Que se passe t-il à Djibouti ? Des bruits courent que la répression contre le peuple afar serait d’une férocité exemplaire, et encadrée par l’armée française. Comme d’habitude !

Premier témoignage sur ce dossier, celui d’Antoine Comte, avocat au barreau de Paris...

Djibouti a un rôle et un statut un peu particuliers parmi les ex-colonies françaises. C’est un pays qui a accédé à l’indépendance très tardivement, en juin 1977. De toutes les colonies françaises ou ex-protectorats, c’est le pays qui est resté le plus longtemps dans l’orbite française. A cela il y a une raison militaire avant tout, puisque Djibouti a toujours été la plus grande base militaire française sur la face Est de l’Afrique : de l’ordre de quatre à cinq mille soldats y stationnent encore aujourd’hui, ainsi que des escadrons d’avions de chasse.

C’était un poste important de relâche pour les bateaux français de la flotte de l’océan Indien. Un endroit essentiel pour les Français sur le plan stratégique. Il faut se rappeler que dans toute la dernière partie des années 70, il y avait des rivalités "interimpérialistes" importantes ; les Anglais avaient quitté Aden, les Américains s’installaient à Madagascar (devenue une grande base militaire US) et les Français tenaient absolument à garder leur influence dans cette partie de l’Afrique.

En tant qu’avocats, nous avons été contactés juste après l’indépendance. La manière dont avocats et magistrats français sont intervenus à Djibouti a été en quelque sorte une préfiguration des années 80 : l’accession de la gauche au pouvoir. Djibouti a servi de banc d’essai à des pratiques gouvernementales qu’on verra se développer à partir de 1981. Une partie des avocats du Mouvement d’action judiciaire (le pendant du Syndicat de la magistrature, créé dans la foulée de mai 68) fut contactée pour défendre le mouvement indépendantiste djiboutien.

Ils firent la même erreur que certains au moment de la guerre d’Algérie et restèrent les avocats de l’Etat djiboutien après l’indépendance. Or, ce nouvel Etat institue immédiatement après son accession un système de parti unique, prétendu mettre fin aux conflits tribaux entre clans et ethnies (c’est la théorie en vogue dans les Etats africains dans les années 70). Il y a deux ethnies majoritaires à Djibouti, qui s’appelait auparavant le Territoire des Afars et des Issas. Compte tenu de la proximité d’Aden, il y a une population sud-yéménite relativement importante. La population totale est d’environ 300.000 personnes.

Mais le parti unique, c’est l’interdiction d’une presse libre et la répression violente de l’opposition. Dès octobre 1977 (l’indépendance date du mois de juin), un mouvement de jeunes "radicaux" - de tendance marxiste-léniniste, qui joua à sa manière un grand rôle dans l’accession à l’indépendance - est persécuté par le pouvoir. Il s’agit du Mouvement populaire de libération, constitué essentiellement d’Afars mais dont tout le combat rejetait les clans. Ils ont commencé à avoir du poids dans le pays djiboutien en luttant contre les clans afars, car ceux-ci avaient été très proches des Français qui les utilisèrent jusqu’à la fin pour empêcher le mouvement indépendantiste, plutôt issa, de réaliser l’indépendance.

Contactés au moment de cette répression, nous arrivons à Djibouti pour y découvrir que, pendant que les opposants sont torturés, les gendarmes français dressent les procès verbaux dans les règles de l’art ! L’affaire se complique lorsque Dominique Charvet, vice-président du Syndicat de la magistrature, est affecté comme conseiller technique auprès du président de la République, Hassan Gouled, et participe à la répression d’Etat contre l’opposition.

C’est une logique d’Etat, une logique de gouvernement. Dominique Charvet (1), accepte la gestion étatique dictatoriale, la pire qui soit, qui passe par les tortures (avérées par des médecins militaires français, donc incontestables) et par l’emprisonnement de la jeunesse combattante.

Je suis allé là-bas plusieurs fois, notamment pour défendre "l’affaire du palmier en zinc". En décembre 1977, des grenades sont lancées dans un café fréquenté par les Français, une véritable boucherie ; il y a trente blessés graves, je ne sais plus combien de morts. Le gouvernement en profite pour dissoudre immédiatement les partis d’opposition.

Dans les heures qui suivent, l’attentat est imputé au Mouvement populaire de libération (MPL), tous ses cadres sont mis en prison, copieusement torturés. Une quinzaine de personnes est ainsi inculpée d’assassinat, d’association de malfaiteurs, de détention d’armes. Détention d’armes, c’était un peu vrai, parce que là-bas les caisses de grenades, on en trouvait partout...

