Les voies de la realpolitik à la française sont décidément impénétrables ! Moins d’un an après le déclenchement de la folie génocidaire au Rwanda, il est un autre pays d’Afrique où la politique menée par la France est en passe de conduire au pire. Car le soutien affiché par Paris à la dictature fondamentaliste soudanaise atteint aujourd’hui des sommets.

Cette liaison, il est vrai, ne date pas d’hier puisque depuis le début des années 90, la France mène une politique qui vise à réhabiliter le régime de Khartoum en dépit du boycott dont ce dernier fait l’objet de la part de la communauté internationale.

Cette tendance a néanmoins pris un tour particulier depuis la déroute électorale des socialistes en mars 93. Dès le mois de décembre 1992, des prises de contact entre l’opposition française de l’époque et le régime soudanais ont eu lieu. Mené par Jacques Chirac et organisé par Charles Pasqua (ancien président du groupe France-Soudan à l’Assemblée), ce rapprochement avec les autorités soudanaises se fait avec la participation active de l’homme d’affaires franco-tunisien M. Meherzi. Lequel Meherzi servait de lien financier entre Khartoum et la direction du mouvement fondamentaliste tunisien Ennahda jusqu’à sa mort (à Paris) en juillet 1994.

Aujourd’hui, la connection franco-soudanaise est "une affaire qui marche". En effet, plusieurs dignitaires des services de sécurité soudanais ont été reçus en France ces derniers mois. Chaque semaine, les vols en provenance de Khartoum arrivant à Paris-Charles-de-Gaulle, déversent leur lot de dignitaires des services secrets de la junte islamique.

Ceux-ci sont d’ailleurs parfois raccompagnés à leur avion par leurs homologues français. Entre autres services que Paris propose de rendre à Khartoum - ou qu’elle a déjà commencé à fournir -, citons l’accueil d’un important groupe d’officiers, de militaires et de policiers soudanais pour les entraîner à la lutte antiguérilla.

En novembre dernier, à l’occasion du colloque de "Mise en accusation de la France" organisé à Biarritz par les associations Agir Ici et Survie - en même temps que le sommet des chefs d’Etat africains réunis par François Mitterrand - Yahia Ahmed, membre du mouvement d’opposition Forum Soudan, apportait ce témoignage :

"La France participe activement à l’entraînement des services de la sécurité du régime. Une visite des dignitaires de la Gestapo soudanaise - c’est l’expression qui convient - a eu lieu récemment. Ils ont été reçus officiellement et entraînés dans le sud de la France. Je citerai les noms de Nafeh Ibrahim Nafeh, le chef de la Sécurité intérieure, d’El Fatih Mohamed Irwa, conseiller du président soudanais pour les questions de sécurité, d’Ashim Abou Saïd, responsable des services d’espionnage, du conseiller à la présidence Hanafi Baha el Dine, et du sinistre Ibrahim Shams Eldin. Plusieurs d’entre eux ont torturé de leurs mains les prisonniers d’opinion dans les "maisons-fantômes". C’est très désolant que la France reçoive de tels gens, qui ont les mains couvertes de sang."

Alors, quand un haut responsable des services de sécurité soudanais rencontre un haut responsable des services de sécurité français, qu’est-ce qu’ils se racontent ?...

En bref, il semble que si le centre de gravité de la politique - occulte - franco-soudanaise s’est déplacé de la cellule africaine de l’Elysée à la place Beauvau, le cynisme qui guide ses agissements n’a pas de couleur politique.

Voici quelques constats et certaines questions que soulèvent ces liaisons dangereuses :

La France apporte un soutien direct à un régime qui se livre depuis son accession au pouvoir en 1989 à une purification ethnique, politique et religieuse à l’égard se sa population. Cette aide s’articule autour de trois volets principaux :

 Un soutien militaire et logistique à l’armée soudanaise contre le SPLA (1). Cette guérilla qui rassemble essentiellement les populations chrétiennes et animistes du Sud-Soudan est en lutte depuis 1983 pour faire reconnaître son droit à l’autodétermination.

Ce soutien français est extrêmement précieux, alors que la traditionnelle "offensive de saison sèche" devrait permettre à Khartoum de faire des ravages dans les rangs de cette opposition déterminée (2).

