Le 13 décembre 1994, à Paris, s’est tenu un colloque, un de ces pince-fesses comme il s’en fait tellement, à la Maison de la chimie. C’est d’ailleurs là que ça se passait, à cent mètres de l’Assemblée nationale, au coeur du quartier des ministères.

Une conférence-débat. Son intitulé : "Ex-Yougoslavie : la démocratie, une alternative à la guerre". Coorganisée par le Mouvement pour les libertés démocratiques dans l’ex-Yougoslavie et les Editions Dagorno - dont ce journal est proche -, à l’occasion de la parution d’un livre, Quand il fait froid la mort, un roman de Philippe Montigny, témoignage sur la guerre en Bosnie.La salle était presque pleine. Nous avions lancé des centaines d’invitations à la presse et aux "politiques", mais seuls étaient venus des universitaires, des Yougoslaves résidant en France, divers militants, des curieux ou des passionnés, des retraités à l’esprit éveillé, des amis...

Un public de connaisseurs. Des gens qui semblaient s’intéresser sérieusement à la question des déchirements en Europe, dans les Balkans, dans les républiques de l’ex-Yougoslavie, en Bosnie. Pas un journaliste ! Sauf des correspondants de journaux yougoslaves, et peut-être un ou deux discrets, et une petite délégation de la rédaction de "Maintenant" - normal, c’est la même maison qui organisait le débat !

Sur le plateau, des représentants d’anciennes républiques d’ex-Yougoslavie, de Slovénie, de Bosnie-Herzégovine, de Croatie, de Serbie et du Monténégro. Pour la plupart des politiciens ou des intellectuels en exil. Des représentants de l’opposition : de tous ces ex-Yougoslaves qui ne veulent pas la guerre et qui n’ont le plus souvent que le droit de se taire dans leur pays respectif, d’où l’exil.

"C’était la première fois, écrit Zarko Papic, l’organisateur de cette conférence, que des ressortissants de toutes les anciennes républiques yougoslaves se rassemblaient autour d’un appel." Un appel commun à la démocratie et à la paix.Cet appel, vous en entendez parler pour la première fois ici. Aucun autre journal n’a cru bon de l’évoquer. Tous l’ont pourtant reçu. Comme tous avaient reçu l’invitation à la conférence. Un journaliste du "Monde" s’était même fait inviter à dîner pour mieux comprendre de quoi il retournait. Mais ça n’était probablement pas assez intéressant pour qu’il vienne, puisque ça ne pouvait pas intéresser son journal. Ni les autres.

Ainsi nous avions raté notre coup : nous voulions mettre face à face tous ces Parisiens passionnés - de BHL à Juppé - et des démocrates yougoslaves. Nous voulions obliger ceux qui font la politique dans ce pays, dans les journaux ou dans les ministères, à écouter un instant ce qu’avaient à dire ces "ex-Yougoslaves", très divers, venus de tous les horizons de ce malheureux pays et qui, étonnamment, avaient tous la même chose à dire, à quelques nuances près.

Ce qu’ils disaient n’avait rien à voir avec ce que peuvent dire les comités ou les journaux, ni le gouvernement ou les partis. C’était surprenant et nous pensions, naïvement comme d’habitude, que l’événement était assez fort pour contraindre les consciences à au moins s’y intéresser. C’était supposer qu’il y ait des consciences...

N’empêche que c’était émouvant. Venus de toutes les parties de ce pays déchiré, des responsables politiques, des intellectuels exprimaient d’une seule voix le point de vue des démocrates. ls - et elles - appelaient à la paix, à la démocratie, à un monde meilleur. Ce n’était pas seulement par bonté d’âme qu’ils proposaient le mieux.

C’était surtout parce qu’ils savent bien, tous, qu’il n’y a pas d’autre voie. Et ils énonçaient avec calme que toute autre voie mènera à toujours plus de destructions en Europe.

Le cycle de violence ouvert dans les Balkans, expliquaient-ils sereinement, n’a pas de raison de se refermer tant que la démocratie ne sera pas posée comme un principe central de l’organisation de l’Europe. A défaut, on peut voir les dégâts de l’autre principe en action : le nationalisme. "Le nationalisme a fait bien plus de morts en un siècle que les religions n’en avaient fait avant lui", disait dans les années vingt déjà Thomas Edouard Lawrence - "d’Arabie".

Certains des conférenciers parlaient en serbo-croate et bénéficiaient de traduction, mais la plupart parlaient français, plutôt bien. Ils parlaient français à une France qu’ils disaient aimer mais qui n’était pas là.Quelques fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, un couple d’agents de la DST, le général Cot, Brice Lalonde... On en oublie sûrement.

Mais Pierre Lelouche, le conseiller de Jacques Chirac, n’avait pas pu venir. Ni Christine Boutin, la porte-parole du lobby croate au Parlement. Ni aucun parlementaire - à cent mètres de l’Assemblée. Ni les experts en relations internationales des partis d’opposition. Ni aucun représentant du gouvernement... Sauf si l’on considère que la DST suffit à représenter l’Etat dans notre pays.

"Une alternative à la guerre." C’est peut-être l’intitulé de cette conférence qui a si parfaitement rebuté la classe politique et médiatique parisienne. A-t-on vraiment intérêt à ce qu’il n’y ait plus de guerre ?

Aucun de nos grands intellectuels n’étaient là non plus. Aucun de tous ceux qui écrivent livres et articles pour nous expliquer passionnément comment le sort de ce pays ne peut pas nous être indifférent, aucun de tous ceux qui se sont précipités à Dubrovnik puis à Sarajevo devant toutes les caméras du monde n’avaient trouvé le temps de se déplacer dans le VIIe arrondissement de Paris, pour entendre des Yougoslaves responsables dire ce qu’ils pensent de la situation de leur pays et des moyens d’y remédier.

Il faut dire qu’il n’y avait pas non plus de télé. Pas assez de sang et de larmes. Juste des hommes et des femmes pour exprimer une voix de bon sens - la seule voie qu’il reste à leur peuple hormis plus de destructions et de malheurs.

Zarko Papic écrit aussi, une semaine après : "Il serait peut-être prématuré de formuler une analyse définitive, mais (...) pour le développement de notre mouvement d’opposition démocratique, cela est de la plus haute importance. Il me semble de plus que cet événement deviendra un événement historique incontournable."

Il exagère ! C’est un optimiste, comme tous ceux qui avaient voulu cette conférence... Un optimiste désespéré. Car les temps sont difficiles, et les oreilles bien dures à la simple vérité des choses : seuls quelques irresponsables ont intérêt au malheur et à la guerre. Et ce sont eux qui mènent le monde.

Michel Sitbon