Nous mettons à jour un montage complet. Il y avait alors des magistrats très courageux qui prenaient fait et cause pour une authentique justice libre, contrebalançant ainsi le pouvoir de l’exécutif sur le judiciaire. L’affaire est plaidée des mois après. Nous réussissons à faire venir Amnesty international et les ONG, qui dénoncent les tortures ; la chape de plomb sous laquelle toujours les dictatures fonctionnent se fissure donc suffisamment pour qu’on entende les cris des gens. La dictature en tire la leçon, il n’y aura plus de procès publics. Nous sommes expulsés, interdits de plaider.

Une conséquence majeure de cette affaire est la démission du premier ministre, phénomène assez rare en Afrique ! Homme d’une valeur morale irréprochable, Ahmed Digni ne supporte les sanglantes rafles d’Afars qui suivent l’attentat. Il dénonce le parti unique, la spoliation des gens de leurs pouvoirs, de leurs richesses, un système oligarchique total où la famille du chef de l’Etat tient les rênes économiques, la corruption généralisée.

Au début de l’année 1982, il constitue un parti politique dans les formes. Il déclare une "association afar", avec des Afars et des Issas, il respecte toutes les règles. Digni a attendu l’alternance de 1981 parce qu’il pensait que la politique française changerait en Afrique. Comme nous tous, il était porteur de quelques illusions...

Il se retrouve néanmoins en prison. Lorsque la France apprend qu’il est arrêté, assigné à résidence à l’autre bout du pays en attendant la fin des élections, après avoir été torturé, elle n’intervient pas, n’apporte aucun soutien à sa démarche pluraliste, alors qu’il est en contact avec tous les hommes politiques français. C’est un excellent exemple de notre politique en Afrique : plutôt que de risquer une situation qu’elle ne contrôlerait pas, l’ancienne métropole soutient les régimes à parti unique, dictatoriaux, et entretient avec eux des liens financiers, politiques, de prébendes... Résultat pratique : Digni est abandonné à son triste sort.

L’Histoire tourne en rond à Djibouti, jusqu’à la fin de l’année 1991. Le Président reste le même ; c’est un monsieur très vieux, un "crocodile" (comme on dit en Côte-d’Ivoire), et qui a de l’appétit ! En 1991, les choses commencent à bouger. Le Front pour la restauration de l’unité et de la démocratie (FRUD) se constitue dans la plus grande clandestinité et lance une guerilla de dix mille combattants (ce qui, sur une population de trois cent mille, est très significatif), essentiellement composée d’anciens militants du MPL. La plupart sont des Afars.

Cette opposition revendique une véritable démocratie, un partage réel du pouvoir, le pluripartisme, la presse libre, etc. Ils bousculent totalement l’armée qui doit compter quatre ou cinq mille personnes et conquièrent des parties significatives du territoire qu’ils administrent eux-mêmes. C’est donc une situation de double pouvoir qui se présente entre 1991 et 1992. La France, tout en préservant sa base militaire, aurait pu en profiter pour remettre les pendules à l’heure et forcer le gouvernement à faire des concessions sérieuses, démocratiques, à instituer un partage du pouvoir acceptable.

La guérilla n’est pas du tout opposée à la présence militaire française ; elle est consciente des intérêts économiques en jeu. L’argent dépensé par les Français - non seulement en termes d’argent avancé au gouvernement djiboutien, mais aussi sur place par les militaires, leur famille, les Français qui vivent là-bas... - représente une part non négligeable de l’ensemble du budget de l’Etat djiboutien (2).

Digni, qui a pris la direction du FRUD, est reçu au quai d’Orsay. On sent comme une tentative de frémissement, comme si des choses pouvaient se passer. Un de mes amis du FRUD à Djibouti-Ville est alors arrêté et torturé. Il me désigne comme avocat. Je prends contact avec Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères, qui affirme que sa libération et celle d’une vingtaine d’autres militants figurent parmi les conditions préalables à une normalisation de la situation entre la France et Djibouti.

Mais, comme on le sait, la politique africaine ne se joue pas au quai d’Orsay mais à l’Elysée, où l’on a une conception totalement coloniale des relations franco-africaines. Les rapports avec les chefs d’Etat et les cliques au pouvoir sont totalement personnels. Pas de perspective à long terme, aucune stratégie autre que celle de maintenir les intérêts français coûte que coûte. Et si ça passe par une dictature, tant pis !

Les espoirs de voir la situation évoluer favorablement capotent assez vite. L’armée française s’interpose, au nom d’intérêts prétendus humanitaires - aller porter de l’eau, des aliments, des médicaments aux populations qui sont derrière les lignes de la guerilla -, mais elle poursuit en réalité un but totalement militaire. A l’abri de cette espèce de "ligne Maginot nouvelle manière", l’armée djiboutienne recrute en Somalie de nombreux mercenaires et quadruple ses effectifs.