Pour décrypter cette curieuse alliance, il faut se rappeller que le SPLA bénéficie du soutien de la bête noire de la France dans la région, l’Ouganda de Yoweri Museveni.

 Un soutien en "ressources humaines", la France devant assurer la formation de certains fonctionnaires de police et membres des services spéciaux soudanais. Qui ne sont en fait que les tortionnaires des "maisons fantômes" du régime de Khartoum.

 Un volet financier et de lobbying devant permettre au Soudan de rembourser sa dette - énorme - grâce à des prêts et remises de dettes. Par ailleurs, Paris tente de rendre une respectabilité au régime vis-à-vis des institutions et Etats de la communauté internationale (3).

Dans cette affaire, Charles Pasqua a su s’entourer de messieurs Mantion et Marchiani, les exécutants des missions hautement sensibles, pour lesquelles ils ont généralement tous pouvoirs à condition de ne pas mouiller la place Beauvau. Ces responsables de la politique de la France dans la région ont peut-être lu les rapports des ONG faisant état des actes de barbarie commis par ce régime à l’encontre de sa population...

Car de quoi s’agit-il ? La junte militaire qui a pris le pouvoir le 30 juin 1989 est un Etat autoritaire, dirigé par le général Omar el-Bechir. Le régime se double d’une direction politico-religieuse, représentée par le mentor du Front national islamique (FNI), Hassan el-Tourabi, qui passe pour être l’autorité réelle de la politique soudanaise.

Selon Human Rights Watch, le régime a "démantelé tout élément de la société civile qui mette en question sa vision étroite d’un Etat islamique."

Par ailleurs, les dirigeants ont renforcé une politique latente de purification ethnique qui vise les populations non-arabophones. L’US Comittee For Refugees estime à au moins 1,3 millions le nombre de Soudanais qui sont morts depuis 1983, des suites immédiates de la guerre et des politiques de génocide du gouvernement de Khartoum.

Dans un rapport remis à la Commission des droits de l’homme à Genève en février 1994, le rapporteur spécial de l’ONU, Gaspard Biro, "conclut sans hésitation que de graves violations des droits de l’homme ont eu lieu au Soudan, notamment un grand nombre d’éxécutions extra-judiciaires et sommaires, de disparitions forcées ou involontaires, de tortures systématiques et d’arrestations arbitraires généralisées de personnes soupçonnées d’être des opposants."

Enfin, le Soudan est connu notoirement pour héberger des terroristes recherchés mais surtout pour apporter un soutien politique, financier et logistique à tout ce que la région - et au-delà - compte de mouvements fondamentalistes visant à destabiliser les régimes en place (4).

Est-il à ce point nécessaire de lui enseigner à mieux surveiller, mieux torturer et à faire diparaître plus efficacement ses opposants ?

Les motivations françaises ne sont guère différentes de celles qui ont prévalu au Rwanda et ailleurs, sans que l’alternance politique n’y change grand chose :

 Puisque Khartoum sait être entendu de tous les mouvements islamistes clandestins d’importance, Paris tente de recueillir ses bonnes grâces et de modérer ses ardeurs destabilisatrices visant à exporter le jihad aux quatre coins de la région. La France achète ainsi à bon prix une alliance avec les principaux mouvements islamistes radicaux, au premier rang desquels, le Front islamique de salut (FIS) algérien.

 Les contrats en perspective pour plusieurs entreprises françaises sont traditionnellement un argument suffisant aux yeux de nos gouvernants pour s’acoquiner avec des régimes autoritaires et corrompus.

Au Soudan, on peut citer plusieurs achats déjà effectués d’appareils Airbus, qui s’accompagnent de contrats d’entretien. D’autres commandes sont à venir... Citons également les rencontres entre des officiels soudanais et plusieurs sociétés françaises dont Iranex (producteur de gomme arabique), les Grands travaux de Marseille (BTP) ou Total (pétrole).

 Si rien ne semble rapprocher sur le papier la junte militaro-fondamentaliste soudanaise et la République française, il semble que la francophonie - et même la francophilie - de l’homme fort de Khartoum, Hassan el-Tourabi, suffise à justifier que la France en ait fait son collaborateur dans la région. Effrayés que nous sommes de l’influence des régimes à connotation anglophone (souvent soutenus par les USA) tels qu’au Rwanda depuis la victoire du FPR, en Ouganda, en Ethiopie, au Nigeria...

