. Il s’est installé depuis comme le meilleur quotidien mexicain. Comme quoi parfois le courage paye.

Et le sous-commandant Marcos écrivait, donnait des interviews, inlassablement, faisant la preuve jour après jour de ce qu’il était possible de casser en mille morceaux la langue de bois. En plus, il écrivait bien. En plus, c’était un poète. Mais le plus gênant, c’était qu’il ne disait que des choses sensées.

Pas un mot de sa bouche ou de ses communiqués ne pouvait écorcher le sens commun. Il disait se battre pour la démocratie. Il dénonçait le gouvernement comme illégitime - ce dont tout le monde pouvait convenir puisque les élections précédentes au Mexique avaient été très grossièrement trafiquées, encore un peu plus que d’habitude. Le gouvernement, après les multiples fraudes dans les villes et villages, n’avait pu faire autrement que de "planter" l’ordinateur centralisant les résultats du vote, et de sortir de son chapeau une courte majorité, suffisante pour l’intronisation du nouveau Président, mais largement insuffisante pour convaincre qui que ce soit.

Et Marcos disait clairement et tout haut ce que tout le monde savait bien : ce gouvernement était illégitime.Il en tirait les conséquences politiques : puisqu’il était illégitime, il devait se démettre. Il fallait procéder à de nouvelles élections. Il fallait organiser de vraies élections où chacun puisse voter et que son vote soit pris en compte.

Il fallait installer une démocratie au Mexique, une vraie démocratie, c’est-à-dire une démocratie pour tous. Une démocratie au service de ceux qui la composent et pas un ordre accaparé au bénéfice d’un seul groupe social.

Marcos expliquait en particulier la situation des indigènes du Chiapas, ces descendants des anciens Mayas, dont la misère méritait selon lui qu’on s’arrête pour la regarder. Et Marcos décrivait. Et le Mexique lisait ses communiqués et fondait. C’était vrai. C’était terrible. Cette misère-là était trop injuste. Et cet homme qui osait décrire ceci, cet homme dont nul ne connaissait le visage ou l’identité, incarnait pour tous un sursaut de dignité. Et toutes les filles étaient folles de lui.

C’était il y a un an, et vous n’en avez rien su. Quelques analystes toutefois pouvaient noter que le mouvement zapatiste marquait "la fin de la fin de l’histoire" - à laquelle on avait un peu trop vite voulu croire. Après la fin de l’empire soviétique, il restait encore quelques questions à discuter sur terre...

C’était intéressant. Mais c’était aussi spectaculaire et romanesque. Il y avait de belles histoires à raconter, et la presse mondiale s’est précipitée. Rapidement des négociations s’engageaient avec l’Etat, et de magnifiques salles de presse étaient installées dans le plus bel hôtel de San Cristóbal. Des centaines de journalistes affluaient de partout, mais aucun ne semblait vouloir prendre la peine d’écouter ce que disaient les zapatistes. C’est pour ça que vous ne connaissez pas cette histoire. Ce n’est pas un scoop. Un an après, c’est toujours aussi vrai.

Dans les écrits zapatistes la pensée révolutionnaire a pris un sacré coup de jeune. Innovation de taille : pour la première fois dans l’histoire des révolutions, ces révolutionnaires ne souhaitent pas prendre le pouvoir... Ils posent seulement à la société mexicaine quelques questions essentielles.

L’Etat a dû déployer des trésors de manipulation pour tenter vaguement de leur répondre. Octavio Paz, le prince des écrivains du Mexique, fêtait ses quatre-vingts ans, adulé tel Victor Hugo ici en son temps, et du haut de sa sacralité universellement reconnue, il condamnait la guérilla. Des intellectuels comme lui, nombreux et respectables, se révélaient du jour au lendemain comme les "petits télégraphistes" de la présidence.

Mais la voix de Marcos passait. Sa cote d’amour dans le pays était immense. L’affrontement impossible. Le Mexique venait d’entrer dans l’ALENA, et il aurait été mal vu de fêter ça en bombardant au napalm les montagnes du Chiapas sous les caméras de CNN. Les élections approchaient. Le gouvernement ne pouvait que souhaiter le statu quo.

Ainsi depuis un an. Les élections ont passé. L’Etat mexicain les a contrôlées cette fois avec beaucoup plus de dextérité que jamais. Et l’Armée zapatiste de libération nationale est toujours sur le pied de guerre dans la jungle lacandone - où l’on ne trouve pas de lac Andon, contrairement à ce qu’on a pu lire dans la presse française.

Les hostilités reprennent, et pas plus aujourd’hui qu’hier il n’est possible de voir clair dans la bouteille à encre de la désinformation. Au moins nous est-il loisible de lire ce que disent les zapatistes, un des plus beaux chants d’amour de cette fin de XXe siècle.

Michel Sitbon

Anatole Muchnik