Mais, à la fin de l’année 1992, cette interposition cesse miraculeusement, alors que les conditions objectives qui avaient justifié sa mise en place n’ont pas cessé. Se produit alors une offensive de l’armée régulière qui, compte tenu de son renforcement, balaye la guérilla et la repousse vers l’Ethiopie, les Afars se trouvant dans cette partie-là du pays. Elle reste donc adossée à la frontière éthiopienne et érythréenne. Une fois de plus, au lieu de trouver des solutions réelles, la France se satisfait de solutions de façade. Un ou deux partis sont légalisés, une vague Constitution est votée (3) mais le Afars boycottent le scrutin. Les listes électorales n’ont pas été mises à jour depuis l’indépendance. On assiste surtout à un véritable génocide tribal. Les gens sont massacrés par centaines, repoussés dans le meilleur des cas vers les frontières érythréennes, le régime dictatorial ayant toujours prétendu que le FRUD n’était pas djiboutien.

La répression est féroce : des témoignages de députés de la majorité attestent que les routes sont jonchées de cadavres. A travers cette opération militaire, on cherche à liquider une fois pour toutes l’opposition dans ce pays, et celle-ci étant en grande partie afar, à exterminer cette ethnie.Reste quand même un aspect positif de toute cette période qui se termine sur un échec de la guérilla.

C’est d’abord une explosion de la presse. Une presse assez libre, qui réussit à passer entre les mailles du filet, même si elle est souvent sanctionnée. Une opposition civile s’est constituée - autour d’organisations des droits de l’homme, de groupes culturels et sportifs - et s’est donné des moyens modernes de fonctionnement et de communication. Nous qui avons suivi les affaires djiboutiennes dans la dernière période, lorsque l’affrontement militaire était le plus négatif pour le FRUD (qui n’a pas disparu, mais a été amené à se retirer le plus possible pour éviter les confrontations), avons été informés en permanence par télécopie des arrestations, de la protestation de tel député dissident contre la violence ethnique...

Mais Djibouti est un petit pays... de cette Afrique qui semble si loin. De temps en temps, en France, une affaire peut populariser la question djiboutienne, comme celle de Jean-Michel Pouchelle, dont on a parlé récemment (4). Quand il y a eu l’opération onusienne en Somalie, organisée principalement par les Etats-Unis, on a bien compris l’intérêt de Djibouti. Djibouti a servi de base arrière à l’opération, elle a été très utile pour apporter la logistique. Ce sont des régions encore très instables, et les "grandes" nations, en tout cas les nations impérialistes, veulent avoir les moyens d’y agir rapidement. Les Français tiennent cette base militaire, ce n’est pas la peine qu’ils aillent à Aden...

La question tribale n’est pas décisive à Djibouti mais elle est utilisée politiquement comme facteur de clivage pour ne pas partager le pouvoir et déposséder une partie de la population de ses droits. On retrouve cette utilisation un peu partout en Afrique...

Tant que la clique qui est issue de l’indépendance reste au pouvoir et fonctionne de manière totalement "familiale", aucune espèce de perspective démocratique n’est concevable. Le seul moyen de faire tomber ce pouvoir est incontestablement militaire. Disons le clairement, fermement : sans l’interposition très ambiguë de la France, l’armée aurait été bousculée, la dictature serait tombée.

* Antoine Comte est avocat.


1. Actuel directeur de la Protection judiciaire de la jeunesse et ancien directeur de l’Agence française de lutte contre le sida.

2. La présence militaire française fournit à Djibouti 60% de son produit national brut ("Ça m’intéresse", janvier 95).

3. Cette constitution, à côté de celle de 1958, ressemble à une constitution napoléonienne : aucun pouvoir au gouvernement, ni à l’Assemblée, avec une loi sur la presse qui lui permet de boucler tout journal, de coller des amendes colossales, donc de la baîllonner potentiellement. Sans parler des libertés syndicales qui sont réduites à la plus simple expression...

4. Membre d’une association humanitaire, Jean-Michel Pouchelle a voulu aller dans le pays afar - après les représailles et l’avancée de l’armée nationale - pour faire le point de la situation. Il a été arrêté et emprisonné. Ce sont les pratiques dictatoriales qui perdurent. Il avait pourtant été agréé par les autorités dans un premier temps.

Et c’est parce que dans un second temps, de leur point de vue, il s’est montré trop préoccupé par la réalité de la répression et la dureté des conditions imposées aux populations afars, et pas seulement elles, qu’il a été arrêté et placé en détention.

La position de la France, dont il est un ressortissant, consiste toujours à dire dans ce cas-là : certes, le citoyen est français, mais il a commis des infractions à l’étranger, donc pas d’ingérence...