Cette dernière considération nous renvoit au camouflet que l’Angleterre infligea à la IIIe République, et qui entretient jusqu’à aujourd’hui dans l’inconscient diplomatique français un "complexe de Fachoda". A la fin du XIXe siècle, la France avait tenté de devancer l’Angleterre sur le Haut-Nil (Soudan actuel) en y envoyant une mission commandée par le général Marchand. Celle-ci fut rejointe par l’Anglais Kitchener en juillet 1898, et Marchand dut évacuer Fachoda. Cet épisode diplomatique, qui passa inaperçu outre-manche suscita un vif ressentiment en France. Et un siècle après, ça continue.

Une telle conception des relations franco-africaines a eu les effets que l’on sait au Rwanda. En prélude à son livre "Histoire d’un génocide", consacré au drame rwandais, la journaliste belge Colette Braeckman écrit : "Alors, puisque rien n’a été fait quand il était encore temps, il est bon de rappeller le fatal enchaînement du malheur, d’en éclairer les origines et le déroulement. Afin que l’on se souvienne."

Faudra-t-il dans quelques temps réécrire ces mêmes lignes à propos du Soudan ? Lorsque les autorités françaises nieront toute collaboration avec ce régime aux relents nauséabonds, et que barbarie et massacres seront mis sur le dos des "clivages ethniques dont l’Afrique est coutumière", ces clivages que l’ancienne puissance coloniale s’efforce d’attiser au gré de ses intérêts.

Mehdi Ba


1. Sudanese People Liberation Army (Armée populaire de libération du Soudan).

2. Ces informations furent révélées au moment de "l’enlèvement" de Carlos par les services français en août 1994. La France a fourni en échange des photos émanant de son satellite Spot qui indiquent les positions de la guérilla au sud du Soudan.

Par ailleurs, Paris a proposé ses bons offices à Khartoum afin de négocier auprès de la République centrafricaine (RCA) et du Zaïre un droit de passage aux milices et à l’armée soudanaises, visant à prendre en tenaille la guérilla sudiste. Ces "médiations" furent confiées aux très influents Jean-Claude Mantion en RCA et Jeannou Lacaze au Zaïre.

3. La tentative de réhabilitation que mène la France auprès de l’Union européenne, des Etats-Unis, de la Banque mondiale et du FMI commence à porter ses fruits. Ainsi, le Fonds monétaire international a-t-il accepté début décembre un rééchelonnement de 1,6 milliard de dollars de dettes soudanaises.

Quant à la dette soudanaise envers la France, elle passera sur le compte "pertes et profits" de l’Aide publique au développement (APD). Enfin, la Coface (Compagnie française d’assurance du commerce extérieur), vache à lait dont les pertes en service commandé sont généreusement couvertes par le contribuable, garantira à nouveau des investissements français au Soudan.

4. Notamment l’Algérie, le Cameroun, la Centrafrique, le Tchad, la Côte- d’Ivoire, l’Erythrée, le Nigéria et la Somalie.


POUR EN SAVOIR PLUS...

Presse

"La Lettre de l’océan Indien" - 23.01 et 4.12.1993 ; 8, 15 et 29.01.94 ; 10.09.94."Africa Confidential" - 7.02.94 ; 1er et 29.08.1994 (ces deux revues sont éditées par Indigo publications).

"Jeune Afrique" - 25 au 31 août 1994.

"Le Nouvel Observateur" du 1er septembre 1994.

"Libération" du 12 janvier 1995.

Rapports

* Rapport Human Rights Watch Africa, nov. 94 : "Au nom de Dieu, la répression continue au Soudan."

* Rapport Pax Christi (Pays-Bas), oct. 94 :"The French Connection between Paris and Khartoum."

* "Deuxième "dossier noir" de la politique africaine de la France : les liaisons mafieuses de la Françafrique" ; (édité par Survie et Agir ici).

Livres

"L’Afrique à Biarritz" (Karthala, 1995).

"Histoire d’un génocide", C. Braeckman (Fayard, 1994).

"L’Aide publique au développement", A.-S. Boisgallais et F.-X. Verschave (Syros, 1994).

"L’Afrique sans Africains, le rêve secret du continent noir", S. Smith et A. Glaser (Stock, 1994).